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Marc René de Voyer de Paulmy d’Argenson naquit à Venise, le 4 novembre 1652 , de René de Voyer de Paulmy, chevalier, comte d’Argenson , et de Dame Marguerite Houllier de la Poyade, la plus riche héritière d’Angoumois.
La maison de Voyer remonte, par des titres et par des filiations bien prouvées, jusqu’à Étienne de Voyer, sire de Paulmy, qui accompagna saint Louis dans ses deux voyages d’outre-mer. Il avait épousé Agathe de Beauvau. Depuis lui en voit toujours la seigneurie de Paulmy en Touraine, possédée par ses descendants, toujours des charges militaires, des gouvernements de villes ou de provinces, des alliances avec les plus grandes maisons, telles que celles de Montmorency, de Laval, de Sancerre, de Conflans. Ainsi nous pouvons négliger tout ce qui précède cet Étienne, et nous dispenser d’aller jusqu’à un Basile, chevalier grec, mais d’origine française, qui, sous l’empire de Charles le Chauve, sauva la Touraine de l’invasion des Normands, et eut de l’empereur la terre de Paulmy pour récompense. S’il y a du fabuleux dans l’origine des grandes noblesses du moins il y a une sorte de fabuleux qui n’appartient qu’à elles, et qui devient lui-même un titre.
Au commencement du règne de Louis XIII René de Voyer , fils de Pierre, chevalier de l’ordre et grand bailli de Touraine, et qui avait pris le nom d'Argenson d’une terre entrée dans sa maison par sa grand-mère paternelle, alla apprendre le métier de la guerre en Hollande, qui [p. 100] était alors la meilleure école militaire de l’Europe. Mais l’autorité de sa mère Élisabeth Huraut de Chiverny, nièce du chancelier de ce nom, les conjonctures des affaires générales et des siennes, des espérances plus flatteuses et plus prochaines qu’on lui fit voir dans le parti de la robe, le déterminèrent à l’embrasser ; il fut le premier magistrat de son nom mais presque sans quitter l’épée car ayant été reçu conseiller au parlement de Paris en l620, âgé de 24 ans et bientôt après ayant passé à la charge de maître des requêtes, il servit en qualité d’intendant au siège de la Rochelle, et dans la suite il n’eut plus ou que des intendances d’armées ou que des intendances des provinces dont il fallait réprimer les mouvements excités, soit par les seigneurs, soit parles calvinistes. Les besoins de l’État le firent souvent changer de poste, et l’envoyèrent toujours dans les plus difficiles. Quand la Catalogne se donna à la France il fut mis à la tête de cette nouvelle province, dont l’administration demandait un mélange singulier, et presque unique, de hauteur et de douceur, de hardiesse et de circonspection. Dans un grand nombre de marches d’armées, de retraites, de combats, de sièges il servit autant de sa personne, et beaucoup plus de son esprit qu’un homme de guerre ordinaire. L’enchaînement des affaires l’engagea aussi dans des négociations délicates avec des puissances voisines, surtout avec la maison de Savoie, alors divisée. Enfin, après tant d’emplois et de travaux, se croyant quitte envers sa patrie, il songea à une retraite qui lui fût plus utile que tout ce qu’il avait fait ; et comme il était veuf, il se mit dans l’état ecclésiastique mais le dessein que la cour forma de ménager la paix du Turc avec Venise le fit nommer ambassadeur extraordinaire vers cette république ; et il n’accepta l’ambassade que par un motif de religion et à condition qu’il n’y serait pas plus d’un an, et que quand il en sortirait, son fils, que l’on faisait dès lors conseiller d’état, lui succéderait. À peine était-il ar [p. 101] rivé à Venise, en 1651 qu’il fut pris, en disant la messe, d’une fièvre violente, dont il mourut en quatorze jours. Son fils ainé, qui avait eu à 21 ans l’intendance d’Angoumois, Aunis et Saintonge se trouva à 27 ans ambassadeur à Venise. Il fit élever à son père, dans l’église de Saint-Job, un mausolée qui était un ornement même pour une aussi superbe ville, et le sénat s’engagea, par un acte public, à avoir soin de le conserver.
