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HAUTHAUT

L’enrichissement du Catalogue (1735-1747)

Plan

Au cours des années qui ont suivi la constitution du Catalogue, celui-ci s’est bien sûr enrichi. Mais les premières études sur cette bibliothèque faisaient déjà remarquer que les ouvrages nouveaux se faisaient rares après 1730, et plus encore après 1740 ; Montesquieu se serait-il contenté, après la flambée des voyages, d’ouvrages très majoritairement anciens, et ses lectures l’entraîneraient-elles plus vers le XVIIe siècle que vers le XVIIIe ? C’est en faire un peu vite un homme du siècle de Louis XIV, comme le voulait la notice du « Catalogue des écrivains » que Voltaire s’empressait de lui accorder dès 1756. L’analyse des écritures révèle plus simplement que les secrétaires P (1748-1750) et R (1751-1754) ne sont pas intervenus dans le Catalogue ; est-il pensable que Montesquieu, si avide de lectures pour achever L’Esprit des lois, mais aussi au sortir de son long effort de rédaction 1 , ait passé sept années sans réaliser le moindre achat ? Il faut plutôt penser que Montesquieu s’est alors désintéressé du Catalogue manuscrit, sans que cela puisse nous faire préjuger de ce qu’il advenait de la bibliothèque. L’accroissement de celle-ci n’est donc observable qu’après 1733 (date probable du départ de l’abbé Duval, dit secrétaire D), ou si l’on préfère à partir de 1735 (date assignée au secrétaire E) et jusqu’à 1747, soit une quinzaine d’années.

La même méthode permet de repérer cinq temps, grâce aux mains E, G, H et O, et à une cinquième qui jusque-là n’avait pas été identifiée (nous l’appellerons T, à la suite de Shackleton qui la pensait peut-être postérieure à Montesquieu) et qui s’est révélée être celle de Jean-Baptiste de Secondat.

Le secrétaire E (1735-1739)

Datation et méthodes de travail

Soixante-huit notices sont dues au secrétaire E 2 , dont la période d’activité était définie par Shackleton entre 1734 et 1738. Celle-ci avait fait l’objet de premières vérifications en 2005, car ce secrétaire apparaît dans le manuscrit de L’Esprit des lois 3 . Il était d’ores et déjà certain qu’il fallait étendre son activité jusqu’en 1739, puisqu’il inscrit cette date sur le De motu animalium de Borelli et les Opera reliqua de Christian Huygens 4 – c’est d’ailleurs une caractéristique de ce secrétaire (dont on ne sait rien par ailleurs) que d’ajouter une date à l’ex-libris. L’observation de ses interventions dans le Catalogue ne permet aucune autre conclusion : il inscrit des titres anciens (les Animadversiones de Gassendi, 1649) mais aussi une série d’ouvrages scientifiques qui correspondent à des acquisitions datant de 1738, comme l’indiquent non seulement une liste de demandes envoyée à des libraires par Montesquieu, mais aussi plusieurs ex-libris portant cette date (voir illustration LAB 1585), ainsi que la correspondance avec Martin Folkes en août de la même année 5  ; c’est une étape que nous avons pu définir comme essentielle, car elle témoigne du moment où Montesquieu poursuit des recherches sur l’anatomie et la physiologie, dans le cadre de l’Essai sur les causes qui peuvent affecter les esprits et les caractères, mais finit par les abandonner : c’est alors que prend forme le dessein de L’Esprit des lois, dont le livre XIV absorbe l’Essai sur les causes.

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Ex-libris de Montesquieu de la main du du secrétaire E, daté de 1739, BM Bordeaux, LAB 503
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Ex-libris de Jean-Baptiste de Secondat sur le même ouvrage, BM Bordeaux, LAB 503
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Ex-libris de Montesquieu de la main du du secrétaire E, daté de 1738, BM Bordeaux, LAB 1585
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Page de titre du même ouvrage, BM Bordeaux, LAB 1585

Peut-on en savoir plus, notamment sur le début de son activité ? Comme pour le secrétaire D, un examen complet de la question s’impose. Robert Shackleton fixait celui-ci à 1734, en se fondant (sans autre précision) sur le Spicilège et les Pensées 6 , et considérant que « c’est l’une des écritures les plus importantes et dont l’étude chronologique est la plus fructueuse ». Là encore, il n’en fournit aucune justification, se contentant d’en remarquer les conséquences. Mais sur quoi reposent-elles ? Shackleton a manifestement relevé les nombreuses mentions de dates qui figurent dans le Spicilège, dès les deux premiers articles transcrits par E : le montant de la dette anglaise au 31 décembre 1732 et une conversation autour de La Fausse Antipathie de Nivelle de La Chaussée, créée le 2 octobre 1733 7 . Tout aussi limpide, du moins en apparence, ce qui ressort des Pensées : au début du deuxième volume, « cette année mars 1734 », un peu plus loin une allusion à La Mère confidente de Marivaux, créée le 9 mai 1735 8 . Mais le même secrétaire intervient dès le premier volume : son écriture alterne avec celle de Montesquieu à partir de l’article no 761, à la page 499 9 . En tête de la page 509 10 (ce n’est pas donc pas une intercalation postérieure), une intervention autographe : « Dans la gazete d’Amstredam du 12 fevrier 1734 que j’ay inserée dans mon Spicilege […] ». Un autre repère indiscutable ? C’est fort douteux. En effet il est étonnant que l’on trouve au début du deuxième volume des Pensées une remarque datée de mars 1734, alors que celle qui mentionne février 1734 est largement antérieure, puisque Montesquieu remplit encore plus de trente pages dans le premier volume avant d’entamer le second. Faut-il également penser que dans le deuxième volume des Pensées, entre la mention de « cette année mars 1734 » et l’évocation d’un fait postérieur, peut-être de plusieurs semaines, au 9 mai 1735 11 , Montesquieu n’ait transcrit ou fait transcrire qu’une vingtaine de pages ? Cela paraît incohérent, à plus d’un titre.

