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Geoffroy Étienne-François naquit à Paris, le 13 février 1672 de Mathieu-François Geoffroy , marchand apothicaire, ancien échevin et ancien consul, et de Louise de Vaux, fille d’un chirurgien célèbre en son temps. Le bisaïeul paternel de M. Geoffroy avait été aussi premier échevin de Paris, et alors on ne choisissait que des bourgeois d’ancienne famille et d’une réputation bien nette, espèce de noblesse qui devrait bien valoir celle dont la preuve ne consiste que dans les filiations.
Si nous disions que l’éducation d’un jeune homme a été telle, que quand il fut en physique, il se tenait chez son père des conférences réglées, où M. Cassini apportait ses planisphères, le P[ère]. Sébastien ses machines, M. Joblot ses pierres d’aimant ; où M. du Verney faisait ses dissections, et M. Homberg des opérations de chimie où se rendaient du moins par curiosité plusieurs autres savants fameux, et de jeunes gens qui portaient de beaux noms ; qu’enfin ces conférences parurent si bien entendues et si utiles, qu’elles furent le modèle et l’époque de l’établissement des expériences de physique dans les collèges sans doute on croirait qu’il s’agissait de l’éducation d’un fils de ministre, destiné pour le moins aux grandes dignités de l’église ; cependant tout cela fut fait pour le jeune Geoffroy , que son père ne [p. 94] destinait qu’à lui succéder dans sa profession. Mais il savait combien de connaissances demande la pharmacie embrassée dans toute son étendue ; il l’aimait, et par goût, et parce qu’elle lui réussissait fort ; et il croyait ne pouvoir mieux faire que de fournir à son fils les moyens de poursuivre avec plus d’avantage la carrière où lui-même aurait vieilli.
Après cette première étude de physique générale, M. Geoffroy fit des cours particuliers de botanique, de chimie et même d’anatomie quoique cette science ne fut pas de son objet principal. Il s’en écartait encore davantage dans ses heures de délassement, où l’on est le maître de choisir ses plaisirs. Il tournait, il travaillait des verres de lunettes ; il exécutait des machines en petit ; il apprenait l’italien de l’abbé Roselli, si connu par le roman de l’ Infortuné napolitain .
En 1692, son père l’envoya à Montpellier, pour y apprendre la pharmacie chez un habile apothicaire, qui de son côté envoya son fils à Paris chez M. Geoffroy échange bien entendu, puisque l’un et l’autre de ces jeunes gens, en laissant dans la maison paternelle ce qu’il était bien sur d’y retrouver toujours allait chercher dans une maison étrangère ce qu’il n’eût pas trouvé chez lui.
M. Geoffroy suivit les plus habiles professeurs de la fameuse école de Montpellier ; et il vit presque naître alors dans cette ville un grand nom qui s’est toujours accru depuis, et qui par lui-même, et sans nul secours étranger, s’est élevé à la première place.
Avant que de revenir à Paris, M. Geoffroy voyagea dans les provinces méridionales du royaume, et alla voir les ports de l’océan, car il embrassait aussi ce qui n’était que de pure curiosité. Il en eut été peut-être bien puni àS[aint] Malo, où il se trouva enfermé en 1693, dans le temps du bombardement des Anglais, si la terrible machine infernale, qui menaçait d’abimer tout, n’eût manqué son effet. M. le comte de Tallard , depuis duc, pair et maréchal de France, ayant été nommé au commencement de 1698 à l’ambassade [p. 95] extraordinaire d’Angleterre, il choisit M. Geoffroy , qui n’était point médecin, pour avoir soin de sa santé ; et il ne crut point que cette confiance, donnée au mérite dépourvu de titre, fût trop hardie. M. Geoffroy , qui savait voyager, ne manqua pas de profiter du séjour de Londres, il gagna l’amitié de la plupart des illustres d’un pays qui en produit tant, et principalement celle de M. le chevalier Sloane ; et en moins de six mois il devint leur confrère par une place qu’ils lui donnèrent dans la Société royale.
De là, il passa en Hollande, où il vit d’autres savants, fit d’autres observations, acquit de nouvelles connaissances. Il se présenta encore à lui l’occasion de faire un voyage agréable, celui d’Italie, où il alla en 1700 avec M. l’ abbé de Louvois , en qualité de son médecin selon le langage de M. Geoffroy , en qualité d’ami selon le langage de cet abbé ; car ils avaient tous deux le mérite de ne pas parler de même.
Le grand objet de M. Geoffroy était toujours l’histoire naturelle et la matière médicinale, et il était d’autant plus obligé à porter ses vues de ce côté là que son père avait dessein de lui laisser sa place et son établissement. Dès 1693, il avait subi l’examen pour la pharmacie, et fait son chef-d’œuvre, cependant ce n’était point là le fond de son intention, il voulait être médecin et n’osait le déclarer. Il faisait des études équivoques qui convenaient également au plan de son père et au sien, telle était la matière médicinale, qu’un habile apothicaire ne saurait trop connaître, et que souvent un habile médecin ne connaît pas assez.
