Affichage des fac-similés à venir
Affichage des fac-similés à venir
[p. 102]
François Bianchini naquit à Vérone le 13 décembre 1662 de Gaspard Bianchini et de Cornélie Vialetti.
Il embrassa l’état ecclésiastique ; et l’on pourrait croire que des vues de fortune, plus sensées et encore mieux fondées en Italie que partout ailleurs, l’y déterminèrent, s’il n’avait donné dans tout le cours de sa vie des preuves d’une sincère piété. Il fut reçu docteur en théologie mais il ne se contenta pas des connaissances qu’exige ce grade, il voulut posséder à fond toute la belle littérature, et non seulement les livres écrits dans les langues savantes, mais aussi les médailles, les inscriptions, les bas-reliefs, tous les précieux restes de l’Antiquité ; trésors assez communs en Italie pour prouver encore aujourd’hui son ancienne domination.
Après avoir amassé des richesses de ce genre presque prodigieuses, il forma le dessein d’une histoire universelle, conduite depuis la création du monde jusqu’à nos jours, tant profane qu’ecclésiastique ; mais l’une de ces parties toujours séparée de l’autre et séparée avec tant de scrupule, qu’il s’était fait une loi de n’employer jamais dans la profane rien de ce qui n’était connu que par l’ecclésiastique. La chronologie ou de simples annales sont trop sèches ce ne sont que des parties de l’histoire mises véritablement à leur place mais sans liaison et isolées. Un air de musique, c’est lui-même qui parle, est sans comparaison plus aisé à retenir que le même nombre de notes qui se suivraient sans faire un chant. D’un autre côté, l’histoire, qui n’est pas continuellement appuyée sur la chronologie n’a pas une marche assez réglée ni assez ferme. Il voulait que la suite des temps et celle des faits se [p. 103] développassent toutes deux ensemble avec cet agrément que produisent, même aux yeux, la disposition industrieuse et la mutuelle dépendance des parties d’un corps organisé.
Il avait imaginé une division des temps facile et commode, quarante siècles depuis la création jusqu’à Auguste , 16 siècles d’ Auguste à Charles V chacun de ces 16 siècles partagé en cinq vingtaines d’années de sorte que dans les huit premiers, de même que dans les huit derniers, il y a 40 de ces vingtaines comme 40 siècles dans la première division, régularité de nombres favorable à la mémoire. Au milieu des seize siècles comptés depuis Auguste , se trouve justement Charlemagne, époque des plus illustres. Le hasard semblait s’être souvent trouvé d’accord avec les intentions de M. Bianchini . Il avait imaginé de plus de mettre à la tête de chaque siècle de la quarantaine par où il ouvrait ce grand théâtre, et ensuite à la tête de chaque vingtaine d’années, la représentation de quelque monument qui eût rapport aux principaux événements qu’on allait voir c’était la décoration particulière de chaque scène, non pas un ornement inutile, mais une instruction sensible donnée aux yeux et à l’imagination par tout ce qui nous reste de plus rare et de plus curieux.
Il publia en 1697 la première partie de ce grand dessein. Elle devait contenir les quarante premiers siècles de l’histoire profane ; mais il se trouva que le volume aurait été d’une grosseur difforme, et il n’y entra que 32 siècles, qui finissent à la ruine du grand empire d’Assyrie. Le titre est La Istoria universale provata con monumenti et figurata con simboli de gli Antichi . M. Bianchini , occupé d’autres travaux qui sont survenus, n’a point donné de suite. Mais cette partie n’est pas seulement suffisante pour donner une haute idée de tout l’ouvrage ; elle en est le morceau qui eût été le plus considérable, par la difficulté et l’obscurité des matières à éclaircir là précisément où elle se termine le jour allait commencer à paraître et à conduire les pas île l’historien.