Tout indique en fait que Shackleton et nombre de commentateurs ou d’éditeurs à sa suite se sont laissés abuser par la nature même du recueil des Pensées : longtemps considéré comme le recueil au jour le jour de ses réflexions, ce qui avait notamment l’avantage d’en faire le miroir, tardivement révélé, du « vrai » Montesquieu, il doit en réalité être rapporté à ce qu’on sait désormais des modalités selon lesquelles il s’est constitué 12 . Les Pensées ne sont que la version transcrite de ce que Montesquieu conservait dans le dossier intitulé « Mes reflexions », où venaient se ranger des fiches ou notes éparses, parfois datées : ce sont ces dates que recopient les passages évoqués ci-dessus. Mais ces dates initiales n’indiquent pas la date de la copie, qui a pu intervenir bien plus tard 13 . Pour la même raison, rien ne permet de penser qu’un article qui en suit un autre soit nécessairement postérieur 14  ; rien n’autorise donc à dater la transcription de la fin du premier volume de 1734 – tout juste sait-on que l’origine de certains passages (ceux qui portent une date, et eux seuls), n’est pas antérieure à février 1734. C’est en quelque sorte une perspective inverse de celle qu’offre le manuscrit de L’Esprit des lois : sauf pour les cas où les pages portent assez de ratures pour qu’on y voie l’élaboration d’un chapitre, on n’a généralement, grâce à la main du secrétaire, que la date de la copie finale. Avec les Pensées, on a parfois la date du jour où jaillit l’idée ou la remarque ; mais on ne peut s’en targuer pour dater la copie.

Le Spicilège offre les mêmes fausses facilités, qui constituent en l’occurrence de vraies difficultés 15 . Peu après la première intervention de E 16 , quand son écriture alterne avec celle de Montesquieu, on relève une date : « J’ay lu ce 6 avril 1734 Manon Lescaut […] » 17 . Mais le secrétaire E inscrit deux pages plus loin 18  : « J’ay ouï parler d’un manuscrit ou l’autheur veut prouver que plusieurs corps organisés viennent de fermentation. » Il s’agit, dit l’annotation de Salvatore Rotta, du manuscrit philosophique clandestin intitulé Dissertation sur la formation du monde, qui porte la date de 1738 19 . Voilà qui est cohérent avec les dates déjà évoquées pour le secrétaire – mais pas avec celle que l’on évoque pour son apparition.

L’article no 590 20 offre un cas de figure particulièrement intéressant, car il présente, pour l’essentiel en anglais, le détail de la dette anglaise ; en fait, il s’agit d’un document que traduit et synthétise l’article no 573 (le premier de la main de E), lequel est donc postérieur à l’article no 590. Or ce dernier ne renvoie pas à l’instant présent, ni même à un passé récent, comme l’indique le temps des verbes : « A la fin d’avril 1734 […] on donna un papier […] ». De même, l’article no 592 21  : « Milord Dernley estoit a Paris en 1734 […] ». On n’emploie pas l’imparfait ou le passé simple, ni l’expression « en 1734 », quand les faits sont récents. Mais surtout l’article no 594 22 offre une preuve sans réplique : « Apologue admirable dans le Mercure […] un coq veut monter sur un arbre […] il apercoit un limacon au haut de l’arbre […] je scay ramper dit le limacon ». Dans quel numéro du Mercure ? Les moyens actuels de recherche fournissent une réponse immédiate : « Le coq et le limaçon, fable », avril 1738, page 653 23 .

Il devient difficile après cela de suivre Shackleton et de considérer que le Spicilège et les Pensées fournissent les repères nécessaires et suffisants pour dater l’activité du secrétaire E, notamment pour le faire surgir en 1734. Il est manifeste qu’il commence à travailler au Spicilège en 1738, autrement dit l’année où il inscrit plusieurs ex-libris dans des ouvrages conservés à La Brède ; mais cela ne veut pas dire qu’il en est de même dans les Pensées. Tout au plus peut-on affirmer que les Pensées ne fournissent aucune preuve de sa présence en 1734 24 .

La correspondance offre-t-elle un recours ? Après une période de disette de manuscrits (1731-1733), grâce à la collection d’Aux l’année 1734 est plus riche, avec sept lettres de Montesquieu ; mais elles sont toutes autographes 25 . Ce n’est nullement la preuve qu’il n’a pas de secrétaire : de 1738, où l’on est sûr qu’il est aidé de E, subsistent quatre lettres manuscrites, toutes autographes ; de 1737, sept lettres manuscrites également autographes 26 . Mais en 1735, sur quatre lettres autographes, on trouve deux brouillons dictés au secrétaire E, tous deux du 3 août 1735, lorsque Montesquieu est à Paris 27 . Le même fonds manuscrit offre cependant un document qui pourrait redonner quelque vigueur à la datation de Robert Shackleton, alors que celui-ci ne le connaissait pas : une copie d’une lettre à Daniel Grenouilleau que nous datons de fin mars 1734 28 . Là encore une copie… Est-ce un hasard ? Peut-on en faire le fondement solide d’une datation ? Cela nous semble périlleux, surtout après les exemples précédents. Nous préférons nous appuyer sur les seuls documents incontestables, les brouillons d’août 1735, et voir là la seule date certaine, tout en gardant à l’esprit que pour l’année 1734, toute possibilité n’est pas absolument exclue – mais si l’on veut garder la datation de Shackleton, il reste encore à la prouver.

Les ouvrages inscrits entre 1735 et 1739

Ces limites étant ainsi posées, que nous apprend le Catalogue ? Mais d’abord une remarque liminaire sur l’activité de ce secrétaire : si la plupart des notices qui lui sont dues révèlent qu’il suit soigneusement la page de titre, notamment quand l’ouvrage est en anglais ou en latin, il semble aussi parfois écrire sous la dictée : ainsi quand il écrit « Salingre » pour « Sallengre », « Desjaunaux et Pinaux » alors que la page de titre porte « Pinault Des Jaunaux ». Plus significatif, un ouvrage de Lorenz Heister est ainsi présenté : « Anatomie avec les essais de phisique sur l’usage des parties du corps humain et sur le mechanisme de leur mouvement. Ces essais de phisiq. sont de Mr Senac de la faculté de Montpellier ». La page de titre portant seulement les initiales du prénom de l’auteur, l’identification ne peut être attribuée qu’à Montesquieu, qui l’aura énoncée sous la forme d’une phrase, « Ces essais […] ». Maigres enseignements néanmoins, qu’il est nécessaire d’enrichir.

Durant ces quelque cinq années, qu’il faut en fait réduire à un peu plus de quatre puisqu’en 1739 Montesquieu quitte le Bordelais au plus tard fin février, soixante-sept notices sont inscrites par le secrétaire E, correspondant seulement à soixante-cinq titres nouveaux 29 , soit environ dix-sept par an – mais on ne peut savoir combien d’ouvrages ont été « régularisés » en entrant dans le Catalogue alors qu’ils avaient été acquis entre le départ de l’abbé Duval et 1735. Trente sont antérieurs à 1700, et trois datent du XVIe siècle – soit environ 45 et 4,5 %. Il faudra y revenir, d’autant que de nombreux ouvrages datés du XVIIIe siècle constituent en fait la reprise des travaux du XVIIe, comme ceux de Huygens, Borelli, Malpighi.