Pendant le cours de son ambassade qui dura cinq ans, naquit à Venise M. d’ Argenson . La république voulut être sa marraine, lui donna le nom de Marc, le fit chevalier de Saint-Marc, et lui permit à lui et à toute sa postérité de mettre sur le tout de leurs armes celles de l’État avec le cimier et la devise, témoignages authentiques de la satisfaction qu’on avait de l’ambassadeur. Son ambassade finie, il se retira dans ses terres, peu satisfait de la cour, et avec une fortune assez médiocre, et n’eut plus d’autres vues que celles de la vie à venir. Le fils, trop jeune pour une si grande inaction, voulait entrer dans le service mais des convenances d’affaires domestiques lui firent prendre la charge de lieutenant général au présidial d’Angoulême, qui lui venait de son aïeul maternel. Les magistrats que le roi envoya tenir les grands jours en quelques provinces, le connurent dans leur voyage, et sentirent bientôt que son génie et ses talents étaient trop à l’étroit sur un si petit théâtre. Ils l’exhortèrent vivement à venir à Paris, et il y fut obligé par quelques démêlés qu’il eut avec sa compagnie. La véritable cause n’en était peut-être que cette même supériorité de génie et de talents un peu trop mise au jour et trop exercée.
A Paris, il fut bientôt connu de M. de Pontchartrain , alors contrôleur-général, qui, pour s’assurer de ce qu’il valait, n’eut besoin ni d’employer toute la finesse de sa pénétration, ni de le faire passer par beaucoup d’essais sur des affaires de finances dont il lui confiait le soin. On l’obligea à se faire [p. 102] maître des requêtes sur la foi de son mérite ; et, au bout de trois ans, il fut lieutenant-général de police de la ville de Paris, en 1697.
Les citoyens d’une ville bien policée jouissent de l’ordre qui y est établi, sans songer combien il en coûte de peines à ceux qui l’établissent ou le conservent, à peu près comme tous les hommes jouissent de la régularité des mouvements célestes sans en aucune connaissance, et même plus l’ordre d’une police ressemble par son uniformité à celui des corps célestes, plus il est insensible, et par conséquent il est toujours d’autant plus ignoré qu’il est plus parfait. Mais qui voudrait le connaître et l’approfondir en serait effrayé. Entretenir perpétuellement dans une ville telle que Paris une consommation immense, dont une infinité d’accidents peuvent toujours tarir quelques sources réprimer la tyrannie des marchands à l’égard du public, et en même temps animer leur commerce empêcher les usurpations mutuelles des uns sur les autres souvent difficiles à démêler ; reconnaître dans une foule infinie tous ceux qui peuvent si aisément y cacher une industrie pernicieuse en purger la société, ou ne les tolérer qu’autant qu’ils lui peuvent être utiles par des emplois dont d’autres qu’eux ne se chargeraient pas, ou ne s’acquitteraient pas si bien ; tenir les abus nécessaires dans les bornes précises de la nécessite qu’ils sont toujours prêts à franchir ; les renfermer dans l’obscurité à laquelle ils doivent être condamnés et ne les en tirer pas même par des châtiments trop éclatants ; ignorer ce qu’il vaut mieux ignorer que punir, et ne punir que rarement et utilement ; pénétrer, par des conduits souterrains, dans l’intérieur des familles, et leur garder les secrets qu’elles n’ont pas confiés, tant qu’il n’est pas nécessaire d’en faire usage être présent partout sans être vu enfin mouvoir ou arrêter à son gré une multitude immense et tumultueuse, et être l’âme toujours agissante et presque inconnue de ce grand corps voilà quelles sont en général les fonctions du [p. 103] magistrat de la police. Il ne semble pas qu’un homme seul y puisse suffire, ni par la quantité des choses dont il faut être instruit, ni par celle des vues qu’il faut suivre ni par l’application qu’il faut apporter, ni par la variété des conduites qu’il faut tenir et des caractères qu’il faut prendre mais la voix publique répondra si d’ Argenson a suffi à tout.
Sous lui, la propreté, la tranquillité, l’abondance, la sûreté de la ville furent portées au plus haut degré. Aussi le feu roi se reposait-il entièrement de Paris sur ses soins. Il eût rendu compte d’un inconnu qui s’y serait glissé dans les ténèbres cet inconnu, quelque ingénieux qu’il fût à se cacher, était toujours sous ses yeux ; et si enfin quelqu’un lui échappait, du moins, ce qui fait presque un effet égal, personne n’eût osé se croire bien caché. Il avait mérité que dans certaines occasions importantes, l’autorité souveraine et indépendante des formalités appuyât ses démarches ; car la justice serait quelquefois hors d’état d’agir, si elle n’osait jamais se débarrasser de tant de sages liens dont elle s’est chargée elle-même.
