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Louis Carré naquit le 26 juillet 1663 d’un bon laboureur de Clofontaine près de Nangis en Brie. Son père le fit étudier pour être prêtre, mais il ne s’y sentit point appelé. Il fit cependant par obéissance trois années de théologie, au bout desquelles comme il refusait toujours d’entrer dans les ordres, son père cessa de lui fournir ce qui lui était nécessaire pour subsister à Paris. Assez souvent on se fait ecclésiastique pour se sauver de l’indigence, il aima mieux tomber dans l’indigence que de se faire ecclésiastique. On pourra juger par le reste de sa vie, que l’extrême opposition qu’il avait pour cet état n’était fondée que sur ce qu’il en connaissait trop bien les devoirs. La même cause qui l’en éloignait l’en rendait digne.
Sa mauvaise fortune produisit un grand bien. Il cherchait un asile, et il en trouva un chez le R. P. Malebranche , qui le prit pour écrire sous lui. De la ténébreuse philosophie scolastique, il fut tout d’un coup transporté à la source d’une philosophie lumineuse et brillante ; là il vit tout changer de face, et un nouvel univers lui fut dévoilé. Il apprit sous un grand maître les mathématiques et la plus sublime métaphysique et en même temps il prit pour lui un tendre attachement qui fait l’éloge et du maître et du disciple. M. Carré se dépouilla si bien des préjugés ordinaires, et se pénétra à tel point des principes qui lui furent enseignés, qu’il semblait ne plus voir par ses yeux, mais par sa raison seule : elle prit chez lui la place et toute l’autorité des sens. Par exemple, il ne croyait point que les bêtes fussent de pures machines, comme on le peut croire par un effort de raisonnement, et par la liai [p. 103] son d’un système qui conduit là, il le croyait comme on croit communément le contraire parce qu’on le voit, ou qu’on pense le voir. La persuasion artificielle de la philosophie, quoique formée lentement par de longs circuits, égalait en lui la persuasion la plus naturelle, et causée par les impressions les plus promptes et les plus vives. Ce qu’il croyait il le voyait, au lieu que les autres croient ce qu’ils voient.
Cependant il est encore infiniment plus facile d’être intimement persuadé des opinions de théorie les plus contraires aux apparences, que d’être sincèrement et tranquillement au-dessus des passions. M. Carré, qui ne savait pas abandonner ses principes à moitié chemin, était allé jusque-là, et y avait été d’autant plus obligé, que le système qu’il suivait avec tant de goût, est une union perpétuelle de la philosophie et du christianisme. Sa métaphysique lui faisait mépriser les causes occasionnelles des plaisirs, et l’attachait à leur seule cause efficace, l’amour de l’ordre imprimait la justice dans le fond de son cœur, et lui rendait tous ses devoirs délicieux. En un mot la philosophie n’était point en lui une teinture légère, ni une décoration superficielle, c’était un sentiment profond, et une seconde nature difficile à distinguer d’avec la première.
Après avoir été 7 ans dans l’excellente école, où il avait tant appris, le besoin de se faire quelque sorte d’établissement et quelques fonds pour sa subsistance, l’obligea d’en sortir, et d’aller montrer en ville les mathématiques et la philosophie, mais surtout cette philosophie dont il était plein. Le rapport qu’elle a aux mœurs et à la vraie félicité de l’homme, la lui rendait infiniment plus estimable que toute la géométrie du monde. Il tâchait même de faire en sorte que toute la géométrie ne fût qu’un degré pour passer à sa chère métaphysique, c’était elle qu’il avait toujours en vue, et sa plus grande joie était de lui faire quelque nouvelle conquête. Son zèle et ses soins eurent beaucoup de succès ; il ne manquait point les gens qu’il entreprenait, à moins que ce ne fussent des Philosophes endurcis dans d’autres systèmes.
Je ne sais par quelle destinée particulière il eut beaucoup de [p. 104] femmes pour disciples. La première de toutes qui s’aperçut bien vite qu’il avait quantité de façons de parler vicieuses, lui dit qu’en revanche de la philosophie qu’elle apprenait de lui, elle lui voulait apprendre le français, il reconnaissait que sur ce point il avait beaucoup profité avec elle. En général il faisait cas de l’esprit des femmes, même par rapport à la philosophie, soit qu’il les trouvât plus dociles, parce qu’elles n’étaient prévenues d’aucunes idées contraires, et qu’elles ne cherchent qu’à entendre, et non à disputer ; soit qu’il fût plus content de leur attachement pour ce qu’elles avoient une fois embrassé ; soit enfin que ce fond d’inclination qu’on a pour elles agît en lui sans qu’il s’en aperçût, et les lui fit paraître plus philosophes, ce qui était la plus grande parure qu’elles pussent avoir à ses yeux.
Son commerce avec elles avait encore l’assaisonnement du mystère, car elles ne sont pas moins obligées à cacher les lumières acquises de leur esprit, que les sentiments naturels de leur cœur, et leur plus grande science doit toujours être d’observer jusqu’au scrupule les bienséances extérieures de l’ignorance. Il ne nommait donc jamais celles qu’il instruisait, et il ne les voyait presque qu’avec les précautions usitées pour un sujet fort différent. Outre les femmes du monde, il avait gagné aussi des religieuses, encore plus dociles, plus appliquées, plus occupées de ce qui les touche. Enfin il se trouvait à la tête d’un petit empire inconnu, qui ne se soumettait qu’aux lumières, et n’obéissait qu’à des démonstrations.