Le secrétaire E semble avoir inscrit majoritairement des ouvrages scientifiques : trente-trois titres sur soixante-cinq ; c’est dire que Montesquieu s’est tourné vers bien d’autres sujets que l’anatomie et la physiologie, dont il a été question plus haut : ainsi il acquiert très rapidement (au plus tard début 1739) le traité de Robert Smith qui fait autorité en matière de télescopes, A Compleat System of Opticks (1738), mais aussi des ouvrages de physique et de mathématiques, dont trois sur les coniques 30 .

On ne peut détailler les autres titres qu’il inscrit, depuis ceux qui constituent le corpus des lois des peuples germaniques (Codex de Lindenbrog) ou des coutumes du Cambrésis jusqu’à des titres contemporains qui renvoient aux querelles littéraires parisiennes, avec l’Apologie de M. Houdart de La Motte de Jean-Jacques Bel (voir illustration) ou le Dictionnaire néologique de Desfontaines. Deux massifs néanmoins se dégagent : celui des antiquités, à travers des séries d’in-folios, et des périodiques. Ceux-ci apparaissent avec vingt-huit volumes de la Bibliothèque germanique et dix-neuf de la Bibliothèque française, deux collections arrêtées en 1734, alors que la publication va bien au-delà : signe d’achats en bloc pouvant être datés de 1734 ou 1735 ? Plus remarquable, l’acquisition des quinze volumes de L’Antiquité expliquée et représentée en figures (1719) 31 , des trois du Novus Thesaurus antiquitatum de Sallengre (1716-1719), des douze du Thesaurus antiquitatum Romanarum de Johann Georg Graevius (1694-1699), qu’une note sur le premier tome donne comme coûtant cent quarante-cinq livres. Cela représente une dépense importante – ou un investissement… Certes Montesquieu n’a jamais cité, à notre connaissance, les uns ou les autres : mais qui pourra dire par quels chemins, par quelles images et par quels textes passent l’érudition, le goût et la connaissance du passé ? Une acquisition aussi considérable, par tous ses aspects, mérite en tout cas d’être distinguée.

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Ex-libris de Montesquieu de la main du secrétaire E, BM Bordeaux, LAB 327

Jean-Baptiste de Secondat, alias T (1740 ?)

Identification

Une main est restée longtemps mystérieuse : Shackleton, qui lui donnait comme identifiant « T », faute de pouvoir la situer chronologiquement, en avait repéré trente-trois occurrences dans le Catalogue, et se demandait si elle n’était pas postérieure à Montesquieu 32 . Nous en avons relevé pour notre part cinquante, correspondant à quarante-six titres 33 , pour signaler des ouvrages dont le plus tardif, de 1740, concerne l’économie 34 – si cette main était intervenue après Montesquieu, c’est-à-dire après sa mort, elle serait restée bien retenue… Elle n’est pas antérieure à certaines interventions de E, puisqu’elle inscrit un titre de Mersenne comme « Ejusdem » (du même), en fonction de l’ouvrage précédent, inscrit par E 35  ; on ne relève aucun autre indice de datation relative ou absolue – tout juste peut-on dire qu’elle ne peut être antérieure à 1735, ni postérieure à 1745-1747 36  ; mais le secrétaire E n’était-il pas actif en 1735 ? Le problème est entier.

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Ex-libris de la bibliothèque de La Brède (Ex bibliothecâ Bredanensi) de la main dite « T », suivi de l’ex-libris de Montesquieu, de la main du secrétaire O, BM Bordeaux, LAB 520

Cette main, dont l’écriture présente toutes les caractéristiques du XVIIIe siècle, apparaît dans le corpus des écrits de Montesquieu : dans les extraits de lecture, elle ajoute une longue note parmi les pages tirées de Dutot, Réflexions politiques sur les finances et le commerce 37 , ouvrage publié en 1738 ; elle est également responsable d’un extrait, sans aucune intervention personnelle, de Pline l’Ancien 38 . Elle est donc bien intégrée au corpus, à la différence par exemple de celle du vicomte Lainé, qui a parasité le manuscrit des Pensées de brèves mentions sans intérêt, et dont le caractère exogène et tardif ne fait aucun doute ; mais nous n’avons aucune garantie qu’elle soit intervenue du vivant de Montesquieu. On remarque aussi qu’elle a inscrit des ouvrages portant l’ex-libris de Montesquieu 39  ; mais se pose toujours la question : quand est-elle intervenue ? Et d’abord, peut-elle être identifiée ?

La solution s’est imposée, grâce aux renseignements fournis par l’actuel possesseur d’un ouvrage portant l’ex-libris de Jean-Baptiste de Secondat dont les marges contiennent de nombreuses notes ; celles-ci, d’une main du XVIIIe siècle, ne peuvent être dues qu’au propriétaire de l’ouvrage. Or c’est la même que celle du Catalogue. De nombreuses comparaisons ont pu être faites avec des manuscrits du fonds de La Brède, où se trouvent les centaines de pages des notes et travaux qu’il a réalisés sa vie durant, ainsi qu’avec le corpus des extraits de Montesquieu, d’où il ressort que cette hypothèse est la bonne : la petite écriture régulière et pointue de la main T ne peut être que celle du fils de Montesquieu. Cela nous serait sans doute apparu plus tôt s’il n’existait maint document attestant, ou plutôt répétant d’après on ne sait plus quelle source, que l’écriture de Jean-Baptiste de Secondat est une grosse écriture ronde, très normée, telle que celle que l’on trouve par exemple dans le catalogue de sa propre bibliothèque 40 . Mais est-on sûr que le baron de La Brède ait recopié lui-même les 539 titres de ce catalogue ? On devrait plutôt pencher pour l’idée inverse, et se demander si un aristocrate écrit comme un secrétaire 41 .

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Ex-libris de Montesquieu de la main de Jean-Baptiste de Secondat (main T), BM Bordeaux, LAB 210
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Ex-libris de Jean-Baptiste de Secondat de la main d’un secrétaire, BM Bordeaux, LAB 503

Datation

La question reste cependant entière : quand est-il intervenu dans le Catalogue ? Cela ne peut-il être après la mort de son père, quand il hérite et de la baronnie de La Brède, et de la bibliothèque ? Il a pu être tenté de compléter le Catalogue : n’était-ce pas celui du château de La Brède tout autant que celui de Montesquieu ? Mais dans ce cas pourquoi Secondat se serait-il limité à ces quarante-huit notices, et pourquoi n’y aurait-il pas inscrit toutes ses possessions et acquisitions, et celles de Montesquieu qui n’apparaissent pas dans le Catalogue mais qu’il pouvait rencontrer sur les rayons de la bibliothèque ? La seule existence de son propre catalogue, qui reprend maint ouvrage ayant appartenu à son père 42 va aussi à l’encontre de cette interprétation : la bibliothèque de Montesquieu apparaît par là-même parfaitement distincte de la sienne ; et le respect (ou la timidité ?) qui l’empêcha toute sa vie de porter le nom de son père a fort bien pu s’exercer aussi, et peut-être d’abord, dans ce qui fut le lieu d’élection du philosophe.

