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Éloge de Monsieur Jean-Mathieu de Chazelles

Éloge de M. de Chazelles

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Jean-Mathieu de Chazelles naquit à Lyon le224 juillet 1667, d'une famille honnête qui était dans le commerce. Il fit toutes ses études dans le grand collège des jésuites de cette ville, après quoi il vint à Paris en 1675. La passion qu'il avait d'y connaître les gens de mérite, le conduisit chez feu M. du Hamel , secrétaire de cette Académie, qui de son côté favorisait de tout son pouvoir les jeunes gens dont on pouvait concevoir quelque espérance. Il remarqua dans celui-ci beaucoup de disposition pour l'astronomie, car le jeune homme était déjà géomètre. Il le présenta à M. Cassini , qui le prit avec lui à l'observatoire, école où Hipparque et Ptolémée eux-mêmes auraient encore pu apprendre.

La théorie et la pratique, toujours si différentes, le sont peut-être plus en fait d'astronomie qu'en toute autre matière, et le plus habile astronome qui ne le serait que par les livres, serait tout étonné quand il viendrait à manier la lunette, qu'il ne verrait presque rien. Les observations sont une manœuvre très fine et très délicate. M. de Chazelles étudia cet art à fond, et en même temps il embrassa toute cette vaste science dont il est le fondement. Il travailla sous M. Cassini à la grande carte géographique en forme de planisphère, qui est sur le pavé de la tour occidentale de l'observatoire, et qui a 27 pieds de diamètre. Elle avait été dressée sur les observations que l'Académie avait déjà faites par ordre du roi en différents endroits de la Terre, et ce qui en est le plus remarquable, c'est qu'elle fut en quelque sorte pro [p. 144] phétique. Elle contenait sur de certaines conjectures de M. Cassini des corrections anticipées et fort importantes, qui ont été justifiées depuis par des observations incontestables.

En 1683, l'Académie continua vers le septentrion et vers le midi le grand ouvrage de la méridienne, commencé en 1670, et M. Cassini , à qui le côté du midi était tombé en partage, associa à ce travail M. de Chazelles . Ils poussèrent cette ligne jusqu'à la campagne de Bourges.

Après avoir pris des leçons de M. Cassini à l'observatoire pendant 5 ans, M. de Chazelles devait être devenu un excellent maître. Feu M. le duc de Mortemart le prit pour lui enseigner les mathématiques, et le mena avec lui à la campagne de Gênes en 1684. Il lui fit avoir l'année suivante une nouvelle place de professeur d'hydrographie pour les galères à Marseille, car il y en avait depuis longtemps une ancienne remplie par un père jésuite, à qui il fallait donner du secours, parce que la marine de France s'était considérablement fortifiée.

Ces écoles sont des espèces de petits états assez difficiles à gouverner. Tous les sujets qui les composent sont dans la force de leur jeunesse, impétueux, indociles, amoureux de l'indépendance avec fureur, ennemis presque irréconciliables de toute application, et ce qui est encore pis, ils sont tous gens de guerre, et leur maître n'a sur eux aucune autorité militaire. Cependant on rend ce témoignage à M. de Chazelles , qu'il fut toujours respecté, et même aimé de ses redoutables sujets. Il avait cette douceur ferme et courageuse qui sait gagner les cœurs avec dignité. Le succès qu'il avait eu l'encouragea à se charger encore d'une nouvelle école de jeunes pilotes destinés à servir sur les galères. Elle a fourni et fournit encore tous les jours un grand nombre de bons navigateurs.

Pendant l'été de 86 les galères firent quatre petites campagnes, ou plutôt quatre promenades, où elles ne se propo [p. 145] saient que de faire de l'exercice. M. de Chazelles s'embarqua toutes les 4 fois, et alla tenir ses écoles sur la mer. Il montrait aux officiers la pratique de ce qu'il leur avait enseigné. Il fit aussi plusieurs observations géométriques et astronomiques, par le moyen desquelles il donna ensuite une nouvelle carte de la côte de Provence.

Nous passons sous silence deux campagnes, quoique plus longues et plus considérables, qu'il fit en 87 et 88. Elles produisirent toutes deux un grand nombre de plans qu'il leva, soit des ports et des rades où il aborda, soit des places qu'il put voir. On sait assez que ces plans ne sont pas de simples curiosités, et qu'étant déposés entre les mains des ministres d'état, ils deviennent en certain temps la matière des plus importantes délibérations, et les règlent d'autant plus sûrement, qu'ils ont été faits de meilleure main.

