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Herman Boerhaave naquit le dernier jour de décembre 1668 à Voorhout, près de Leyde, de Jacques Boerhaave, pasteur de ce petit village, et d’Agar Paalder. Sa famille était originaire de Flandre, anciennement établie à Leyde, et d’une fortune très médiocre. Dès l’âge de 5 ans il perdit sa mère, qui laissait encore trois autres enfants. Un an après, le père se remaria, et six nouveaux enfants augmentèrent la famille. Heureux les pays où le luxe et des mœurs trop délicates n’en font point craindre le nombre ! Il arriva encore une chose qui serait assez rare dans d’autres pays et dans d’autres mœurs, la seconde femme devint la mère commune de tous les enfants de son mari, également occupée de tous, tendrement aimée de tous.
Le père, et par un amour naturel, et par une économie nécessaire, était le précepteur des garçons aussi longtemps qu’il pouvait l’être. Il reconnut bientôt dans Herman des dispositions excellentes, et il le destina à remplir une place comme la sienne. Son ambition ne prenait pas un plus grand vol. Il lui avait déjà appris à l’âge de onze ans beaucoup de latin, de grec, de Belles-Lettres ; et dans le même temps qu’il lui formait l’esprit, il avait soin de lui fortifier le corps par quelque exercice modéré d’agriculture ; car il fallait que la bonne éducation ne coûtât pas.
Cependant vers l’âge de 14 ans le jeune Boerhaave fut attaqué d’un ulcère malin à la cuisse gauche ; il fut tourmenté pendant près de quatre ans et du mal et des remèdes ; enfin, après avoir épuisé tout l’art des médecins et des chirurgiens, il s’avisa de se faire de fréquentes fomentations avec de l’urine où il avait dissous du sel, et il se guérit lui-même ; présage, si l’on veut, de l’avenir qui l’attendait.
[p. 106] Cette longue maladie ne nuisit presque pas au cours de ses études. Il avait par son goût naturel trop d’envie de savoir, et il en avait trop de besoin par l’état de sa fortune. Il entra à quatorze ans dans les écoles publiques de Leyde, passait rapidement d’une classe dans une plus élevée, et partout il enlevait les prix. Il n’avait que quinze ans quand la mort de son père le laissa sans secours, sans conseil, sans bien.
Quoique dans ses études il n’eût pour dernier et principal objet que la théologie, il s’était permis des écarts assez considérables vers une autre science extrêmement différente, vers la géométrie qu’il aurait presque dû ne connaître que de nom. Peut-être certains esprits faits pour le vrai savent-ils par une espèce d’instinct, qu’il doit y avoir une géométrie qui sera quelque chose de bien satisfaisant pour eux : mais enfin, M. Boerhaave se sentit forcé à s’y appliquer, sans aucune autre raison que celle du charme invincible qui l’attirait. Heureusement ce fut-là pour lui, après la mort de son père, une ressource qu’il n’avait pas prévue. Il trouva moyen de subsister à Leyde, et d’y continuer ses études de théologie, en enseignant les mathématiques à des jeunes gens de condition.
D’un autre côté, la maladie dont il s’était guéri lui fit faire des réflexions sur l’utilité de la médecine, et il entreprit d’étudier les principaux auteurs dans ce genre, à commencer par Hippocrate , pour qui il prit une admiration vive et passionnée. Il ne suivit point les professeurs publics, il prit seulement quelques-unes des leçons du fameux Drelincourt ; mais il s’attacha aux dissections publiques, et en fit souvent d’animaux en son particulier. Il n’avait besoin que d’apprendre des faits qui ne se devinent point, et qu’on ne sait qu’imparfaitement sur le rapport d’autrui ; tout le reste il se l’apprenait lui-même en lisant.
Sa théologie ne laissait pas d’avancer, et cette théologie c’était le grec, l’hébreu, le chaldéen, la critique de l’Ancien et du Nouveau Testament, les anciens auteurs ecclésiastiques, les commentateurs modernes. Comme on le [p. 107] connaissait capable de beaucoup de choses à la fois, on lui avait conseillé d’allier la médecine à la théologie ; et en effet, il leur donnait la même explication, et il se préparait à pouvoir remplir en même temps les deux fonctions les plus indispensablement nécessaires à la société.