Si d’un grand palais ruiné on en trouvait tous les débris confusément dispersés dans l’étendue d’un vaste terrain et [p. 104] qu’on fût sur qu’il n’en manquât aucun ce serait un prodigieux travail de les rassembler tous, ou du moins sans les rassembler, de se faire, en les considérant, une idée juste de toute la structure de ce palais. Mais s’il manquait des débris, le travail d’imaginer cette structure serait plus grand et d’autant plus grand, qu’il manquerait plus de débris ; et il serait fort possible que l’on fit de cet édifice différents plans qui n’auraient presque rien de commun entre eux. Tel est l’état où se trouve pour nous l’histoire des temps les plus anciens. Une infinité d’auteurs ont péri ; ceux qui nous restent ne sont que rarement entiers de petits fragments et en grand nombre, qui peuvent être utiles, sont épars çà et là dans des lieux fort écartés des routes ordinaires, où l’on ne s’avise pas de les aller déterrer. Mais ce qu’il y a de pis, et qui n’arriverait pas à des débris matériels, ceux de l’histoire ancienne se contredisent souvent ; et il faut ou trouver le secret de les concilier, ou se résoudre à faire un choix qu’on peut toujours soupçonner d’être un peu arbitraire. Tout ce que des savanes du premier ordre, et les plus originaux, ont donné sur cette matière ce sont différentes combinaisons de ces matériaux d’antiquités, et il y a encore lieu à des combinaisons nouvelles, soit que tous les matériaux n’aient pas été employés, soit qu’on en puisse faire un assemblage plus heureux, ou seulement un autre assemblage.
Il paraît que M. Bianchini les a ramassés de toutes parts avec un extrême soin et les a mis en œuvre avec une industrie singulière. Les siècles qui ont précédé le déluge, vides dans l’histoire profane que l’on traite ici, et à laquelle on interdit le secours de l’histoire sainte sont remplis par l’invention des arts les plus nécessaires, et l’on en rapporte tout ce que les anciens en ont dit de plus certain, ou imaginé de plus vraisemblable. Il est aisé de voir quels sujets suivent le déluge. Partout c’est un grand spectacle raisonné appuyé non seulement sur les témoignages que le savoir peut fournir, mais encore sur des réflexions tirées de la nature des choses et fournies par l’esprit seul, qui donne la vie à ce grand [p. 105] amas de faits inanimés. Rien n’est mieux manie que les établissements des premiers peuples en différents pays, leurs transmigrations leurs colonies l’origine des monarchies ou des républiques, les navigations, ou de marchands ou de conquérants ; et sur ce dernier article, M. Bianchini fait toujours grand cas de ce qu’il appelle la Thalassocratie l’empire ou du moins l’usage libre de la mer. En effet, l’importance de cette thalassocratie connue et sentie dès les premiers temps l’est aujourd’hui plus que jamais ; et les nations de l’Europe s’accordent assez à penser qu’elles acquièrent plus de véritable puissance en s’enrichissant par un commerce tranquille, qu’en agrandissant leurs états par des conquêtes violentes. Selon M. Bianchini ce n’était point du ravissement d’ Hélène qu’il s’agissait entre les Grecs et les Troyens, c’était de la navigation de la mer Égée et du Pont-Euxin sujet beaucoup plus raisonnable et plus intéressant ; et la guerre ne se termina point par la prise de Troie, mais par un traité de commerce. Cela est même assez fondé sur l’Antiquité mais de là l’auteur se trouve conduit à un paradoxe plus surprenant c’est que l’Iliade n’est qu’une pure histoire, allégorisée dans le goût oriental. Ces dieux, tant reprochés à Homère et qui pourraient l’empêcher d’être reconnu pour divin sont pleinement justifiés par un seul mot ce ne sont point des dieux, ce sont des hommes ou des nations. Sesostris, roi de l’Ethiopie orientale ou Arabie avait conquis l’Egypte, toute l’Asie mineure, une partie de la grande Asie ; et après sa mort les rois ou princes qu’il avait rendu tributaires, secouèrent peu à peu le joug. Le Jupiter d’ Homère est celui des successeurs de Sesostris, qui régnait au temps de la guerre de Troie ; il ne commande qu’à demi aux dieux, c’est-à-dire aux princes ses vassaux, et il ne les empêche pas de prendre parti pour les Grecs ou pour les Troyens, selon leurs intérêts et leurs passions. Junon est la Syrie appelée blanche, alliée de l’Ethiopie orientale, mais avec quelque dépendance et cette Syrie est caractérisée par les bras blancs de Junon . Minerve est la savante Egypte, Mars une ligue de l’Arménie, de la Colchide, [p. 106] de la Thrace et de la Thessalie, et ainsi des autres. A la faveur de cette allégorie, Homère se retrouve divin, il faut avouer cependant qu’il l’était déjà quoiqu’on ne la connût point.