Environné et accablé, dans ses audiences, d’une foule de gens du menu peuple, pour la plus grande partie peu instruits même de ce qui les amenait, vivement agités d’intérêts très légers et souvent très mal entendus, accoutumés à mettre à la place du discours un bruit insensé ; il n’avait ni l’inattention ni le dédain qu’auraient pu s’attirer les personnes ou les matières ; il se donnait tout entier aux détails les plus vils, ennoblis à ses yeux par leur liaison nécessaire avec le bien public il se conformait aux façons de penser les plus basses et les plus grossières ; il parlait à chacun sa langue, quelque étrangère qu’elle lui fût ; il accommodait la raison à l’usage de ceux qui la connaissaient le moins ; il conciliait avec bonté des esprits farouches, et n’employait la décision d’autorité qu’au défaut de la conciliation. Quelquefois des contestations peu susceptibles, ou peu dignes [p. 104] d’un jugement sérieux, il les terminait par un trait de vivacité plus convenable et aussi efficace. Il s’égayait à lui-même, autant que la magistrature le permettait, des fonctions souverainement ennuyeuses et désagréables, et il leur prêtait de son propre fonds de quoi le soutenir dans un si rude travail.
La cherté étant excessive dans les années 1709 et 1710, le peuple injuste parce qu’il souffrait, s’en prenait en partie à d’ Argenson , qui cependant tâchait, par toutes sortes de voies, de remédier à cette calamité. Il y eut quelques émotions qu’il n’eût été ni prudent ni humain de punir trop sévèrement. Le magistrat les calma, et par la sage hardiesse qu’il eut de les braver, et par la confiance que la populace, quoique furieuse avait toujours en lui. Un jour assiégé dans une maison où une troupe nombreuse voulait mettre le feu il en fit ouvrir la porte, se présenta, parla et apaisa tout. Il savait quel est le pouvoir d’un magistrat sans armes ; mais on a beau le savoir, il faut un grand courage pour s’y fier. Cette action fut récompensée ou suivie de la dignité de conseiller d’état.
Il n’a pas seulement exercé son courage dans des occasions où il s’agissait de sa vie autant que du bien public, mais encore dans celles ou il n’y avait pour lui aucun péril que volontaire. Il n’a jamais manqué de se trouver aux incendies, et d’y arriver des premiers. Dans ces moments si pressants et dans cette affreuse confusion, il donnait les ordres pour le secours et en même temps il en donnait l’exemple, quand le péril était assez grand pour le demander. A l’embrasement des chantiers de la porte Saint-Bernard, il fallait, pour prévenir un embrasement général, traverser un espace de chemin occupé par les flammes. Les gens du port et les détachements du régiment des gardes hésitaient à tenter ce passage. M. d’ Argenson le franchit le premier, et se fit suivre des plus braves, et l’incendie fut arrêté. Il eut une partie de ses habits brûlés, et fut plus de 20 heures [p. 105] sur pied dans une action continuelle. Il était fait pour être romain, et pour passer du sénat à la tête d’une armée.
Quelqu’étendue que fût l’administration de la police, le feu roi ne permit pas que M. d’ Argenson s’y renfermât entièrement il l’appelait souvent à d’autres fonctions plus élevées et plus glorieuses, ne fût-ce que par la relation immédiate qu’elles donnaient avec le maître, relation toujours si précieuse et si recherchée. Tantôt il s’agissait d’accommodement entre personnes importantes, dont il n’eût pas été à propos que les contestations éclatassent dans les tribunaux ordinaires, et dont les noms exigeaient un certain respect auquel le public eût manqué. Tantôt c’était des affaires d’état qui demandaient des expédients prompts, un mystère adroit et une conduite déliée. Enfin M. d’ Argenson vint à exercer règlement auprès du roi un ministère secret et sans titre, mais qui n’en était que plus flatteur, et n’en avait même que plus d’autorité.
Comme la juridiction de la police le rendait maître des arts et métiers que l’Académie a entrepris de décrire et de perfectionner, ce qui la mettait dans une relation nécessaire avec lui pour les détails de l’exécution, et que d’ailleurs il avait pour les sciences tout le goût, et leur accordait toute la protection que leur devait un homme d’autant d’esprit et aussi éclairé, la compagnie voulut se l’acquérir, et elle le nomma en 1716 pour un de ses honoraires. Bientôt après, comme si une dignité si modeste en eut dû annoncer de plus brillantes, le régent du royaume, qui avait commencé par l’honorer de la même confiance et du même ministère secret que le feu roi, le fit entrer dans les plus importantes affaires ; et enfin, au commencement de 1718, le fit garde des sceaux et président du conseil des finances. Il avait été lieutenant de police vingt et un ans, et depuis longtemps les suffrages des bons citoyens le nommaient à des places plus élevées mais la sienne était trop difficile à remplir ; et la réputation singulière qu’il s’y [p. 106] était acquise, devenait un obstacle à son élévation. Il fallait un effort de justice pour le récompenser dignement.