Mais il faut avouer que, quoiqu’également capable de toutes les deux, il n’y était pas également propre. Le fruit d’une vaste et profonde lecture dans les matières théologiques avait été de lui persuader que la religion très simple au sortir, pour ainsi dire, de la bouche de Dieu, était présentement défigurée par de vaines, ou plutôt par de vicieuses subtilités philosophiques, qui n’avaient produit que des dissensions éternelles, et les plus fortes de toutes les haines. Il voulait faire un acte public sur cette question : Pourquoi le Christianisme, prêché autrefois par des Ignorans, avait fait tant de progrès, et en faisait aujourd’hui si peu, prêché par des Savants ? On voit assez où ce sujet, qui n’avait pas été pris au hasard, devait le conduire, et quelle cruelle satyre du ministère ecclésiastique en général y était renfermée.
Pouvait-il, avec une façon de penser si singulière, exercer ce ministère tel qu’il le trouvait ? Pouvait-il espérer d’amener un seul de ses collègues à son avis ? N’était-il pas sûr d’une guerre générale déclarée contre lui, et d’une guerre théologique ?
Un pur accident, où il n’avait rien à se reprocher, se joignit apparemment à ses réflexions, et le détermina absolument à renoncer au ministère et à la théologie. Il voyageait dans une barque, où il prit part à une conversation qui roulait sur le spinosisme. Un inconnu, plus orthodoxe qu’habile, attaqua si mal ce système, que M. Boerhaave lui demanda s’il avait lu Spinoza. Il fut obligé d’avouer que non : mais il ne pardonna pas à M. Boerhaave . Il n’y avait rien de plus aisé que de donner pour un zélé et ardent défenseur de Spinoza celui qui demandait seulement que l’on connût Spinoza quand on l’attaquait ; aussi le mauvais raisonneur de la barque n’y manqua-t-il pas : le public, non seulement très susceptible, mais avide de mauvaises impressions, [p. 108] le seconda bien, et en peu de temps M. Boerhaave fut déclaré spinosiste. Ce spinosiste cependant a été toute sa vie fort régulier à certaines pratiques de piété, par exemple, à ses prières du matin et du soir. Il ne prononçait jamais le nom de Dieu, même en matière de physique, sans se découvrir la tête ; respect qui à la vérité peut paraître petit, mais qu’un hypocrite n’aurait pas le front d’affecter.
Après son aventure, il se résolut à n’être désormais théologien qu’autant qu’il le fallait pour être bon chrétien, et il se donna entièrement à la médecine. Il n’eut point de regret à la vie qu’il aurait menée, à ce zèle violent qu’il aurait fallu montrer pour des opinions fort douteuses et qui ne méritaient que de la tolérance, à cet esprit de parti dont il aurait dû prendre quelques apparences forcées, qui lui auraient coûté beaucoup et peu réussi.
Il fut reçu docteur en médecine l’an 1693, âgé de vingt-cinq ans, et ne discontinua pas ses leçons de mathématiques, dont il avait besoin, en attendant les malades qui ne viennent pas si tôt. Quand ils commencèrent à venir, il mit en livres tout ce qu’il pouvait épargner, et ne se crut plus à son aise que parce qu’il était plus en état de se rendre habile dans sa profession. Par la même raison qu’il se faisait peu à peu une bibliothèque, il se fit aussi un laboratoire de chimie ; et quoiqu’il ne pût pas se donner un jardin, il étudia beaucoup la botanique.
Si l’on rassemble tout ce qui a été dit jusqu’ici, on sera sans doute étonné de la quantité de connaissances différentes, qui s’amassaient dans une seule tête. Que sera-ce donc, si nous osions dire qu’il embrassa jusqu’à la jurisprudence et à la politique ? Il y a des esprits à qui tout ce qui peut être su convient, et qu’une grande facilité de compréhension, une mémoire heureuse, une lecture continuelle mettent en état d’apprendre tout. Peut-être ne feront-ils guère qu’apprendre, que savoir ce qui a été su par d’autres : mais ils sauront eux seuls ce qui a été su par un grand nombre d’autres séparément ; et il ne leur arrivera pas, comme à ceux [p. 109] du caractère opposé, d’être d’un côté de grands hommes, et de l’autre des enfants.