Après tout ce qui vient d’être dit, ou ne s’attendrait point que M. Bianchini fût un grand mathématicien. Naturellement le génie des vérités mathématiques et celui de la profonde érudition sont opposés ; ils s’excluent l’un l’autre, ils se méprisent mutuellement, il est rare de les avoir tous deux, et alors même il est presque impossible de trouver le temps de satisfaire à tous les deux. M. Bianchini les posséda pourtant ensemble et les porta loin. Il eut une occasion heureuse de donner en même temps des preuves incontestables de l’un et de l’autre. Lorsqu’au commencement de ce siècle il fut question à Rome de l’affaire du calendrier dont nous avons parlé en 1700 1 et 1701 2 et que le pape Clément XI eut fait une congrégation sur ce sujet, M. Bianchini , qu’il en avait nommé secrétaire, fit deux ouvrages qui avaient rapport et à cette grande affaire et a sa nouvelle dignité, et où la mathématique se liait nécessairement avec l’érudition la plus recherchée. Il les publia en 1703 sous ces titres: De calendario et cyclo Cœsaris, Ac de canone Paschali sancti Hippolyti martiris dissertationes duae . Telle est la nature de ces ouvrages, qu’on les défigurerait trop, si on voulait en donner une idée tout lecteur en sentira le prix, pourvu qu’il soit assez savant pour les bien lire. Nous rapporterons seulement que l’auteur s’est attaché à défendre le canon Pascal de saint Hippolyte, que le grand Scaliger avait hardiment traité de puéril, et qui, par les remarques de M. Bianchini , se trouve être le plus bel ouvrage qu’on ait fait en ce genre jusqu’à la réformation du calendrier sous Grégoire XIII . Ce devait être un double plaisir pour un savant et pour un catholique zélé, qu’une victoire remportée en cette matière sur Scaliger .
M. Bianchini fut purement mathématicien dans la construction du grand gnomon qu’il fit dans l’église des chartreux de Rome, pareil à celui que le grand M. Cassini avait [p. 107] fait dans Saint-Pétrone de Bologne. Il en vient de naître un troisième dans Saint Sulpice de Paris, par les soins d’un pasteur qui songe à tout, et on en finit actuellement à l’observatoire un quatrième. Ces gnomons ne sont que des grands quarts de cercle, mais plus justes à proportion de leur grandeur, et ce plus de justesse paie assez tous les soins presque incroyables de leur construction. Clément XI fit frapper une médaille du gnomon des chartreux, et M. Bianchini publia une ample dissertation De Nummo et Gnomone Clementino .
Il partageait continuellement sa vie entre les recherches d’antiquité et les recherches de mathématiques, surtout celles d’astronomie. Tantôt astronome, et tantôt antiquaire, il observait ou les cieux ou d’anciens monuments avec des yeux éclairés de la lumière propre à chaque objet, ou plutôt il savait prendre des yeux différents selon ses différents objets. Nous ne donnerons pour exemple de cette remarque alternative, que ses deux derniers ouvrages imprimés à une année l’un de l’autre, le premier en 1727, Camera ed inscrizioni Sepolcrali de Liberti, Servi, ed Uffici ali della Casa di Augusto , etc. Le second en 1728, Hesperi et Phosphori nova phoenomena, sive observationes circa planetam Veneris .