Enfin, quand le temps fut venu de ne pouvoir plus soutenir la dissimulation, et de prendre un parti décisif, il se déclara, et le père se rendit. Il avait destiné à la médecine son second fils, qui est aujourd’hui l’un des chimistes de cette Académie ; celui-là prit la pharmacie au lieu de son aîné. Cette légère transposition dut être assez indifférente au père, mais enfin ce n’était pas là son premier projet ; et il apprit combien la nature, qu’il n’avait pas assez consultée sur ses enfants, est jalouse de ses droits.
[p. 96] M. Geoffroy se mit donc sur les bancs de médecine, et fut reçu bachelier en 1702. Sa première thèse fut extrêmement retardée, parce que M. Fagon , premier médecin, qui devait y présider, et qui avait coutume de commettre pour la présidence, voulut présider en personne, honneur qui se fit acheter par des délais. M. Geoffroy , qui avait fait sa thèse lui-même, quoique, selon l’usage établi, elle dut être l’ouvrage du président, avait choisi cette question Si le médecin est en même temps un mécanicien chimiste ! On sent assez qu’il avait intérêt de conclure pour l’affirmative, au hasard de ne pas comprendre tous les médecins dans sa définition. Il composa pareillement ses deux autres thèses de bachelier, et à plus forte raison celles dont il fut président, après avoir été reçu docteur en 1704. Il prenait toujours des sujets utiles ou intéressants. Celle où il demandait si l’homme a commencé par être ver, piqua tellement la curiosité des dames, et des dames du plus haut rang qu’il fallut la traduire en français, pour les initier dans des mystères dont elles n’avaient point la théorie. On assure que toutes les thèses sorties de sa main n’ont pas seulement été regardées dans nos écoles comme des traités presque complets sur les sujets choisis, mais quelles se sont trouvées plus au goût des étrangers qu’un grand nombre d’autres, où ils se plaignent que le soin dominant a été celui de l’élégance du style et de la belle latinité.
Il ne se pressa point de se jeter dans la pratique dès qu’il en eut le droit ; il s’enferma pendant dix ans dans son cabinet, et il voulut être sûr d’un grand fonds de connaissances avant que de s’en permettre l’usage. Les médecins ont entre eux ce qu’ils appellent les bons principes ; et puisqu’ils sont les bons, ils ne sont pas ceux de tout le monde. Les confrères de M. Geoffroy conviennent qu’il les possédait parfaitement. Son caractère doux, circonspect, modéré, et peut-être même un peu timide, le rendait fort attentif à écouter la nature, à ne la pas troubler par des remèdes, sous prétexte de l’aider, et à ne l’aider qu’à propos et autant qu’elle le [p. 97] demandait. Une chose singulière lui fit tort dans les commencements ; il s’affectionnait trop pour ses malades, et leur état lui donnait un air triste et affligé qui les alarmait ; on en reconnut enfin le principe, et on lui sut gré d’une tendresse si rare et si chère à ceux qui souffrent.
Persuadé qu’un médecin appartient également à tous les malades, il ne faisait nulle différence entre les bonnes pratiques et les mauvaises entre les brillantes et les obscures. Il ne recherchait rien et ne rejetait rien. De là, il est aisé de conclure que ce qui dominait dans le nombre de ses pratiques, c’étaient les obscures, ou les mauvaises, et d’autant plus que ses premiers engagements lui étaient sacrés, et qu’il n’eut pas voulu les rompre ou s’en acquitter légèrement pour courir aux occasions les plus flatteuses qui seraient survenues. D’ailleurs, souverainement éloigné de tout faste, il n’était point de ceux qui savent aider à leur propre réputation et qui ont l’art de suggérer tout bas à la renommée ce qu’ils veulent qu’elle répète tout haut avec ses cent bouches. Cependant le vrai avait percé à la longue, et M. Geoffroy était bien connu dans les grandes affaires de médecine, ceux qui s’étaient saisis des premiers postes, l’appelaient presque toujours en consultation, il était celui dont tous les autres voulaient emprunter les lumières. Cicéron conclut que les Romains étaient le plus vaillant peuple du monde, de ce que chaque peuple se donnait le premier rang pour la valeur, et accordait toujours le second aux Romains.