Sa réputation augmentait assez vite, et sa fortune fort lentement. Un seigneur qui était dans la plus intime faveur de Guillaume III, roi d’Angleterre , le sollicita par de magnifiques promesses à venir s’établir chez lui à la Haie : mais le jeune médecin craignit pour sa liberté, quoique peut-être avec peu de raison, et il refusa courageusement. Les lettres, les sciences forment assez naturellement des âmes indépendantes, parce qu’elles modèrent beaucoup les désirs.
M. Boerhaave eut dès lors trois amis de grande considération, M. Jacques Trigland, célèbre professeur en théologie, et MM. Daniel Alphen et Jean Van den Berg, tous deux élevés aux premières magistratures qu’ils exerçaient avec beaucoup d’honneur. Ils avaient presque deviné le mérite de M. Boerhaave , et ce fut pour eux une gloire dont ils eurent lieu dans la suite de se savoir bon gré, et pour lui un sujet de reconnaissance qu’il sentit toujours vivement. M. Van den Berg lui proposa de songer à une place de professeur en médecine dans l’université de Leyde, et l’effraya par cette proposition qu’il jugea aussitôt trop téméraire et trop ambitieuse pour lui ; mais cet ami habile et zélé, qui se crut assez fort par son crédit, et encore plus par le sujet pour qui il agirait, entreprit l’affaire, et elle fut faite en 1702.
Devenu professeur public, il fit encore chez lui des cours particuliers, qui sont et plus instructifs, et plus fréquentés, et pour tout dire, plus utiles au maître. Le succès de ses leçons fut tel, que sur un bruit qui courut qu’il devait passer ailleurs, les curateurs de l’université de Leyde lui augmentèrent considérablement ses appointements, à condition qu’il ne les quitterait point. Leur sage économie savait calculer ce qu’il valait à leur ville par le grand nombre de ses écoliers.
Les premiers pas de sa fortune une fois faits, les suivants furent plus rapides. On lui donna encore deux places de professeur, [p. 110] l’une en botanique, l’autre en chimie ; et les honneurs qui ne sont que des honneurs, comme les rectorats, ne lui furent point épargnés.
Ses fonctions multipliées autant qu’elles pouvaient l’être, attirèrent à Leyde un concours d’étrangers qui aurait presque suffi pour enrichir la ville, et assurément les magistrats ne se repentirent point d’avoir acheté cher l’assurance de posséder toujours un pareil professeur. Tous les états de l’Europe lui fournissaient des disciples, l’Allemagne principalement, et même l’Angleterre, toute fière qu’elle est, et avec justice, de l’état florissant où les sciences sont chez elle.
Quoique le lieu où il tenait chez lui ses cours particuliers de médecine ou de chimie fut assez grand, souvent pour plus de sûreté on s’y faisait garder une place comme nous faisons ici aux spectacles qui réussissent le plus.
Il n’est pas étonnant que dans les siècles où les établissements publics, destinés aux faibles sciences d’alors, étaient fort rares, on se sait rendu de tous les pays de l’Europe auprès d’un docteur devenu célèbre ; que quelquefois même on l’ait suivi jusques dans des solitudes, lorsqu’il était chassé des villes par la jalousie et la rage de ses rivaux. Mais aujourd’hui que tout est plein de collèges, d’universités, d’académies, de maîtres particuliers, de livres qui sont des maîtres encore plus sûrs, quel besoin a-t-on de sortir de sa patrie pour étudier en quelque genre que ce sait ? Trouvera-t-on ailleurs un maître si supérieur à ceux que l’on avait chez soi ? Sera-t-on suffisamment récompensé du voyage ? Il n’est guère possible d’imaginer sur ce point d’autres causes que les talents rares et particuliers d’un professeur.