On découvrit en 1726, hors de Rome, sur la voie Appienne un bâtiment souterrain consistant en trois grandes salles, dont les murs étaient percés, dans toute leur étendue, de niches pareilles à celles que l’on fait dans les colombiers, afin que les pigeons s’y logent. Elles étaient remplies le plus souvent de quatre urnes cinéraires et accompagnées d’inscriptions qui marquaient le nom et la condition des personnes dont on voyait les cendres, tous étaient ou esclaves ou affranchis de la maison d’ Auguste , et principalement de celle de Livie . L’édifice était magnifique, tout de marbre, avec des ornements de mosaïque d’un bon goût. M. Bianchini ne manqua pas de sentir toute la joie d’un antiquaire, et de se livrer avec transport à sa curiosité. Il pensa lui en [p. 108] coûter la vie, il allait tomber de quarante pieds de haut dans ces ruines, et il fit, pour se retenir, un effort violent dont il fut longtemps fort incommodé ce qui interrompit les observations qu’il faisait en même temps sur Vénus. Il s’enfermait donc le jour dans le colombier sépulcral et souterrain, et la nuit il montait dans son observatoire. Il a donné une description exacte de ce colombier, et toutes les recherches savantes qu’on peut faire à l’occasion des inscriptions surtout l’explication d’un grand nombre de noms d’offices, qui sont sans doute d’une excellente latinité, vu le siècle, mais d’une latinité presque perdue aujourd’hui. En joignant le nombre des morts de ce grand tombeau à ceux d’un autre tout pareil découvert précédemment, et qui n’était non plus que pour la maison d’ Auguste , M. Bianchini en trouve 6000, sans tous ceux qui devaient être dispersés en une infinité d’autres lieux plus éloignés de Rome. Ce grand nombre n’étonne plus, dès que l’on voit, par plusieurs charges rapportées dans les inscriptions, combien le service était divisé en petites parties. Telle esclave n’était employée qu’à peser la laine que filait l’impératrice, une autre à garder ses boucles d’oreilles, une autre son petit chien.
Les observations de M. Bianchini sur Vénus nous intéressent davantage. Vénus est très difficile à observer autant et de la manière qu’il le faudrait pour en apprendre tout ce que la curiosité astronomique demanderait. Comme le cercle de sa révolution autour du soleil est enfermé dans celui de la Terre, on ne la voit ni quand elle est entre le soleil et nous, parce qu’alors son hémisphère obscur est tourné vers nous ; ni quand le soleil est entre nous et elle parce qu’alors il la cache ou l’efface. Il ne reste que le temps où elle n’est ni dans l’une, ni dans l’autre de ces deux parties opposées de son cours, et où même elle en est à un certain éloignement. Ces temps, qui précèdent le lever du soleil ou suivent son coucher, sont courts, parce que Vénus ne s’écarte pas beaucoup du soleil encore en faut-il nécessairement perdre une bonne demi-heure pour attendre que Vénus soit assez dégagée [p. 109] des rayons de cet astre. Mercure, qui étant plus proche du soleil est encore plus dans le cas de ces difficultés échappe presque entièrement aux astronomes.
M. Cassini étant encore en Italie, s’était appliqué en 1666 et 1667 à découvrir les taches de Vénus pour déterminer par leur moyen son mouvement diurne ou de rotation, si elle en avait un. Il vit des taches à la vérité, et même une partie plus luisante, qui fait le même effet par rapport au mouvement de rotation ; il crut que ce mouvement pouvait être de 23 heures, si cependant ce n’en était pas un de libration, tel que celui qu’on attribue à la Lune, car les plus grands hommes sont les moins hardis à affirmer. Le peu de durée que pouvait avoir chacune de ses observations, lui rendait le tout assez incertain, et depuis ce temps là il paraît avoir abandonné cette planète. Ensuite Huygens , qui avait découvert l’anneau de Saturne et un de ses satellites, chercha inutilement des taches dans Vénus ; il n’y vit qu’une lumière parfaitement égale. Nous avons dit en 1700 3 que M. de la Hire y avait vu de grandes inégalités en saillie, qui pouvaient être des montagnes ; ce qui ne s’accorde ni avec M. Cassini , ni avec M. Huygens et ne prouve que la difficulté du sujet. En dernier lieu le P. Briga, jésuite, professeur en mathématiques au collège de Florence, qui travaillait à un grand ouvrage sur Vénus, avait invité tous les observateurs de sa connaissance et en Europe et à la Chine, à chercher les taches de cette planète avec leurs meilleurs télescopes et tous lui avaient répondu qu’ils y avaient perdu leurs peines.