En 1709, le roi lui donna la place de professeur en médecine au Collège royal, vacante par la mort de M. Tournefort . Il entreprit de dicter à ses auditeurs toute l’histoire de la matière médicinale, sur laquelle il avait depuis longtemps amassé de grandes provisions. Tout le règne minéral a été expédié, c’est-à-dire tous les minéraux qui sont en usage dans la médecine et c’est ce qu’on a jusqu’à présent sur ce sujet de plus recherché, de plus certain et de plus complet. Il en était au règne végétal ; et comme il suivait l’ordre alphabétique, il en est resté à la mélisse, [p. 98] qui, quoiqu’assez avancée dans l’alphabet, laisse après elle un grand vide, et beaucoup de regret aux curieux de ces sortes de matières. Il n’avait point touché au règne animal mais du moins tout ce qu’il a dicté s’est trouvé eu très bon ordre dans ses papiers, et on espère que sa famille le donnera au public.
M. Fagon , qui était toujours demeuré titulaire de la charge de professeur en chimie au Jardin royal, la faisait exercer par quelqu’un qu’il choisissait. M. de S[aint]-Yon, à qui il avait donné cet emploi, n’ayant pu le remplir en 1707 à cause de ses infirmités, M. Geoffroy eut sa place, et s’en acquitta si bien, que dans la suite, M. Fagon se démit absolument de la charge en sa faveur. Cela arriva en 1712. M. Fagon , pour mettre en œuvre M. Geoffroy tout entier, lui demanda qu’aux leçons ordinaires de chimie il en joignit sur la matière médicinale, ce qui dans une même séance ajoutait deux heures, et quelquefois trois, à deux autres heures déjà employées. M. Geoffroy y consentit, emporté par son zèle, et sans doute aussi par un certain sentiment de gloire qui agit et qui doit agir sur les âmes les plus éloignées de la vanité. Il était soutenu par le plaisir de voir que de si longues séances loin de rebuter les auditeurs ne les rendaient que plus assidus et plus attentifs ; mais enfin il consulta trop peu les intérêts de sa santé, qui était naturellement faille et qui en souffrit.
La faculté de médecine, qui se choisit tous les deux ans un chef, qu’on appelle doyen, crut en 1726, se trouver dans des circonstances où il lui en fallait un qui, quoique digne de l’être, ne fit aucun ombrage à sa liberté, et qui aimât mieux sa compagnie que sa place. M. Geoffroy fut élu mais comme tous les membres d’une république ne sont pas également républicains, quelques uns attaquèrent son élection par des irrégularités prétendues, et lui-même aurait été volontiers de leur parti ; mais l’élection fut confirmée par le jugement de la cour.
Ses deux années de décanat finies, il fut continué, et [p. 99] cela par les suffrages mêmes qui auparavant lui avaient été contraires. On sentait un nouveau besoin qu’on avait de lui. Il s’était élevé un procès entre les médecins et les chirurgiens, espèce de guerre civile qui divisait les citoyens d’un même état ; et il fallait ou du zèle pour la soutenir, ou de la douceur pour la terminer ; et même en la soutenant, il fallait toujours de la douceur avec le zèle. On lui fit un honneur singulier ; il y a sous le doyen un censeur qui est son lieutenant, et ce censeur est toujours le doyen qui vient de sortir de place. On supprima le titre de censeur pour les deux années du nouveau décanat de M. Geoffroy et on le laissa le maître de choisir ceux qu’il voudrait pour l’aider. Ces témoignages d’estime de la part de sa compagnie, qu’il n’aurait pas recherchés par ambition, il les sentit vivement par un principe de reconnaissance d’autant plus fort, qu’on est plus dégagé de passions tumultueuses. II se livra sans ménagement aux travaux extraordinaires du second décanat, qui, joints à ceux qu’exigeaient sa profession et ses différentes places, ruinèrent absolument sa santé, et au commencement de 1730, il tomba accablé de fatigues. Il eut cependant le courage de mettre la dernière main à un ouvrage que ses prédécesseurs doyens avaient jugé nécessaire mais qu’ils n’avaient pas fini, c’est un recueil des médicaments composés les plus usités, que les pharmaciens doivent tenir toujours prêts.
Nous ne l’avons point encore représenté comme académicien, parce que nos histoires imprimées font foi qu’il n’a pas rempli ce devoir avec moins d’exactitude que les autres, si ce n’est dans les quatre dernières années, où le décanat était une dispense assez légitime. Il donna en 1718 un système singulier et une table des affinités ou rapports des différentes substances de chimie. Ces affinités firent de la peine à quelques uns, qui craignirent que ce ne fussent des attractions déguisées, d’autant plus dangereuses que d’habiles gens ont déjà su leur donner des formes séduisantes mais enfin, on reconnut qu’on pouvait passer par-dessus ce [p. 100] scrupule, et admettre la table de M. Geoffroy qui, bien entendue et amenée à toute la précision nécessaire, pouvait devenir une loi fondamentale des opérations de chimie, et guider avec succès ceux qui travaillent.
Il était entré dans cette Compagnie dès l’an 1699 et il est mort le 6 janvier 1731.