Il ne sera point obligé à inventer des systèmes nouveaux ; mais il le sera à posséder parfaitement tout ce qui a été écrit sur sa science ; à porter de la lumière partout où les auteurs originaux auront, selon leur coutume, laissé beaucoup d’obscurité ; à rectifier leurs erreurs toujours d’autant plus dangereuses, qu’ils sont plus estimables ; enfin à refondre toute la science, si on peut espérer, comme on le peut presque [p. 111] toujours, qu’elle sera plus aisée à saisir sous une forme nouvelle. C’est ce qu’a fait M. Boerhaave sur la chimie, dans les deux volumes in-quarto qu’il en a donnés en 1732. Quoiqu’on l’eut déjà tirée de ses ténèbres mystérieuses où elle se retranchait anciennement, et d’où elle se portait pour une science unique qui dédaignait toute communication avec les autres, il semblait qu’elle ne se rangeait pas bien encore sous les lois générales de la physique, et qu’elle prétendait conserver quelques droits et quelques privilèges particuliers. Mais M. Boerhaave l’a réduite qu’à n’être qu’une simple physique claire et intelligible. Il a rassemblé toutes les lumières acquises depuis un temps, et qui étaient confusément répandues en mille endraits différents, et il en a fait, pour ainsi dire, une illumination bien ordonnée qui offre à l’esprit un magique spectacle.
Il faut avouer cependant que dans cette physique ou chimie si pure, et si lumineuse, il y admet l’attraction ; et, pour agir avec plus de tranquillité que l’on ne fait assez souvent sur cette matière, il reconnaît bien formellement que cette attraction n’est point du tout un principe mécanique. Peut-être la croirait-on plus supportable en chimie qu’en astronomie, à cause de ses mouvements subits, violents, impétueux, si communs dans les opérations chimiques ; mais en quelque occasion que ce sait, aura-t-on dit quelque chose, quand on aura prononcé le mot d’attraction ? On l’accuse d’avoir mis dans cet ouvrage des opérations qu’il n’a point faites lui-même, et dont il s’est trop fié à ses artistes.
Outre les qualités essentielles aux grands professeurs, M. Boerhaave avait encore celles qui les rendent aimables à leurs disciples. Ordinairement on leur jette à la tête une certaine quantité de savoir, sans se mettre aucunement en peine de ce qui en arrivera. On fait son devoir avec eux précisément et sèchement, et on est pressé d’avoir fait. Pour lui, il leur faisait sentir une envie sincère de les instruire ; non-seulement il était très-exact à leur donner tout le temps [p. 112] promis, mais il ne profitait point des accidents qui auraient pu légitimement lui épargner quelque leçon, il ne manquait point de la remplacer par une autre. Il s’étudiait à reconnaître les talents ; il les encourageait, les aidait par des attentions particulières.
Il faisait plus ; si ses disciples tombaient malades, il était leur médecin, et il les préférait sans hésiter aux pratiques les plus brillantes et les plus utiles. Il regardait ceux qu’il avait à instruire comme ses enfants adoptifs à qui il devait son secours ; et en les traitant, il les instruisait encore plus efficacement que jamais.
Il avait trois chaires de professeur, et les remplissait toutes trois de la même manière. Il publia, en 1707, ses Institutiones Medicae , et, en 1708, ses Aphorismi de cognoscendis et curandis morbis . Nous ne parlons que des premières éditions, qui ont toujours été suivies de plusieurs autres. Ces deux ouvrages, et principalement les Institutions, sont fort estimés de ceux qui sont en droit d’en juger : il se propose d’imiter Hippocrate . À son exemple, il ne se fonde jamais que sur l’expérience bien avérée, et laisse à part tous les systèmes qui peuvent n’être que d’ingénieuses productions de l’esprit humain, désavouées par la nature. Cette sagesse est encore plus estimable aujourd’hui que du temps d’ Hippocrate , où les systèmes n’étaient ni en si grand nombre, ni aussi séduisants. L’imitation d’ Hippocrate paraît encore dans le style serré et nerveux de ses ouvrages. Ce ne sont en quelque sorte que des germes de vérités extrêmement réduites en petit, et qu’il faut étendre et développer, comme il le faisait par ses explications.
