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Éloge de Monsieur Philippe de Courcillon

Éloge de M. le marquis de Dangeau

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Philippe de Courcillon naquit le 21 septembre l638, de Louis de Courcillon, marquis de Dangeau et de Charlotte des Noues, petite-fille du fameux Duplessis Mornay . Dès le temps de Philippe-Auguste , les seigneurs de Courcillon sont appelés Milites ou chevaliers. Leurs descendants embrassèrent le calvinisme.

M. le marquis de Dangeau fut élevé en homme de sa condition. Il avait une figure fort aimable, et beaucoup d’esprit naturel, qui allait même jusqu’à faire agréablement des vers. Il se convertit assez jeune à a religion catholique.

En 1657 et 1658, il servit en Flandres, capitaine de cavalerie sous M. de Turenne . Après la paix des Pyrénées, un grand nombre d’officiers français, qui ne pouvaient souffrir l’oisiveté, allèrent chercher la guerre dans le Portugal, que l’Espagne voulait remettre sous sa domination. Comme ils jugeaient que malgré la paix les vœux de la France au moins étaient pour le Portugal, ils préférèrent le service de cette couronne, mais M. de Dangeau , avec la même ardeur militaire, eut des vues tout opposées, et se donna à l’Espagne. Peut-être crut-il qu’il était à propos, pour la justification de la France, qu’elle eût des sujets dans [p. 116] les deux armées ennemies, ou que la reine, mère du roi, et celle qu’il venait d’épouser, étant toutes deux espagnoles, c’était leur faire sa cour d’une manière assez adroite, que d’entrer dans le parti qu’elles favorisaient. Il se signala au siège et à la prise de Giromena, sur les Portugais ; il s’était trouvé partout, et Dom Juan d’Autriche crut ne pouvoir envoyer au roi d’Espagne un courrier mieux instruit, pour lui rendre compte de ce succès de ses armes. Le roi d’Espagne voulut s’attacher M. le marquis de Dangeau , et lui offrit un régiment, de 1200 chevaux, avec une grosse pension mais il trouva un Français trop passionné pour son roi et pour sa patrie.

A son retour en France, M. de Dangeau sentit l’utilité de son service d’Espagne. Les deux reines, qui étaient bien aises de l’entendre parler de leur pays et de la cour de Madrid, et même en leur langue qu’il avait assez bien apprise, vinrent bientôt a goûter son esprit et ses manières et le mirent de leur jeu qui était alors le reversi. Cette grâce, d’autant plus touchante en ce temps-là, que le jeu n’avait pas encore tout confondu, aurait suffi pour flatter vainement un jeune courtisan qu’elle aurait ruiné ; mais ce fut pour lui la source d’une fortune considérable.

Il avait souverainement l’esprit du jeu. Quand feu M. Leibniz a dit que les hommes n’ont jamais marqué plus d’esprit que dans les différents jeux qu’ils ont inventés il en pénétrait toute algèbre, cette infinité de rapports de nombres qui y règnent, et toutes ces combinaisons délicates et presque imperceptibles qui y sont enveloppées, et quelquefois compliquées entre elles d’une manière à se dérober aux plus subtiles spéculations ; et il est vrai que si tous ceux qui jouent étaient de bons joueurs, ils seraient ou grands algébristes, ou nés pour l’être. Mais ordinairement ils n’y entendent pas tant de finesse ils se conduisent par des vues très confuses, et à l’aventure et les jeux les plus savants, les échecs même ne sont, pour la plupart des gens, que de purs jeux de h [p. 117] asard. M. de Dangeau , avec une tête naturellement algébrique, et pleine de l’art des combinaisons, puisé dans ses réflexions seules, eut beaucoup d’avantage au jeu des reines. Il suivait des théories qui n’étaient connues que de lui, et résolvait des problèmes qu’il était seul à se proposer. Cependant il ne ressemblait pas à ces joueurs sombres et sérieux dont l’application profonde découvre le dessein, et blessent ceux qui ne pensent pas tant il parlait avec toute la liberté d’esprit possible ; il divertissait les reines, et égayait leur perte. Comme elle allait à des sommes assez fortes, elle déplut à l’économie de M. Colbert , qui en parla au roi, même avec quelque soupçon. Le roi trouva moyen d’être un jour témoin de ce jeu, et placé derrière M. le marquis de Dangeau sans en être aperçu, il se convainquit par lui-même de son exacte fidélité ; et il fallut le laisser gagner tant qu’il voudrait. Ensuite le roi l’ôta du jeu des reines ; mais ce fut pour le mettre du sien, avec une dame qu’il prenait grand soin d’amuser agréablement. L’algèbre et la fortune n’abandonnèrent pas M. de Dangeau dans cette nouvelle partie. Si l’on veut joindre à cela d’autres agréments qu’il pouvait trouver dans une cour pleine de galanterie, et que l’air de faveur où il était alors lui aurait seul attirés, quand sa figure n’aurait pas été d’ailleurs telle qu’elle était, il sera impossible de s’imaginer une vie de courtisan plus brillante et plus délicieuse.