Il fut donc chargé à la fois de deux ministères, dont chacun demandait un grand homme, et tous ses talents se trouvèrent d’un usage heureux. L’expédition des affaires du conseil se sentit de sa vivacité ; il accorda ou refusa les grâces qui dépendaient du sceau, selon sa longue habitude de savoir placer la douceur et la sévérité ; surtout il soutint avec sa vigueur et sa fermeté naturelle l’autorité royale, d’autant plus difficile à soutenir dans les minorités, que ce ne sont pas toujours des malintentionnés qui résistent. Sa grande application à entrer dans le produit effectif des revenus du roi, le mit en état de faire payer, dès la première année qu’il fut à la tête des finances, 16 millions d’arrérages des rentes de la ville, sans préjudice de l’année courante ; et outre le crédit qu’il redonnait aux affaires, il eut le plaisir de marquer bien solidement aux habitants de Paris l’affection qu’il avait prise pour eux en les gouvernant. Dans cette même année, il égala la recette et la dépense ; équation, pour parler la langue de cette académie, plus difficile que toutes celles de l’algèbre. C’est sous lui qu’on a appris à se passer des traités à forfait, et à établir des régies qui font recevoir au roi seul ses revenus, et le dispensent de les partager avec des espèces d’associés. Enfin, il avait un projet certain pour diminuer par des remboursements effectifs les dettes de l’État mais d’autres vues, et qui paraissaient plus brillantes, traversèrent les siennes il céda sans peine aux conjonctures, et se démit des finances an commencement de 1720.
Rendu tout entier à la magistrature, il ne le fut encore que pour peu de temps mais ce peu de temps valut à l’État un règlement utile. Les bénéfices tombés une fois entre les mains des réguliers, y circulaient ensuite perpétuellement à la faveur de certains artifices ingénieux qui trompaient la loi en la suivant à la lettre. M. d’ Argenson remédia à [p. 107] cet abus par deux déclarations qui préviennent, si cependant on ose l’assurer, surtout en cette matière, tous les stratagèmes de l’intérêt.
Le bien des affaires générales, qui changent si souvent de face, parut désirer qu’il remît les sceaux ; il les remit au commencement de juin 1720. Il conservait pleinement l’estime et l’affection du prince dont il les avait reçus, et il gagnait de la tranquillité pour les derniers temps de sa vie. Il n’eut pas besoin de toutes les ressources de son courage pour soutenir ce repos ; mais il employa, pour en bien user, toutes celles de la religion. Il mourut le 8 mai 1721.
Il avait une gaieté naturelle, et une vivacité d’esprit heureuse et féconde en traits, qui seuls auraient fait une réputation à un homme oisif. Elles rendaient témoignage qu’il ne gémissait pas sous le poids énorme qu’il portait. Quand il n’était question que de plaisir, on eût dit qu’il n’avait étudié toute sa vie que l’art si difficile, quoique frivole, des agréments et du badinage. Il ne connaissait point à l’égard du travail la distinction des jours et des nuits ; les affaires avaient seules le droit de disposer de son temps, et il n’en donnait à tout le reste que ce qu’elles lui laissaient de moments vides, au hasard et irrégulièrement. Il dictait à trois ou quatre secrétaires à la fois, et souvent chaque lettre eût mérité par sa matière d’être faite à part, et semblait l’avoir été. Il a quelquefois accommodé à ses propres dépens des procès, même considérables ; et un trait rare en fait de finances, c’est d’avoir refusé à un renouvellement de bail cent mille écus qui lui étaient dus par un usage établi : il les fit porter au Trésor royal, pour être employés au paiement des pensions les plus pressées des officiers de guerre. Quoique les occasions de faire sa cour soient toutes, sans nulle distinction infiniment chère à ceux qui approchent les rois, il en a rejeté un grand nombre, parce qu’il se fût expose au péril de nuire plus que les fautes [p. 108] ne méritaient. Il a souvent épargné des événements désagréables à qui n’en savait rien et jamais le récit du service n’allait mendier de la reconnaissance. Autant que par sa sévérité, ou plutôt par son apparence de sévérité, il savait se rendre redoutable au peuple dont il faut être craint, autant par ses manières et par ses bons offices, il savait se faire aimer de ceux que la crainte ne mène pas. Les personnes dont j’entends parler ici sont en si grand nombre et si importantes, que j’affaiblirais son éloge en y faisant entrer la reconnaissance que je lui dois, et que je conserverai toujours pour sa mémoire.
Il avait épousé Dame Marguerite le Fèvre de Caumartin, dont il a laissé deux fils, l’un conseiller d’état et intendant de Maubeuge, l’autre son successeur dans la charge de la police et une fille mariée à M. de Colande , maréchal de camp, et commandeur de l’ordre de Saint-Louis .