Pourra-t-on croire que les institutions de médecine et les aphorismes de M. Boerhaave aient eu un assez grand succès pour passer les bornes de la chrétienté, pour se répandre jusqu’en Turquie, pour y être traduits en arabe, et par qui ? par le Mufti lui-même. Les plus habiles Turcs entendent-ils donc le latin ? Entendront-ils une infinité de choses qui ont rapport à notre physique, à notre anatomie, [p. 113] à notre chimie d’Europe, et qui en supposent la connaissance ? Comment sentiront-ils le mérite d’ouvrages qui ne sont à la portée que de nos savants ? Malgré tout cela, M. Albert Schultens , très habile dans les langues orientales, et qui, par ordre de l’université de Leyde, a fait l’oraison funèbre de M. Boerhaave , y a dit qu’il avait vu cette traduction arabe il y avait alors cinq ans ; que l’ayant confrontée à l’original, il l’avait trouvée fidèle, et qu’elle devait être donnée à la nouvelle imprimerie de Constantinople.
Un autre fait qui regarde les Institutions n’est guère moins singulier, quoique d’un genre très différent. Lorsqu’il réimprima ce livre en 1713, il mit à la tête une épître dédicatoire à Abraham Drolenvaux, sénateur et échevin de Leyde, où il le remercie très tendrement, et dans les termes les plus vifs, de s’être privé de sa fille unique pour la lui donner en mariage. C’était au bout de trois ans que venait ce remercîment et qu’il faisait publiquement à sa femme une déclaration d’amour.
Il avait du goût pour ces sortes de dédicaces, et il aimait mieux donner une marque flatteuse d’amitié à son égal, que de se prosterner aux pieds d’un grand, dont à peine peut-être aurait-il été aperçu. Il dédia son cours de chimie à son frère Jacques Boerhaave, pasteur d’une église, qui, destiné par leur père à la médecine, l’avait fort aidé dans toutes les opérations chimiques auxquelles il se livrait, quoique destiné à la théologie. Ils firent ensuite entre eux un échange de destination.
Nous n’avons point encore parlé de M. Boerhaave comme professeur en botanique. Il eut cette place en 1709, année si funeste aux plantes par toute l’Europe, et l’on pourrait dire que du moins Leyde eut alors une espèce de dédommagement. Le nouveau professeur trouva dans le jardin public trois mille plantes ; il avait doublé ce nombre vers 1720. Heureusement il avait pris de bonne heure, comme nous l’avons déjà dit, quelques habitudes d’agriculture, et rien ne convenait mieux et à sa santé, et à son amour pour la vie [p. 114] simple, que le soin d’un jardin, et l’exercice corporel qu’il demandait. D’autres mains pouvaient travailler, mais elles n’eussent pas été conduites par les même yeux. Il ne manqua pas de perfectionner les méthodes déjà établies pour la distribution et la Nomenclature des plantes.
Après avoir fini un de ses trois cours, les étrangers qui avaient pris ses leçons, sortaient de Leyde, et se dispersaient en différents pays, où ils portaient son nom et ses louanges. Chacune des trois fonctions fournissait un lot qui partait, et cela se renouvelait d’année en année. Ceux qui étaient revenus de Leyde, y en envoyaient d’autres, et souvent en plus grand nombre. On ne peut imaginer de moyen plus propre à former promptement la réputation d’un particulier, et à l’étendre de toutes parts. Les meilleurs livres sont bien lents en comparaison.
Un grand professeur en médecine et un grand médecin peuvent être deux hommes bien différents tant il est arrêté à l'égard de la nature humaine, que les choses qui paraissent les plus liées par elles-mêmes, y pourront être séparées. M. Boerhaave fut ces deux hommes à la fois. Il avait surtout le pronostic admirable et pour ne parler ici que par faits, il attira à Leyde outre la foule des étudiants une autre foule presque aussi nombreuse de ceux qui venaient de toutes parts le consulter sur des maladies singulières, rebelles à la médecine commune, et quelquefois même par un excès de confiance, sur des maux ou incurables, ou qui n'étaient pas dignes du voyage. J'ai ouï dire que le pape Benoit XIII le fit consulter.