Il y a longtemps que l'expérience, maîtresse souveraine de tous les arts, a fait entre les deux espèces des grands bâtiments de mer, un partage où tous les peuples de l'Europe ont souscrit. Elle a donné l'océan aux vaisseaux, et la Méditerranée aux galères. Elles ont trop peu de bord pour soutenir des vagues aussi hautes que celles de l'océan. Mais aussi les vaisseaux ont ce défaut essentiel, qu'ils ne peuvent rien sans le vent, ce sont de grands corps absolument dépendants de cette âme étrangère, inconstante, et qui les abandonne quelquefois entièrement. Au commencement de la dernière guerre, quelques officiers de marine, et M. de Chazelles avec eux, imaginèrent qu'on pourrait avoir des galères sur l'océan, qu'elles y serviraient à remorquer les vaisseaux, quand le vent leur serait contraire, ou leur manquerait, qu'enfin elles les rendraient indépendants du vent, et par conséquent beaucoup plus agissants que ceux des ennemis. Elles devaient aussi assurer et garantir les côtes du Ponant. Ces sortes d'idées hardies, pourvu qu'elles le soient dans certaines bornes, partent d'un [p. 146] courage d'esprit rare, même parmi ceux qui ont le courage du cœur. Sans cette audace, un faux impossible s'étendrait presque à tout. Comme M. de Chazelles avait beaucoup de part à la proposition, il fut envoyé en Ponant au mois de juillet 1689, pour visiter les côtes par rapport à la navigation des galères. Enfin en 90, 15 galères nouvellement construites partirent de Rochefort presque entièrement sur sa parole, et donnèrent un nouveau spectacle à l'océan. Elles allèrent jusqu'à Torbay en Angleterre, et servirent à la descente de Tingmouth. M. de Chazelles y fit les fonctions d'ingénieur, fort différentes de celles de professeur d'hydrographie. Quoiqu'il ne se fût point destiné à la guerre, et qu'il ne soit guère naturel qu'un soldat ait été élevé à l'observatoire, il marqua en cette occasion et en plusieurs autres pareilles, toute l'intrépidité que demande le métier des armes. Les officiers généraux sous qui il a servi, attestent que quand ils l'avaient envoyé visiter quelque poste ennemi, ils pouvaient compter parfaitement sur son rapport. Il n'est que trop établi que ceux qui sont chargés de ces sortes de commissions, n'y portent pas tous, ou n'y conservent pas une vue bien nette. M. de Chazelles n'était originairement qu'un savant ; les sciences mêmes en avaient fait un homme de guerre. Ce qui élève l'esprit devrait toujours aussi élever l'âme.

Les galères après leur expédition revinrent à l'embouchure de la Seine, dans les bassins du Havre et de Honfleur ; mais elles n'y pouvaient pas hiverner, parce qu'il était nécessaire de mettre de temps en temps ces bassins à sec, pour éviter la corruption des eaux. M. de Chazelles proposa de faire monter les galères à Rouen, tous les pilotes y trouvaient des difficultés insurmontables, il soutint seul qu'elles y monteraient, il s'était acquis une grande confiance, on le crut, et elles montèrent heureusement. Une grande habileté ne suffit pas pour oser se charger d'un événement considérable, il faut encore un zèle vif, qui veuille bien courir les ris [p. 147] ques de l'injustice des hommes, toujours portés à ne donner leur approbation qu'aux succès.

Les galères hivernèrent donc à Rouen, et celui qui les y avait amenées devaient naturellement les préserver des accidents dont elles étaient menacées dans ce séjour étranger. Aussi imagina-t-il une nouvelle sorte d'amarrage et une petite jetée de pilotis, qui les mettaient à couvert des glaces qu'on craignait, et cela à peu de frais ; au lieu que de toute autre manière la dépense eût été considérable.