D’autres détails plaident dans le même sens : certains titres paraissent avoir été d’abord inscrits au crayon, au prix de quelques approximations, L’Isis de Quinault et Lulli devenant Tisis 43 – signe qu’il n’a pas la page de titre sous les yeux, mais qu’il recopie ce qu’on lui a ainsi indiqué. Peut-on mieux révéler sa subordination ?

On l’a dit, l’ouvrage le plus tardif qu’il inscrive dans le Catalogue de La Brède est daté de 1740 44 – date qui correspond à celle de son mariage et de son installation à Bordeaux, rue Monméjan 45 . Il ne faut certes pas surestimer cette coïncidence : l’ouvrage a pu être acheté plus tard, et La Brède n’est qu’à cinq lieues de Bordeaux, ce qui rend possible son intervention bien au-delà de la date fatidique de 1740. Mais là encore, comment se fait-il qu’on ne trouve aucun ouvrage plus tardif inscrit de sa main, alors qu’on en trouve plusieurs dans le Catalogue, mais inscrits par les secrétaires H et O, comme on le verra ?

Envisageons la question sous un autre angle. Si l’on prend pour date initiale 1735, Secondat fait alors double emploi avec le secrétaire E qui, comme on l’a vu, a fortement œuvré au Catalogue manuscrit ; entre septembre 1739 et mars 1741, le secrétaire est Pierre (Ignace) Descorps 46 , désigné par la lettre G, dont il va être question ensuite. Pendant le séjour de Montesquieu en Bordelais, soit entre mars 1740 et mars 1741, ce secrétaire introduit une dizaine de notices, ce qui est peu. Les dates de l’intervention de Secondat pourraient donc « doubler » celle de Descorps. Cette période pourrait même être resserrée, puisque c’est le 30 août 1740 que se marie Jean-Baptiste de Secondat… On s’en gardera toutefois, car la réfutation de Dutot déjà signalée est annoncée seulement en juillet 1740 par le Journal des savants 47 . Aussi lui assignerons-nous la période qui couvre le printemps et l’été 1740, avec force précautions et points d’interrogation tant la prudence s’impose, d’autant que Secondat a pu évidemment intervenir à des dates relativement éloignées ; ainsi, on pourrait imaginer qu’il contribue au Catalogue manuscrit en 1734, si le secrétaire E n’est pas alors apparu – à ce détail près qu’en 1734, Secondat passe une partie de l’année à Paris 48 . Si nous gardons comme hypothèse la date de 1740, il faut rappeler que les achats consignés durant ce bref laps de temps sont en fait antérieurs, puisque Montesquieu, séjournant à Paris, a dû rapporter en Bordelais les ouvrages qu’il fait inscrire 49 . Les livres dont nous allons parler maintenant ont en fait été acquis avant 1740.

Modalités de travail et types d’acquisitions

La participation de Secondat, si appliquée qu’elle paraisse, ne semble pas avoir été seulement matérielle ou mécanique : ainsi, c’est la main T qui inscrit justement dans le Catalogue l’édition de Pline dont a été conservé l’extrait 50 , ainsi que l’Examen du livre « Réflexions politiques sur les finances et le commerce » 51 , autrement dit la réponse de Pâris-Duverney à Dutot – celui-ci avait remis en cause l’opération du Visa pratiquée en 1721 par le même Pâris-Duverney, avec Samuel Bernard et Antoine Crozat, pour solder la faillite du système de Law 52 . Or on sait l’intérêt de Secondat pour les questions économiques, au point qu’on lui attribue depuis Barbier la traduction de l’ouvrage de Joshua Gee, Trade and Navigation of Great Britain […] 53 , et qu’on a découvert récemment dans ses papiers un mémoire inédit de Vincent de Gournay 54 .

Mais c’est surtout dans le domaine des sciences que Secondat est actif au sein du Catalogue, comme il l’est dans ses activités quotidiennes, qu’il s’agisse de la chimie, avec Freind et Stahl, à laquelle il a consacré des notes 55 , de la médecine, avec Tachenius, de la botanique, avec Hales, pour un ouvrage en anglais dont Secondat dresse un extrait sur la traduction française 56 , de l’astronomie, avec An Introduction to the True Astronomy de Keill, dont Secondat effectue une traduction, comme en témoigne sa correspondance inédite avec Pierre Charles Le Monnier 57 , les mathématiques, avec plusieurs ouvrages de géométrie que l’on retrouvera dans le catalogue de sa propre bibliothèque 58 et sur lesquels il multiplie les notes et les extraits 59 . En 1739, ce jeune homme de vingt-trois ans ne s’est pas encore attaqué à toutes ces disciplines ; il est même très vraisemblable qu’il n’en connaît pas encore grand chose ; mais les ouvrages qu’il inscrit soigneusement lui en ont certainement donné le goût. L’enrichissement de la bibliothèque du père correspond donc aussi à la découverte de ces disciplines par le fils.

Il a aussi contribué au Catalogue avec quelques titres récents, dans le domaine musical, avec les « Cantatilles de M. Le Maire » de 1733 (sans doute un recueil factice) ; l’Isis, déjà citée, dans une édition de 1725 ; La Musique théorique et pratique dans son ordre naturel par M r B***** (1722) – ce qui est développé par « Baurin », au lieu de Borin : c’est sans doute un signe de dictée, comme on le constate aussi avec le Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, devenu dans le Catalogue « … à ses vrais principes ». Ces ouvrages sont récents, tout comme The Beggars Opera relié avec The Jovial Crew, représentés à Londres en 1730 et 1731 : mais en l’occurrence, il est très vraisemblable qu’on a affaire à l’inscription tardive de livrets que Montesquieu s’était procurés pendant son séjour en Angleterre, tant ils ressemblent à ceux qui nous ont permis d’évoquer son goût pour l’opéra en 1729-1731 60 . Les belles-lettres ne sont d’ailleurs jamais oubliées : depuis les traductions d’Aristophane par Anne Le Fèvre (la future Mme Dacier) ou Boivin, les œuvres de Pope en anglais, mais aussi une édition ancienne (1651) de Térence, et la traduction toute récente de Diodore de Sicile par l’abbé Terrasson (1747).