L’occupation de montrer en ville n’est guère moins opposée à l’étude que la dissipation des plaisirs. Il est vrai qu’on s’affermit beaucoup dans ce qu’on savait, mais il n’est guère possible de faire des acquisitions nouvelles, surtout quand on a le malheur d’être fort employé. Aussi s’en faut-il beaucoup que M. Carré n’ait été aussi loin dans les mathématiques qu’il y pourvoit aller. Il voyait avec admiration et avec douleur le vol élevé et rapide que prenaient certains géomètres du premier ordre, tandis que le soin de la subsistance le tenait malgré lui comme attaché sur la terre. Il les suivait [p. 105] toujours des yeux, il se ménageait le temps d’étudier à fond ce qu’ils donnaient au public, il s’enrichissait de leurs découvertes ; et s’il regrettait de n’en pas faire d’aussi brillantes, il regrettait beaucoup moins la gloire qu’elles produisent, que le degré de science qui les produit.
M. Varignon , qui a toujours apporté beaucoup de soin au choix des élèves qu’il a nommés dans l’Académie, le prit pour le sien en 1697. M. Carré se crut obligé à mériter aux yeux du public le titre d’académicien, il surmonta sa répugnance naturelle pour l’impression, et donna le premier corps d’ouvrage qui ait paru sur le calcul intégral. Il a pour titre Méthode pour la mesure des surfaces, la dimension des solides, leurs centres de pesanteur, de percussion et d’oscillation, en 1700. Nous en parlâmes dans l’Hist. de cette même année 1 . La préface de ce livre ne le donne que pour une application la plus simple et la plus aisée du calcul intégral, elle le met à son juste prix, et n’est ni fastueuse ni modeste, mais, ce qui vaut mieux que la modestie même, exactement vraie. L’auteur vint dans la suite à reconnaître quelques fautes qu’il eût eu la gloire d’avouer sans détour, et de corriger à une seconde édition.
La destinée des élèves de M. Varignon est de faire assez promptement leur chemin dans l’Académie ; nous en avons dit la raison par avance. M. Carré devint en peu de temps associé, et enfin pensionnaire, fortune qui suffisait à des désirs aussi modérés que les siens, et qui le mettait en état de se livrer plus entièrement à l’étude. Comme il avait une place de mécanicien, il tourna ses principales vues de ce côté-là, et embrassa tout ce qui appartenait à la musique, la théorie du son, la description des différents instruments, etc. Il négligeait la musique en tant qu’elle est la source d’un des plus grands plaisirs des sens, et s’y attachait en tant qu’elle demande une infinité de recherches fort épineuses. On a vu dans nos Histoires quelques ébauches de ses méditations sur ce sujet.
Ses travaux furent fort interrompus par une indisposition [p. 106] presque continuelle où il tomba, et qui ne fit qu’augmenter pendant les cinq ou six dernières années de sa vie. Son estomac faisait fort mal ses fonctions, et l’on a vu par la nature de son mal, que les acides très corrosifs qui dominaient dans sa constitution, la ruinaient absolument. Incapable presque de toute étude, et encore plus de tout emploi utile, il trouva une retraite chez M. Chauvin, conseiller au Parlement, à qui j’ai refusé de supprimer ici son nom, malgré les instances sérieuses qu’il m’en a faites. La seule incommodité qu’il recevait de son hôte, était la difficulté de lui faire accepter les secours nécessaires, et l’art qu’il y fallait employer.
Après une assez longue alternative de rechutes et d’intervalles d’une très faible santé, enfin il tomba dans un état où il fut le premier à prononcer son arrêt. Il dit à un prêtre, qui, selon la pratique ordinaire, cherchait des tours pour le préparer à la mort qu’ il y avait longtemps que la philosophie et la religion lui avaient appris à mourir. Il eut toute la fermeté que toutes deux ensemble peuvent donner, et qu’il est encore étonnant qu’elles donnent toutes deux ensemble. Il comptoir tranquillement combien il lui restait de jours à vivre, et enfin au dernier jour, combien d’heures, car cette raison qu’il avait tant cultivée fut respectée par la maladie. Deux heures avant sa mort, il fit brûler en sa présence beaucoup de lettres de femmes qu’il avait. On comprend assez sur quoi ces lettres roulaient, et que sa discrétion était fort différente de celle qu’ont eue en pareil cas quantité de gens d’une autre espèce que lui. Il mourut le 11 avril 1711.
Je n’ajouterai que quelques traits à tout ce qui a été dit sur son caractère. Il ne demandait jamais deux fois ce qui lui était dû pour les peines qu’il avait prises. On était libre d’en user mal avec lui, et par-dessus cela on était encore sûr du secret. Il aimait l’Académie des Sciences comme une seconde patrie, et il aurait fait pour elle des actions de Romain. Il est vrai que je n’en ai point d’autres preuves [p. 107] que des discours qu’il m’a tenus en certaines occasions ; mais ces discours étaient d’une exacte vérité, et prouvaient autant que les actions d’un autre. Je sais encore que dans une des attaques où il pensa mourir, il cherchait des expédients pour se dérober à cet éloge historique que je dois à tous les académiciens que nous perdons. Il fallait que sa modestie fût bien délicate pour craindre un éloge aussi sincère, aussi simple, et où l’art de l’éloquence est aussi peu employé.
Il a laissé à l’Académie plusieurs traités qu’il avait fait sur différentes matières de physique ou de mathématique, et par ce moyen elle se trouve sa légataire universelle.
Sa place de mécanicien pensionnaire a été remplie par M. de Réaumur .
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