De plus, il manquait à la théorie de Vénus que sa parallaxe fût connue par observation immédiate ; elle n’était que tirée par des conséquences ou des circuits toujours moins sûrs que l’observation. On sait que la parallaxe d’une planète est la différence entre les deux lieux du ciel où on la rapporte vue du centre de la Terre ou vue d’un point de la surface ce qui donne la grandeur dont le demi-diamètre de la Terre serait vu de cette planète et la distance de la planète à la Terre.
[p. 110] Ce fut par la recherche de la parallaxe de Vénus que M. Bianchini commença. Il voulut tenter d’y appliquer l’ingénieuse méthode trouvée par feu M. Cassini pour la parallaxe de Mars et expliquée en 1706 4 . Elle consiste à comparer à une étoile fixe extrêmement proche de la planète dont on cherche la parallaxe, le mouvement de cette planète, et cela pendant un temps assez long. On n’aurait pas vu assez longtemps Vénus prise le matin ou le soir ; mais avec des lunettes on la peut voir eu plein jour et dans le méridien quelquefois même à l’œil nu et alors on avait le temps nécessaire. Mais on ne voit pas ainsi les fixes, à moins cependant qu’elles ne soient de la première grandeur, et c’était un pur bonheur d’en trouver quelqu’une extrêmement proche de Vénus vue en plein jour et au méridien. M. Bianchini espéra, sur la foi des tables du mouvement de Vénus, que le 3 juillet 1716 elle se trouverait dans le méridien à peu près avec Régulus, ou le cœur du lion ; et en effet, il vit ces deux astres dans la même ouverture de sa lunette. Il répéta l’observation les trois jours suivants ; et après s’en être bien assuré, il trouva par la méthode de M. Cassini , et vérifia encore par une autre voie, que la parallaxe de Vénus était de 24 secondes. Nous supprimons toutes les attentions fines et délicates qu’il apporta ; le mérite n’en serait senti que par les astronomes, et les astronomes supposeront aisément qu’il ne les oublia pas dans une recherche si nouvelle et si importante.
Il ne faut pourtant pas compter pour absolument sûres les 24 secondes de la parallaxe de Vénus ; elles en donneraient 14 pour celle du soleil, qui, selon M. Cassini , n’est que de 10, et, selon M. de la Hire , de 6, et ces deux noms sont d’un grand poids. C’est plutôt la manière de trouver la parallaxe de Vénus qui est enfin trouvée par M. Bianchini , que ce n’est cette parallaxe même. Il voulait recommencer ses observations en 1724 où Vénus se devait retrouver en passant par le méridien dans la même position à peu près à l’égard de Régulus, position unique et précieuse. Mais il n’eut plus alors le même lieu pour observer, et il n’en put [p. 111] avoir d’autre qui fût propre, et quel déplaisir de dépendre tant d’un certain concours de circonstances étrangères ! Comme Vénus ne revenait avec Régulus qu’au bout de huit ans, il se flatta de reprendre son travail en 1732 ; mais sa vie ne s’est pas étendue jusque là.
Il fut plus heureux dans l’observation encore plus importante des taches de Vénus, qu’il fit en 1726. Ce n’était pas la faute de ceux qui ne les avaient point vues ou les avaient mal vues ils ne se servaient que de verres de 50 ou 60 pieds de foyer, qui n’étaient pas suffisants. Campani et Divini, les plus excellents ouvriers en ce genre en avaient fait de 100 et de 120 pieds ; mais la difficulté était de manier des tuyaux de cette énorme longueur, qui se courbaient toujours très sensiblement vers le milieu. M. Huygens avait ingénieusement imaginé le moyen de se passer de tuyau ; mais il restait encore tant d’embarras et d’incommodités qu’on aurait apparemment abandonné l’invention, si M. Bianchini n’eût trouvé le secret de remédier à tout. Il vint à Paris en 1712, et fit voir à l’Académie sa machine, qui parut simple, portative, maniable, et expéditive au-delà de tout ce qu’on eût osé espérer. L’Académie a cru qu’elle en devait la description au public, et elle l’a donnée dans ses mémoires de 1713 5 . Il était dans l’ordre que l’auteur en recueillit le fruit. Il vit très sûrement les taches de Vénus prise dans toutes les situations où elle le peut être et dans toute la variété, quoiqu’assez bornée, de ces situations. Ces taches, vues par les grands verres qu’il ployait, ne sont que comme les taches de la lune vues à l’œil nu ; et si celles-ci sont des mers, les autres en seront aussi. Il conseille à ceux qui voudront bien voir les taches de Vénus, de s’accoutumer auparavant à regarder avec attention celles de la lune, à bien suivre leurs contours, et à les distinguer les unes des autres. L’œil préparé par cet apprentissage, en sera plus habile et plus savant quand il se transportera sur Vénus.