Si l’on en dessine la chronologie, il en ressort que sur les quarante-six titres de la main de Secondat, seize, soit un peu plus du tiers, sont antérieurs à 1700, un seul datant du XVIe siècle ; parmi les trente autres, une vingtaine ressortit aux années 1720-1740 : c’est une proportion notablement différente de celle que l’on observait précédemment, même si la part des ouvrages anciens n’est pas négligeable. On note évidemment sans surprise que les ouvrages scientifiques sont plus récents. Quant au rythme ou à l’ampleur des achats, il reste stable : s’il est vrai que cette liste correspond à deux années (y compris celle où Montesquieu est resté à Paris), on arrive à vingt-trois ouvrages par an, légèrement plus que durant la période 1735-1739. Mais c’est pour beaucoup moins de volumes, et sans doute pour une dépense moins importante, car on ne trouve là ni série de périodiques, ni lourds in-folios érudits et enrichis de figures. Et cette fois, plus un seul livre en italien ; en revanche, on trouve plusieurs ouvrages en anglais. Tout cela correspondrait-il à l’affirmation d’une évolution décisive ? Malheureusement, les périodes suivantes n’offrent pas de points d’appui aussi solides.

Pierre-Ignace Descorps, secrétaire G (1740-1741)

Nous avons déjà évoqué le secrétaire G, à propos d’une dizaine de notices que nous lui attribuons, non sans hésitation car on peut aussi trouver des différences entre son écriture, attestée dans L’Esprit des lois et les « Notes de lecture », et celle, peu caractérisée, que l’on relève de manière aussi sporadique. L’ouvrage le plus tardif qu’il inscrive est de 1724. Plus intéressant : il corrige une notice de la main T 61 , ce qui la situerait donc plutôt après 1740 et renforcerait l’hypothèse que nous avons présentée. Cette main suscite peu de remarques, sinon qu’elle écorche un titre latin : « De dictis factisque memorabilibus collectanea [a] Camillo Gilino latine facta » : l’omission du a, après un mot s’achevant par cette lettre, est sans doute due à la dictée. Il semble difficile d’en inférer quoi que ce soit.

La même main introduit deux ouvrages du XVIe siècle, et huit du XVII: cela correspondrait-il à une orientation particulière du travail de Montesquieu, comme pour la main O que nous examinons plus loin ? Il n’en est rien : de la théologie aux sciences en passant par le droit, l’éventail est largement ouvert, et aucun de ces ouvrages n’apparaît dans L’Esprit des lois. Par ailleurs, cette main recopie trois notices qui existaient déjà, signe d’une efficacité toute relative, ou plutôt d’une faible maîtrise du Catalogue manuscrit 62 . Mais les sept ouvrages restants, anciens et relevant pour la plupart des domaines dont on verra plus loin qu’ils paraissent « morts » 63 , incitent à voir là une activité de classement, ou de récolement d’ouvrages retrouvés tardivement, plutôt que le témoignage d’acquisitions nouvelles.

Le secrétaire H (1741)

Le secrétaire H pourrait ne guère retenir l’attention, car s’il apparaît comme le principal secrétaire de L’Esprit des lois, il inscrit seulement huit notices, correspondant à sept titres 64 . Le plus ancien, de 1700, est dû à un ami de Montesquieu, le médecin Gendron, les plus tardifs sont le Roland furieux de l’Arioste traduit par Mirabaud 65 , et le Recueil des titres de la maison d’Estouteville, qui a pu lui être donné en 1741 par celui qui l’avait fait dresser, le comte de Creuilly, lequel était sinon de ses amis, du moins de ses relations 66 . Mais il faut plutôt remarquer que sur ces sept ouvrages, six sont compris entre 1734 et 1741, ce qui est parfaitement atypique et pourrait nous amener à relativiser d’emblée toute considération sur les datations, si l’échantillon n’était aussi réduit.

Tout indique que ce secrétaire écrit en partie sous la dictée : non pas parce qu’il inscrit le nom du traducteur de l’Arioste, « Mirabeau » pour « Mirabaud », qui était seulement désigné par M*** sur la page de titre – ce que tout un chacun pouvait savoir, car l’anonymat était de pure convention –, mais parce qu’il déforme étrangement en « Buillimbrooke » le nom de Bolingbroke, auteur de la Dissertation upon Parties anonyme (1739), et en « Lesley » un nom qui n’a guère pu lui être soufflé que par Montesquieu, pour A Philosophical Dissertation upon the Inlets to Human Knowledge 67 , où se trouve seulement à la dernière page la signature d’un « Philalethes », ou « ami de la vérité » – pseudonyme quelque peu galvaudé qu’avait pris, entre autres, le théologien favorable aux Stuarts, Charles Leslie (1650-1722) ; mais celui-ci est sans relation aucune avec cet ouvrage qui s’inspire et s’écarte de Locke à la fois 68 . Ne doit-on aussi reconnaître la manière de Montesquieu dans l’usage qui consiste à omettre la date d’édition ? Le secrétaire H ne l’indique guère plus que lui.

Quatre ouvrages en anglais sont alors consignés, sans que les titres soient particulièrement déformés, sinon par des mots oubliés, comme dans A Philosophical Dissertation […], qui devient plus simplement « Upon the inlets human knowledge » ; le secrétaire doit connaître l’anglais, ou être particulièrement soigneux. Il est difficile d’en dire plus, compte tenu du faible nombre de titres par lui inscrits. Mais on est tenté de voir là l’entrée dans le Catalogue d’ouvrages adressés à Montesquieu plutôt qu’achetés par lui, puisqu’il connaît trois des auteurs, Bolingbroke, Creuilly, mais aussi le médecin Gendron ; trois ouvrages sont en anglais, dont deux relativement peu répandus, surtout en France, A Philosophical Dissertation et An Enquiry into the Nature and Principles of the Spaw Waters, qui doit dater de 1734 : comment en a-t-il appris l’existence ? Ne peut-on supposer quelque intermédiaire qui les lui ait fait connaître ? Montesquieu ne manquait pas d’amis en Angleterre, comme Martin Folkes déjà évoqué pour les achats de 1738, ou encore Bulkeley qui y séjourne souvent, et avec qui il avait évoqué les eaux de Spa en 1736 69 .

S’ouvre ensuite une longue période qui ne laisse pas de prise à l’étude : Montesquieu séjourne à Paris jusqu’en août 1743 ; travaille alors sous ses ordres le secrétaire L, qui reste jusqu’au printemps 1744, mais qui a laissé une seule trace dans le Catalogue – encore s’agit-il d’un ouvrage qui en fait avait été déjà inscrit par le secrétaire E 70 . De cette phase, qui voit Montesquieu travailler intensément à L’Esprit des lois, nous ne savons donc rien par le Catalogue, jusqu’en 1745.