Pendant qu'il était à Rouen, il mit en ordre les observations qu'il venait de faire sur les côtes de Ponant, en composa 8 cartes particulières accompagnées d'un Portulan, c'est-à-dire d'une ample description de chaque port, de la manière d'y entrer, du fond qui s'y trouve, des marées, des dangers, des reconnaissances, etc. Ces sortes d'ouvrages, quand ils ont toutes leurs perfections, sont d'un grand prix, parce que, comme nous l'avons déjà dit dans l'Histoire de 1701 1 , et à l'occasion de M. de Chazelles même, les sciences qui sont de pratique sont les moins avancées. Deux ou trois grands génies suffisent pour pousser bien loin des théories en peu de temps, mais la pratique procède avec plus de lenteur, à cause quelle dépend d'un trop grand nombre de mains, dont la plupart même sont peu habiles. Les nouvelles cartes de M. de Chazelles furent mises dans le Neptune français, qui fut publié en 1692. Dans cette même année il fit la campagne d'Oneille, et servit d'ingénieur à la descente.

En 93, M. de Pontchartrain , alors secrétaire d'état de la marine, et aujourd'hui chancelier de France, ayant résolu de faire travailler à un second volume du Neptune français, qui comprît la mer Méditerranée, M. de Chazelles proposa d'aller établir par des observations astronomiques la position exacte des principaux points du Levant, et il ne demandait qu'un an pour son voyage.

Il eût été difficile de lui refuser une grâce si peu briguée. Il partit, et parcourut la Grèce, l'Égypte, la Turquie [p. 148] , toujours le quart de cercle et la lunette à la main. Il est vrai que ce n'est là que recommencer continuellement les mêmes opérations, sans acquérir de lumières nouvelles, au lieu qu'un savant de cabinet en acquiert tous les jours avec volupté et avec transport, mais plus ce plaisir est flatteur, plus il est beau de le sacrifier à l'utilité du public, qui profite plus de quelques faits bien sûrs que de plusieurs spéculations brillantes.

Le voyage de M. de Chazelles donna sur l'astronomie un éclaircissement important, et longtemps attendu. Il est nécessaire, pour la perfection de cette science, que les astronomes de tous les siècles se transmettent leurs connaissances, et se donnent la main. Mais pour profiter du travail des anciens, il faut pouvoir calculer pour le lieu où nous sommes, ce qu'ils ont calculé pour les lieux où ils étaient, et par conséquent savoir exactement la longitude et la latitude de ces lieux. On ne peut pas trop s'en rapporter aux anciens eux-mêmes, parce qu'on observe présentement avec des instruments et une précision qu'ils n'avaient pas, et qui rendent un peu suspect tout ce qui a été trouvé par d'autres voies. Les astronomes dont il était le plus important de comparer les observations aux nôtres, étaient Hipparque , Ptolémée et Tycho Brahe . Les deux premiers étaient à Alexandrie en Égypte, et ils la rendirent la capitale de l'astronomie. Tycho était dans l'île d'Huène, située dans la mer Baltique, il y fit bâtir ce fameux observatoire qu'il appela Uranibourg, ville du ciel. L’Académie presque encore naissante avait formé le noble dessein d'envoyer des observateurs à Alexandrie et à Uranibourg, pour y prendre le fil du travail des grands hommes qui y avaient habité. Mais les difficultés du voyage d'Alexandrie firent que l'on se contenta de celui d'Uranibourg, que Picard voulut bien entreprendre en 1671.

Il y traça la méridienne du lieu, et fut fort étonné de la trouver différente de 18 de celle que Tycho avait déterminée, et qu'il ne devait pas avoir déterminée négli [p. 149] gemment, puisqu'il s'agissait d'un terme fixe où se rapportaient toutes ses observations. Cela pouvait faire croire que les méridiens changeaient, c'est à dire que la Terre, supposé qu'elle tourne, ne tourne pas toujours sur les mêmes pôles, car si un autre point devient pôle, tous les méridiens qui devaient passer par ce nouveau point ont nécessairement changé de position. On voit assez combien il importait aux astronomes de s'assurer ou de la variation, ou de l'invariabilité des pôles de la Terre et des méridiens.

M. de Chazelles étant en Egypte mesura les pyramides, et trouva que les 4 côtés de la plus grande étaient exposés précisément aux 4 régions du monde. Or comme cette exposition si juste doit, selon toutes les apparences possibles, avoir été affectée par ceux qui élevèrent cette grande masse de pierres il y a plus de 3 000 ans, il s'ensuit que pendant un si long espace de temps rien n'a changé dans le ciel à cet égard, ou, ce qui revient au même, dans les pôles de la Terre, ni dans les méridiens. Se serait-on imaginé que Tycho , si habile et si exact observateur, aurait mal tiré sa méridienne, et que les anciens Égyptiens si grossiers, du moins en cette matière, auraient bien tiré la leur ? L'invariabilité des méridiennes a été encore confirmée par celle que M. Cassini a tirée en 1655 dans l'église de S. Pétrone à Bologne.