M. Bianchini en distingua assez nettement les taches pour y établir vers le milieu du disque sept mers qui se commu [p. 112] niquent par quatre détroits, et vers les extrémités deux autres mers sans communication avec les premières. Des parties qui semblaient se détacher du contour de ces mers, il les appela promontoires et en compta huit. Comme il avait un droit de propriété sur ce grand globe presque tout nouveau, et dû à ses veilles, il imposa des noms à ces mers, à ces détroits, à ces promontoires et à l’exemple tant des anciens Grecs qui ont mis dans le ciel leurs héros, que des astronomes modernes qui ont rempli la lune de philosophes et de savants, il favorisa qui il voulut de ces espèces d’apothéoses, toujours cependant avec un choix judicieux. Il avait reçu des grâces du roi de Portugal et il donna son nom à la première mer. Pour ces autres grands pays dont il disposait, il les partagea entre les généraux portugais les plus illustres par leurs conquêtes dans les deux Indes, et entre les plus célèbres navigateurs qui ont ouvert le chemin à ces conquêtes. Galilée et Cassini se trouvent là, non pas tant par l’amour de M. Bianchini pour sa patrie, que parce que ces deux grands hommes, qui n’ont jamais navigué, ont été aussi utiles à la navigation et à la connaissance du globe terrestre que Colomb, Vespuce et Magellan . L’Académie des Sciences et le nouvel institut de Boulogne ont aussi leur place dans Vénus. Les principaux domaines des savants ne sont point exposés à la jalousie des autres hommes.
Nous avons dit en plusieurs endroits de nos histoires, et principalement en 1701 6 , quelle est la méthode dont on se sert pour découvrir par les taches d’une planète, et par les circonstances de leur mouvement, l’axe de la rotation et sa position sur le plan de l’orbite que la planète décrit. Parce que Vénus est une planète inférieure on ne saurait voir son disque entièrement éclairé du soleil il y a toujours sur ce disque une ligne qui sépare la partie obscure d’avec l’éclairée, et est une portion d’un cercle qui, vu du soleil, séparait les deux hémisphères, l’un éclairé, l’autre obscure. Le plan de ce cercle est toujours perpendiculaire à une ligne tirée du centre du soleil à celui de Vénus, et cette ligne est nécessairement [p. 113] dans le plan de l’orbite de Vénus ou de son écliptique particulière. C’est par rapport à la ligne de la dernière illumination sur le disque de la planète que M. Bianchini observait le mouvement des taches et l’inclinaison de la ligne de ce mouvement par là il parvint à déterminer que l’axe de la rotation de Vénus était incliné de 15 degrés à son orbite ou écliptique.
Lorsque l’axe de rotation d’une planète est perpendiculaire à son orbite, comme l’est presque celui de Jupiter, cette planète a toujours le soleil dans son équateur, et ses deux pôles éclairés en même temps, elle jouit d’un équinoxe perpétuel et chacune de ses parties n’a jamais que la même saison. Si au contraire l’axe de rotation est infiniment incliné sur l’orbite, c’est-à-dire couché dans son plan, la planète n’a un équinoxe que deux fois dans son année ses deux pôles ont alternativement le soleil vertical, et chacune de ses parties a la plus grande inégalité de saisons qu’il soit possible. L’axe de Vénus est si incliné sur son orbite qu’il s’en faut peu qu’elle ne soit dans ce dernier cas ; et l’on ne connaît point de planète qui à cet égard diffère tant de Jupiter.