Le secrétaire O (1745-1747)

La main du secrétaire O offre une difficulté particulière : elle est très facile à reconnaître, tant elle est élégante et ferme, et dotée de caractéristiques qui la distinguent parmi celle de tous les autres secrétaires ; mais elle est aussi étonnamment susceptible de modifications – signe que l’on a justement affaire à quelqu’un qui maîtrise la technique de l’écriture et en joue. C’est en raison de cette capacité, et de l’écart entre les différentes formes qu’elle est capable de prendre, qu’il avait paru nécessaire de distinguer deux secrétaires, O et O’, le second étant identifié avec un dénommé René Louis Jude, l’autre restant inconnu 71 . Nous avions pour notre part souscrit à cette distinction, tout en signalant un problème majeur : les dates d’intervention de O’ sont exactement les mêmes que celles de O, et l’écriture de O’ nous paraissait susceptible de modifications permettant d’identifier l’un avec l’autre. Mais dans le doute, et en l’attente de nouvelles données, nous avions laissé la question pendante et conservé la distinction entre les deux, estimant qu’il serait plus facile de regrouper ce qui était attribué à chacun que d’ignorer une différence peut-être valide 72 .

Un examen plus approfondi de la lettre qui livre le nom de Jude permet d’observer comment l’écriture se transforme peu à peu (voir illustration) : O et O’ ne font qu’un 73 , et la question peut être tenue pour réglée. Mais le Catalogue est un document particulier, et le doute subsiste pour une notice (no 887), dont l’identification reste assortie d’un point d’interrogation.

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Lettre de Montesquieu à Jude père, de la main du secrétaire O (Jude fils), BM Bordeaux, Ms 2177(01)
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Lettre de Montesquieu à Jude père, de la main du scrétaire O (Jude fils), BM Bordeaux, Ms 2177(02)

Ce secrétaire se manifeste à partir d’octobre 1745, mais est peut-être entré plus tôt au service de Montesquieu 74  ; il suit celui-ci à Paris en août 1746, et revient en Bordelais à l’automne 1747. Il inscrit donc, en 1745-1746 ou à la fin de 1747, avant son remplacement par le secrétaire P en janvier 1748, cinquante-sept notices, dont un renvoi, soit cinquante-six ouvrages dont nous sommes sûre ; cela correspond, comme on l’a vu, aux acquisitions effectuées depuis 1741. Si celles-ci sont toutes répertoriées (ce dont il est permis de douter), c’est bien peu : tout juste onze pour chacune de ces cinq années, correspondant à un nombre de volumes à peine supérieur, puisque le seul achat important à noter est le recueil des Règlements et ordonnances du roi pour les gens de guerre, publié en quinze volumes in-douze en 1691. Mais surtout, alors que les périodes précédentes voyaient peu à peu s’imposer les éditions récentes, on constate que près de la moitié des acquisitions, soit vingt-sept ouvrages sur cinquante-six, sont antérieures au XVIIIe siècle, deux datant du XVIe. Montesquieu n’en cherche pas moins à renouveler sa bibliothèque : relevons un Dictionnaire de l’Académie française de 1740 pour remplacer celui de 1718 75 , une édition enrichie (1733) du Glossarium de Du Cange, alors qu’il avait acheté en 1717 celle de 1710 76 . Il possédait une édition et une traduction d’Hérodote datant toutes deux du XVIe siècle ; il se procure une édition et une traduction (Du Ryer) du XVIIe 77 – du moins s’il ne s’agit pas là de l’inscription tardive d’ouvrages acquis plus tôt 78 .

Mais les titres scientifiques, d’ailleurs récents, sont très peu nombreux : quatre ouvrages de Boerhaave, un de Maupertuis. On voit en fait surtout affleurer les recherches exigées par L’Esprit des lois, pour lesquelles Montesquieu se procure de nombreux ouvrages d’érudition, consacrés au droit ancien. Il connaissait évidemment Tacite, et ce qui a trait à la Germanie ; il acquiert un ouvrage d’Hermann Conring qui lui permet d’approfondir la question, ainsi que deux ouvrages du même auteur sur le droit et les fondements de l’Empire germanique. C’est de ce même empire que traite le De statu imperii Germanici de Pufendorf ; mais surtout sont accumulés les livres qui traitent des coutumes et des lois anciennes. Quant aux belles-lettres, elles ont beaucoup reculé au profit de l’histoire et de l’érudition ; tout juste note-t-on la Poétique d’Aristote, traduite par Dacier (1692), l’Histoire de la poésie française de l’abbé Massieu (1739), et l’Essai sur le beau, du père André (1741) – à quoi on ajoutera une édition anglaise d’Horace, par le fameux James Bond. L’anglais a disparu, et on ne trouve qu’un ouvrage en italien, ainsi qu’un en espagnol 79  : c’est cette fois le latin qui domine, pour des raisons évidentes tenant au choix des sujets. On assiste donc là à une modification majeure dans les pratiques d’acquisition dont témoigne le Catalogue, mais sans doute lié au caractère très particulier de cette période.

Le secrétaire O travaille scrupuleusement : il recopie avec soin de longs titres, sans faire grâce d’aucun détail, et il ne fait pas de fautes sur le latin ; il lui arrive même, fait digne de remarque, de mentionner le nom du libraire 80 . Mais il écrit aussi sous la dictée, comme en témoignent plusieurs notices : « Manuscrit qui est un mémoire au roy dressé par feu Mr le marechal de B*** » 81 . Les mots que nous avons soulignés ne peuvent être que ceux qu’a prononcés Montesquieu, lequel se soucie peu d’identifier l’auteur tant c’est une évidence, car c’est certainement Berwick ou quelqu’un de sa famille qui le lui a donné, et qu’il en a fait usage dans l’Ébauche de l’élogue du maréchal de Berwick 82 ; de même, « Manuscrit contenant […] certains memoires […] fait par Mr de Valincourt qui ne valent rien et dont il fut bien payé […] une apologie du card. de Bouillon faite je crois par l’abbé d’Anfreville » 83 . Montesquieu est donc loin de laisser au seul secrétaire le soin de compléter son Catalogue : comme au temps de Duval, il veille à en faire un instrument de travail, et même à y déposer ce qu’il sait.

Telle est la dernière étape de ce parcours chronologique qui nous a aussi permis de faire le point sur l’activité de plusieurs secrétaires. Nous avons maintenant les moyens, au-delà du Catalogue manuscrit, d’analyser les livres en eux-mêmes, et de tenter d’autres approches pour analyser la bibliothèque de La Brède et rendre compte de son histoire.

Notes

1 Voir Montesquieu, œuvre ouverte ? (1745-1755), Catherine Larrère dir., Naples, Liguori, « Cahiers Montesquieu » no 9, 2005.