M. de Chazelles rapporta aussi de son voyage du Levant tout ce que l'Académie souhaitait sur la position d'Alexandrie. Aussi M. de Pontchartrain crut-il lui devoir une place dans une compagnie à qui ses travaux étaient utiles. Il y fut associé en 1695. Il retourna ensuite à Marseille reprendre ses premières fonctions.

Tout le reste de sa vie n'est guère qu'une répétition perpétuelle de ce que nous avons vu jusqu'ici. Des campagnes sur mer presque tous les ans, soit en guerre, soit en paix, quelques unes seulement plus considérables, comme celle de 1697, où Barcelone fut prise, des positions qu'il prend de tous les lieux qu'il voit, des plans qu'il lève, des fonc [p. 150] tions d'ingénieur qu'il fait assez souvent et avec gloire, et puis un retour paisible à son école de Marseille. Il ne s'en dégoûtait point pour avoir eu quelques occupations plus brillantes, jamais il ne songea à la quitter. Les plus grandes âmes sont celles qui s'arrangent le mieux dans la situation présente, et qui dépensent le moins en projets pour l'avenir.

Lorsqu'en 1700 M. Cassini , par ordre du roi, alla continuer du côté du midi la méridienne abandonnée en 1683, M. de Chazelles fut encore de la partie. Une put joindre qu'à Rodez M. Cassini , qui, pour ainsi dire, filait sa méridienne en s'éloignant toujours de Paris. Mais depuis Rodez M. de Chazelles s'attacha si fortement à ce travail, et cela pendant la plus fâcheuse saison de l'année, que sa santé commença à s'en altérer considérablement.

La ligne étant poussée jusqu'aux frontières d'Espagne, il revint à Paris en 1701, et il fut malade ou languissant pendant plus d'une année. Ce fut alors qu'il communiqua à l'Académie le vaste dessein qu'il méditait d'un portulan général de la Méditerranée 2 . On peut compter que dans les cartes géographiques et hydrographiques des trois quarts du globe, le portrait de la Terre n'est encore qu'ébauché, et que même dans celle de l'Europe, il est assez éloigné d'être bien fini, ni bien ressemblant, quoiqu'on y ait beaucoup plus travaillé.

Malgré plusieurs soins différents, et les infirmités même qui deviennent le plus grand de tous les soins, M. de Chazelles ne perdait point de vue ses galères égarées dans l'océan. Etant encore à Paris en 1702, il proposa qu'elles pouvaient rester à sec dans tous les ports où il entrait assez de marée pour les y faire entrer. Par-là il triplait le nombre des retraites qu'elles pouvaient avoir, et par conséquent aussi le nombre des occasions où elles pouvaient être employées. On fit à Ambleteuse l'épreuve de sa proposition sur deux galères qu'on échoua, et elles soutinrent l'échouage pendant 15 jours sans aucun inconvénient. Au contraire il donna une merveilleuse commodité pour espalmer. Il faut oser en tout genre, [p. 151] mais la difficulté est d'oser avec sagesse, c'est concilier une contradiction.

Les 9 dernières années de la vie de M. de Chazelles , quoique aussi laborieuses que les autres, furent presque toujours languissantes, et sa santé ne fit plus que s'affaiblir. Enfin il lui vint une fièvre maligne qu'il négligea dans les commencements, soit par l'habitude de souffrir, soit par la défiance qu'il avait de la médecine, à laquelle il préférait les ressources de la nature. Enfin il mourut le 16 janvier 1710, entre les bras du P[ère] Laval, jésuite, son collègue en hydrographie, et son intime ami. Quand deux amis le sont dans des postes qui naturellement les rendent rivaux, il ne faut plus leur demander des preuves d'équité, de droiture, ni même de générosité. A ces vertus et à celles que nous avons déjà représentées, M. de Chazelles joignit toujours un grand fonds de religion, c'est-à-dire ce qui assure et fortifie toutes les vertus.

Sa place d’académicien associé a été remplie par M. Ozanam .

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1 p. 121.

2 V. l’Hist. de 1701, p. 121 et suiv.