Un jour qu’il s’allait mettre au jeu du roi, il demanda à S[a] M[ajesté] un appartement dans Saint-Germain, où était la cour. La grâce était difficile à obtenir, parce qu’il y avait peu de logements en ce lieu-là. Le roi lui répondit qu’il la lui accorderait, pourvu qu’il la lui demandât en cent vers qu’il ferait pendant le jeu mais cent vers bien comptés, pas un de plus ni de moins. Après le jeu, où il avait paru aussi peu occupé qu’à l’ordinaire, il dit les cent vers au roi. Il les avait faits exactement comptés et placés dans sa mémoire et ces trois efforts n’avaient pas été troublés par le cours rapide du jeu, ni par les différentes [p. 118] attentions promptes et vives qu’il demande à chaque instant.

Sa poésie lui valut encore une autre aventure, précieuse pour un courtisan qui sait que dans le lieu où il vit rien n’est bagatelle. Le roi et feue Madame avaient entrepris de faire des vers en grand secret, à l’envi l’un de l’autre. Ils se montrèrent leurs ouvrages, qui n’étaient que trop bons ils se soupçonnèrent réciproquement d’avoir eu du secours ; et par l’éclaircissement où leur bonne foi les amena bientôt, il se trouva que le même marquis de Dangeau , à qui ils s’étaient adressés chacun avec beaucoup de mystère, était l’auteur caché des vers de tous les deux. Il lui avait été ordonné de part et d’autre de ne pas faire trop bien mais le plaisir d’être doublement employé de cette façon ne lui permettait guère de bien obéir ; et qui sait même s’il ne fit pas de son mieux, exprès pour être découvert !

Quand la bassette vint à la mode, il en conçut bientôt la fin par son algèbre naturelle mais il conçut aussi que la véritable algèbre était encore plus sûre et il fit calculer ce jeu par feu M. Sauveur , qui commença par là sa réputation à la cour, ainsi qu’il a été dit dans son éloge 1 . L’algébriste naturel ne méprisa point l’algébriste savant, quoique arrive assez ordinairement que pour quelques dons qu’on a reçus de la nature on se croit en droit de regarder avec dédain ceux qui en ont reçu de pareils, et qui ont pris la peine de les cultiver par l’étude.

Avant cela, un autre homme devenu fort célèbre, mais alors naissant, avait songe à se faire par M. de Dangeau une entrée à la cour. C’est M. Despréaux qui lui adressa le second ouvrage qu’il donna au public, sa satire sur la noblesse. Le héros était bien choisi, et par sa naissance, et par sa réputation de se connaître en vers, et par la situation où il était, et par son inclination à favoriser le mérite. Les plus satiriques et les plus misanthropes sont assez maîtres de leur bile, pour se ménager adroitement des protecteurs.

En 1665 le roi fit M. de Dangeau colonel de son régiment, qui, depuis quatre ou cinq ans qu’il était sur pied, n’en [p. 119] avait point eu d’autre que S[a] M[ajesté] elle-même, dont un simple particulier devenait en quelque sorte le successeur immédiat. On sait que le feu roi a toujours regardé ce régiment comme lui appartenant plus que le reste de ses troupes. Le nouveau colonel y fit une dépense digne de sa reconnaissance, et de la prédilection du roi. Il servit à la tête de sa troupe à la campagne de Lille en 1667. Mais au bout de quelques années il se défit du régiment, pour s’attacher plus particulièrement à la seule personne du roi, qu’il suivit toujours dans ses campagnes en qualité de son aide de camp.

Comme il était fort instruit dans l’histoire, surtout dans la moderne, dans les généalogies des grandes maisons, dans les intérêts des princes enfin dans toutes les sciences d’un homme de cour, si cependant elles conservent encore longtemps cette qualité, le roi eut la pensée de l’envoyer ambassadeur en Suède mais il supplia très humblement S[a] M[ajesté] de ne le pas tant éloigner d’elle, et de ne lui donner que des négociations de moindre durée, et dans des pays plus voisins, si elle jugeait à propos de lui en donner quelques unes. Les rois aiment que l’on tienne à leur personne, et ils se défient avec raison de leur dignité. Il fut donc employé selon ses désirs il alla plusieurs fois envoyé extraordinaire vers les électeurs du Rhin et ce fut lui qui avec le même caractère conclut, malgré beaucoup de difficultés, le mariage du duc d’ Yorc, depuis Jacques II avec la princesse de Modène. Il fut chargé de la conduire en Angleterre, ou il fit encore dans la suite un autre voyage par ordre du roi.