2 Desgraves en dénombrait 95 dans son édition de 1954 (p. XVIII), Shackleton 98 (Montesquieu, Œuvres complètes, André Masson dir., Paris, Nagel, t. II, 1953, p. XXXVIII), nous-même en 2005 et 2008 « plus de quatre-vingts » (OC , t. 3, p. xlvi). Notre erreur venait d’une confusion entre ce secrétaire et la main T sur une dizaine de notices, sur quelques autres avec la main G (un cas nous paraît difficilement déterminable : Catalogue, no 1633) ; il était donc particulièrement nécessaire de reprendre le dossier.

3 Avec l’analyse de la constitution d’Angleterre (XI, 6) et des passages des Réflexions sur la monachie universelle transférés au livre XVII, chapitre 6.

4 LAB 600 et LAB 503 (voir les illustrations). L’ouvrage le plus tardif qu’il inscrive est A Compleat System of Opticks, Cambridge, 1738, de Robert Smith (Catalogue, no 1715).

5 Voir Catalogue, no 1260, et sur toute cette question, Recherches sur l’anatomie et la physiologie.

6 « Les dates se basent sur le Spicilège et sur les Pensées […] » (R. Shackleton, cité ci-dessus note 1).

7 Spicilège, nos 573 et 574. Voir l’introduction de Rolando Minuti, p. 52-53. En fait, Montesquieu se réfère à la publication de la pièce, suivie d’une Critique de La Fausse Antipathie due à l’auteur ; celle-ci est de 1734.

8 Respectivement nos 873 et 950 (f. 3v et 21r).

9 Il apparaît auparavant dans le volume, mais toujours pour des intercalations (ajouts en bas de pages).

10 Pensées, no 782.

11 En effet la formulation est très vague : « On parloit de la piece de Marivaux La mere confidente […] je dis […] ».

12 Catherine Volpilhac-Auger, « Pensées », §9, Dictionnaire Montesquieu, http://dictionnaire-montesquieu.ens-lyon.fr/fr/article/1376399996/fr/

13 C’est la raison pour laquelle on trouve au début des Pensées des dates largement antérieures, dans des passages copiés par l’abbé Duval : par exemple « ce 7 may 1727 » (no 17).

14 Certains articles transcrits en premier sont en fait des réécritures du suivant, ou plutôt la version rédigée des données fournies par celui-ci (voir C. Volpilhac-Auger, « Le chantier ou le miroir ? Éditer les Pensées de Montesquieu », Dix-huitième siècle 45, 2013, p. 663-680). Voir aussi ci-après.

15 Ce que Rolando Minuti avait bien vu : ainsi, il ramène les divers extraits datés de 1717 à 1723 qu’a copiés le secrétaire C à la seule année 1723 (Spicilège, p. 48-49).

16 Spicilège, no 573, p. 531 du manuscrit.

17 Main de Montesquieu, Spicilège, no 578, p. 534 du manuscrit.

18 Spicilège, no 580, p. 536 du manuscrit).

19 Voir Claudia Stancati (éd.), Dissertation sur la formation du monde (1738), Dissertation sur la résurrection de la chair (1743) : manuscrits du recueil 1168 de la Bibliothèque Mazarine de Paris, Paris, Champion, 2001.

20 Main E, p. 545-548.

21 Main de Montesquieu, p. 549.

22 Main de Montesquieu, p. 552.

23 Voir ce numéro du Mercure : http://books.google.fr/books?id=RR4R66P4pVwC (exemplaire numérisé : Lyon, bibliothèque municipale, 426081).

24 La Gazette d’Amsterdam insérée dans le Spicilège (no 619, p. 581 du manuscrit) à laquelle renvoie le passage cité ci-dessus (Pensées, no 782) a évidemment pu être collée indépendamment de la transcription. On ne saurait donc faire fond sur ce passage.

25 Voir OC, t. 19 (lettres 379, 391, 394, 404, 410, 410bis, 416).

26 Ibid., lettres 480, 482, 487, 488 (1738) ; lettres 463, 464, 466, 469, 470, 472, 473 (1737).

27 Ibid., lettres 431 et 432 (à Bulkeley et à [Mme de Grave], précédemment attribuée à Mme de Renel).

28 Ibid., no 383 (collection du baron Henry de Montesquieu).

29 Ces soixante-dix notices ne correspondent pas à autant d’ouvrages : le secrétaire en inscrit un deux fois (Catalogue, nos 544 et 2396), et une notice constitue en fait seulement un renvoi (no 1381) ; deux ouvrages sont de nouveau inscrits, l’un par L (no 907, identique au no 788), l’autre par T (no 2941, identique au no 1731).

30 Il faut également remarquer qu’on trouve plusieurs ouvrages en anglais, mais un seul en italien (no 1610, Giovanni Padovani, Della computatione de’tempi, 1590).

31 Nous remercions Juliette Jestaz de nous avoir communiqué sa thèse (École des chartes, 1995), Bernard de Montfaucon, mauriste et antiquaire : la tentative de L’Antiquité expliquée (1719-1724), et de nous avoir généreusement fait profiter de sa profonde connaissance du sujet. Une des annexes répertorie les souscripteurs, parmi lesquels Montesquieu ne figure pas (les Bordelais ne semblent d’ailleurs pas avoir été particulièrement intéressés par l’opération) – Juliette Jestaz remarque cependant que son nom a pu échapper à ses relevés, car elle n’a pu identifier certains souscripteurs que grâce à l’étude de la correspondance de Montfaucon. La date de l’entrée dans le Catalogue confirme que Montesquieu a acquis l’ouvrage bien après la souscription.

32 Voir la référence citée ci-dessus note 1, p. XXXIX (sur ces identifications en 1954-1955, voir Du manuscrit à l’édition, note 12).

33 Dans deux cas, il recopie deux fois le même ouvrage (nos 1993 et 2191 ; nos 2865 et 3067), il reprend (no 2941) un titre déjà inscrit par E (no 1731), et inscrit un titre (no 2360bis) également inscrit par Montesquieu (no 2351). Nous retenons donc le chiffre de quarante-six ouvrages.

34 Catalogue, no 2411 (Deschamps et Pâris-Duverney, Examen du livre « Réflexions politiques sur les finances et le commerce », sur lequel nous revenons ci-après).

35 Catalogue, nos 1595 et 1596.

36 Sur le tome I des Opera d’Horace (LAB 520 : voir illustration ; Catalogue, no 2072), l’ex-libris de Montesquieu, de la main O (voir ci-après), suit la mention « Ex bibliothecâ Bredanensi », qui est de cette main. Dans le Catalogue manuscrit, O écrit « Ejusdem » (du même) à la suite de titres de Boerhaave inscrits par T (nos 1048-1051).