Après cela on ne sera pas surpris que des souverains qui se trouvaient en Hollande tels que le tsar Pierre Ier , et le duc de Lorraine aujourd'hui grand duc de Toscane l'aient honoré de leurs visites. Dans ces occasions, c'est le public qui entraîne ses maîtres, et les force à se joindre à lui.
En 1731, l'Académie des Sciences choisit M. Boerhaave pour être l'un de ses associés étrangers, et quelque temps après il fut aussi membre de la Société Royale de Londres. [p. 115] Nous pourrions peut-être nous glorifier un peu de l'avoir prévenue, quoique la France eût moins de liaison avec lui que l'Angleterre.
Il se partagea également entre les deux compagnies, en envoyant à chacune la moitié de la relation d'un grand travail 1 suivi nuit et jour et sans interruption pendant quinze ans entiers sur un même feu, d’où il résultait que le mercure était incapable de recevoir aucune vraie altération, ni par conséquent de se changer en aucun autre métal. Cette opération ne convenait qu'à un chimiste fort intelligent et fort patient, et en même temps fort aisé. Il ne plaignit pas la dépense pour empêcher, s'il était possible celles où l'on est si souvent et si malheureusement engagé par les alchimistes.
Sa vie était extrêmement laborieuse, et son tempérament, quoique fort et robuste, y succomba. Il ne laissait pas de faire de l'exercice, soit à pied soit à cheval ; et quand il ne pouvait sortir de chez lui, il jouait de la guitare, divertissement plus propre que tout autre à succéder aux occupations sérieuses et tristes, mais qui demande une certaine douceur d'âme que les gens livrés à ces sortes d’occupations n'ont pas, ou ne conservent pas toujours. Il eut trois grandes et cruelles maladies, l'une en 1722, l'autre en 1727, et enfin la dernière qui l'emporta le 23 septembre 1738.
M. Schultens , qui le vit eu particulier trois semaines avant sa mort, atteste qu'il le trouva au milieu de ses mortelles souffrances dans tous les sentiments, non seulement de soumission, mais d'amour pour tout ce qui lui venait de la main de Dieu. Avec un pareil fonds il est aisé de juger que ses mœurs avaient toujours été très pures. Il se mettait volontiers en la place des autres, ce qui produit l'équité et l'indulgence ; et il mettait volontiers aussi les autres en sa place, ce qui prévient ou réprime l'orgueil. Il désarmait la médisance et la satire en les négligeant il en comparait les traits à ces étincelles qui s'élancent d'un grand feu, et s'éteignent aussitôt quand on ne souffle pas dessus.
Il a laissé un bien très considérable, et dont on est surpris [p. 116] quand on songe qu'il n'a été acquis que par les moyens les plus légitimes. Il s'agit peut-être de plus de deux millions de florins, c'est-à-dire de quatre millions de notre monnaie. Et qu'auraient pu faire de mieux ceux qui n'ont jamais rejeté aucun moyen et qui sont partis du même point que lui ? Il a joui longtemps de trois chaires de professeur ; tous ses cours particuliers produisaient beaucoup ; les consultations, qui lui venaient de toutes parts, étaient payées sans qu'il l'exigeât, et sur le pied de l'importance des personnes dont elles venaient, et sur celui de sa réputation. D'ailleurs, la vie simple dont il avait pris l'habitude, et qu'il ne pouvait ni ne devait quitter, nul goût pour des dépenses de vanité et d'ostentation, nulle fantaisie, ce sont encore la de grands fonds ; et tout cela mis ensemble, on voit qu'il n'y a pas eu de sa faute à devenir si riche. Ordinairement les hommes ont une fortune proportionnée, non à leurs vastes et insatiables désirs, mais à leur médiocre mérite. M. Boerhaave en a eu une proportionnée à son grand mérite, et non à ses désirs très modérés. Il a laissé une fille unique héritière de tout ce grand bien.
1 V. l’Hist. de 1734 p. 55 et s.