M. Cassini avait cru ou plutôt soupçonné que la rotation de Vénus était de 23 heures. Il voyait d’un jour à l’autre une certaine partie du disque avancée d’une certaine quantité, et il jugeait qu’elle s’était ainsi avancée après une révolution entière du globe, qui par conséquent n’aurait pas duré 24 heures. Cela était fort possible ; mais il l’était aussi que le globe n’eût pas fait une révolution entière, qu’il en eût seulement continué une dont la lenteur aurait été nécessairement assez grande. On n’avait point d’exemple d’une lenteur pareille dans aucune rotation de planète mais, quoique peu vraisemblable, elle n’a pas laissé de se trouver vraie et M. Bianchini a déterminé la rotation de Vénus de 24 jours 8 heures. Selon le système de M. Mairan , rapporté en cette année 1729 7 , cette lenteur de la rotation de Vénus est en partie une suite de la grande inclinaison de l’axe.
Enfin, une découverte très remarquable de M. Bianchini est celle du parallélisme constant de l’axe de Vénus sur son [p. 114] orbite, pareil à celui que Copernic fut obligé de donner à la Terre. Ce qu’il avait imaginé et supposé pour le besoin de son système est maintenant vérifié dans toutes les planètes dont on connaît la rotation nulle variété à cet égard tandis que tout le reste varie et Copernic a eu la gloire de deviner ce qui fait aujourd’hui une des principales clefs de l’astronomie physique. Cependant M. Bianchini craint que ce parallélisme de Vénus et quelques autres points où la bonne astronomie le jette indispensablement, ne paraissent trop favorables à Copernic et il a toujours grand soin d’avertir que tout cela peut s’accorder avec Ticho . Ces précautions sont nécessaires aux compatriotes de Galilée une petite différence de climat en mettrait apparemment dans leur style.
L’ouvrage sur les phénomènes de Vénus fait mention d’une méridienne que M. Bianchini voulait tracer dans toute l’étendue de l’Italie, à l’exemple de la méridienne de la France, unique jusqu’à présent. Pendant l’espace de huit années il avait employé tous les intervalles de ses autres travaux à faire tous les préparatifs nécessaires pour ce grand dessein, mais il n’a pas vécu assez pour en commencer seulement l’exécution.
Nous nous arrêtons là, en avouant que nous lui faisons tort de nous y arrêter mais la raison même qui nous y oblige tourne à sa gloire. Les vies des papes par Anastase le bibliothécaire dont il a donné une nouvelle édition en trois tomes in-folio, enrichie d’une infinité de recherches très savantes, sont un trop grand ouvrage qui nous mènerait trop loin surtout après ceux du même genre dont nous avons rendu compte ; et plusieurs ouvrages moins considérables seulement par le volume sont en trop grand nombre. Il y en a même quelques uns qui sont des pièces d’éloquence et l’on dit qu’il embrassait jusqu’à la poésie. Il se trouve en effet dans son style, quand les occasions s’en présentent, une force et une beauté d’expression, des figures, des comparaisons, qui sentent le génie poétique.
L’Académie le mit dès l’an 1705 dans le petit nombre de ses associés étrangers.
[p. 115] Il mourut d’une hydropisie le 2 mars 1729. On lui trouva un cilice, qui ne fut découvert que par sa mort ; et toute sa vie, par rapport à la religion, avait été conforme à cette pratique secrète. La facilité, la candeur de ses mœurs étaient extrêmes, et encore plus, s’il se peut, son ardeur à faire plaisir. Il n’était jamais engagé dans aucune étude si intéressante pour lui, dans aucun travail dont la continuation fût si indispensable et l’interruption si nuisible, qu’il n’abandonnât tout dans le moment avec joie pour rendre un service.
Son mérite a été bien connu, et l’on pourrait dire récompensé, si l’on s’en rapportait à sa modestie. Il a eu deux canonicats dans deux des principales églises de Rome. Il a été camérier d’honneur de Clément XI , et prélat domestique de Benoit XIII . Outre le secrétariat de la congrégation du calendrier, Clément XI lui donna par une bulle une intendance générale sur toutes les antiquités de Rome auxquelles il était défendu de toucher sans sa permission. Il aurait pu aspirer plus haut dans un pays où l’on sait qu’il faut quelquefois décorer la pourpre elle-même par les talents et par le savoir ; l’exemple récent du cardinal Noris l’autorisait à prendre des vues si élevées et si flatteuses, mais on assure que sa modération naturelle et la religion l’en préservèrent toujours.