37 Ms 2526/18 ; cet extrait est de la main du secrétaire E. Voir https://selene.bordeaux.fr/in/imageReader.xhtml?id=BordeauxS_Ms2526_JPEG&highlight=montesquieu%202526 image 479.

38 Ms 2526/26 https://selene.bordeaux.fr/in/imageReader.xhtml?id=BordeauxS_Ms2526_JPEG&highlight=montesquieu%202526 images 433 et suivantes.

39 Voir LAB 231 (Catalogue, no 726) ; LAB 690 (Catalogue, no 1782), etc.

40 Ms 2722.

41 De ce fait, on évitera d’attribuer à Secondat quelques mots ajoutés à un article dans le premier tome des Pensées (no 119, p. 114, image 117 : Ms1866_01) : d’une écriture plus proche de celle de son catalogue que de celle de la correspondance ou des notes de travail qu’il transcrit lui-même, peut-être même tout simplement trop soigneusement écrits pour l’avoir été par lui, ils doivent sans doute être attribués à un secrétaire : peut-être Vincent, qu’il a employé à plusieurs reprises dans les années 1760, comme l’atteste un fragment (inédit) de cahiers de comptes de Jean-Baptiste de Secondat (Ms 2716). Pour une comparaison entre les deux, voir les illustrations : main de Secondat (LAB 210) et main du secrétaire qui paraît avoir été chargé de ses livres (LAB .

42 Voir à ce propos Les catalogues de vente de1926.

43 Catalogue, no 1691 (p. 301 du Catalogue manuscrit).

44 Catalogue, no 2411 : Deschamps et Pâris-Duverney, Examen du livre « Réflexions politiques sur les finances et le commerce » (cet ouvrage figure aussi dans le catalogue de sa propre bibliothèque).

45 Voir François Cadilhon, Jean-Baptiste de Secondat de Montesquieu. Au nom du père, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2008, p. 88.

46 Sur ce secrétaire, voir OC, t. 3, p. xlvii-xlviii.

47 Page 1333. Elle apparaît en août dans les Observations sur les écrits modernes (20 août, p. 240)

48 Voir OC, t. 19, lettre 417.

49 Certains sont même nettement antérieurs, comme la Conjuration de Nicolas Gabrini, dit de Rienzi, 1733, qu’il inscrit deux fois : dans le Spicilège, Montesquieu déclare, après 1734 (il mentionne les Romains) et avant 1738 (intervention de E à partir du no 573) : « Je viens de lire la vie de Rienzi par le pere du Cerceau ».

50 Il s’agit de l’édition du père Hardouin, Ad usum Delphini, 1723 ; Catalogue, no 1809. Une des conséquences est qu’il a fallu exclure du corpus Montesquieu un extrait qui ne comporte aucune trace d’une quelconque intervention de sa part, et qui avait été joint à une date ancienne, pour des raisons matérielles, à un ensemble d’extraits parfaitement authentifiés : voir OC, t. 17, à paraître, Introduction.

51 Catalogue, no 2411.

52 Voir l’introduction et l’annotation de Christine Théré à cet extrait de lecture, OC, t. 17, à paraître.

53 Catalogue, no 2440.

54 « Moyens proposés pour agir le plus offensivement possible contre les Anglais […] », Christine Théré éd., dans Le Cercle de Vincent de Gournay. Savoirs économiques et pratiques administratives en France au milieu du XVIII e  siècle, Loïc Charles, Frédéric Lefebvre et Ch. Théré dir., Paris, INED, 2011, p. 351-367. Voir aussi Ms 2594.

55 Ms 2623 et 2675.

56 Ms 2672 (inédit).

57 Ms 2598/3.

58 Voir Les catalogues de vente de 1926.

59 Ms 2616-2622.

60 Voir Genèse du Catalogue, « Les voyages, étapes des acquisitions ».

61 Catalogue, no 1513.

62 Ce secrétaire paraît même peu soigneux, puisqu’ici il ne trouve pas de date sur l’ouvrage, là il n’en fournit pas : Catalogue, nos 357bis et 78.

63 Voir Une nouvelle analyse.

64 Il inscrit deux fois (nos 1988 et 2221) la traduction de l’Arioste par Mirabaud.

65 Cette traduction fait l’objet d’une appréciation détaillée par le marquis de Caumont dans une lettre au président Bouhier le 22 septembre 1741 : à cette date, elle est déjà largement diffusée (voir Bouhier, Correspondance littéraire (6), Lettres du marquis de Caumont, éd. Henri Duranton, Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, 1979, p. 232).

66 Catalogue, no 988. Voir nos remarques sur cet ouvrage dans la base de données.

67 Catalogue, no 1486.

68 Nous remercions Paul Schuurman d’avoir analysé pour nous cet ouvrage.

69 Correspondance, OC, t. 19, lettre 460.

70 Catalogue, no 907 (identique au no 778).

71 Voir Georges Benrekassa, Les Manuscrits de Montesquieu. Secrétaires, écritures, datations, Naples, Liguori, « Cahiers Montesquieu » no 8, p. 210-213.

72 OC, t. 3, p. lxxii-lxxiii.

73 OC, t. 19, lettre 610.

74 Ibid., p. lxxiii.

75 Catalogue, nos 2449 et 2450.

76 Catalogue, nos 2462 et 2463 (voir Les reçus de libraires).

77 Rappelons que c’est seulement en 1786 que verra le jour la traduction d’Hérodote par Larcher.

78 En effet, ses acquisitions durant la période intense de révision et de correction de L’Esprit des lois correspondent à des recherches précises, comme on le voit ci-après ; or les mentions d’Hérodote les plus tardives, aux livres XXI et XXII, sont de la main L (1743-1744), et Montesquieu semble alors déjà parfaitement connaître l’historien. De surcroît, la traduction de Du Ryer porte aussi la marque (biffée) de la bibliothèque de l’Oratoire, ce qui semble désigner une acquisition plus ancienne (voir Le poids de l’héritage, « Autres provenances »).

79 Catalogue, nos 3066 et 3176.

80 Catalogue, nos 2463 et 2496.

81 Catalogue, no 2995 ; voir aussi no 2992.

82 OC, t. 9, p. 451.

83 Voir aussi une formule orale comme celle-ci : « […] c’est un recueil de pièces […] » (Catalogue, no 3066), ou « C’est l’ancienne coutume de Normandie » (no 893). C’est peut-être aussi à la dictée qu’il faut imputer une double erreur qui lui fait assigner à « Maupertis » « le parallaxe » (no 1255 ; voir Genèse du manuscrit, note 58).