Le reste de sa vie n’est plus que celle d’un courtisan, à cela près, selon le témoignage dont le feu roi l’a honoré publiquement, qu’il ne rendit jamais de mauvais offices à personne auprès, de S[a] M[ajesté]. Il a eu toutes les grâces et toutes les dignités auxquelles, pour ainsi dire, il avait droit, et qu’une ambition raisonnable lui pouvait promettre. Il n’a jamais eu le désagrément qu’elles aient fait une nouvelle [p. 120] surprenante pour le public. Il a été gouverneur de Touraine, le premier des six menins que le feu roi donna à monseigneur grand-père du roi, chevalier d’honneur des deux dauphines de Bavière et de Savoie, conseiller d’état d’épée, chevalier des ordres du roi, grand-maître des ordres royaux et militaires de Notre Dame du Mont Carmel, et de Saint Lazare de Jérusalem.

Quand il fut revêtu de cette dernière dignité il songea aussitôt à relever un ordre extrêmement néglige depuis longtemps, et presque oublié dans le monde. Il apporta plus d’attention au choix des chevaliers il renouvela l’ancienne pompe de leur réception et de toutes les cérémonies, ce qui touche le public plus qu’il ne pense lui-même ; il procura par ses soins la fondation de plus de 25 commanderies nouvelles enfin, il employait les revenus et les droits de sa grande-maîtrise, à faire élever en commun dans une grande maison destinée à cet usage, douze jeunes gentilshommes des meilleures noblesses du royaume. On les appelait les élèves de Saint Lazare et ils devaient illustrer l’ordre par leurs noms, et par le mérite dont ils lui étaient en partie redevables. Cet établissement dura près de dix ans mais il lui aurait fallu, pour subsister, des temps plus heureux, et des secours de la part du roi, dont les guerres continuelles ôtèrent entièrement l’espérance. Ainsi M. de Dangeau eut le déplaisir de voir sa générosité arrêtée dans sa course, et ses revenus appliqués à ses seuls besoins. Il a laissé l’ordre en état que le duc de Chartres ait daigné être son successeur.

Son goût déclaré pour les lettres et pour tous ceux qui s’y distinguaient, et un zèle constant les servir de tout son pouvoir, firent juger que la place d’honoraire, qui vint à vaquer ici en 1704 par la mort de M. le marquis de l’Hôpital , lui convenait, et que l’Académie des Sciences pouvait le partager avec l’Académie française. Il n’accepta la place qu’en faisant bien sentir la noble pudeur qu’il avait de succéder à un des premiers géomètres de l’Europe, lui [p. 121] qui ne s’était nullement tourné de ce côté-là ; et il n’a jamais paru ici sans y apporter une modestie flatteuse pour l’Académie, et cependant accompagnée de dignité.

Il mourut le 9 septembre 1720, âgé de 82 ans. Il avait soutenu dans un âge assez avancé les plus cruelles opérations de la chirurgie, et deux fois l’une des deux, toujours avec un courage singulier. Ce courage est tout différent de celui qu’on demande à la guerre, et moins suspect d’être forcé. Il est permis d’en manquer dans son lit.

M. le marquis de Dangeau avait été en liaison particulière avec les plus grands hommes de son temps, le grand Condé , M. de Turenne , et les autres héros de toute espèce que le siècle du feu roi a produit. Il connaissait le prix, si souvent ignoré ou négligé, d’une réputation nette et entière, et il apportait à se la conserver tout le soin qu’elle mérite. Ce n’est pas là une légère attention, ni qui coûte peu, surtout à la cour où l’on ne croit guère à la probité et à la vertu, et où les plus faibles apparences suffisent pour fonder les jugements les plus décisifs pourvu qu’ils soient désavantageux. Ses discours, ses manières, tout se sentait en lui d’une politesse, qui était encore moins celle d’un homme du grand monde, que d’un homme né officieux et bienfaisant.

Il avait épousé en premières noces Françoise Morin, sœur de la feue maréchale d’Estrées, dont il n’a eu que feue Madame la duchesse de Montfort et en secondes noces, la comtesse de Leuvestein de la maison Palatine, dont il n’a eu que feu M. de Courcillon.

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1 V. l’Hist. de 1716, p. 82.