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Dominico Guglielmini naquit à Bologne d’une honnête famille le 27 septembre 1655. Il étudia en mathématiques sous M. Geminiano Montanari Modenois , et en médecine sous l’illustre Malpighi . Il embrassa ces deux genres d’étude à la fois, comme un homme né avec d’heureuses dispositions en aurait pu embrasser un seul, et il s’attira la même affection de ces deux maîtres, que si chacun d’eux eût eu seul la gloire de le former.
En 1676 il parut dans une grande partie de l’Italie un météore aussi lumineux que la lune en son plein. M. Montanari fit un petit ouvrage intitulé Fiamma volante , où par les observations qu’il avait eues de différents endroits, il recherchait géométriquement quelle était la ligne du mouvement de cette flamme, sa distance à la Terre et sa grandeur. Selon son calcul, la distance était à peu près de 15 lieues moyennes de France, ce qui est une hauteur extraordinaire pour ces sortes de feux. M. Cavina, qui avait observé le même phénomène à Faenza, en avait fait un calcul fort différent, la hauteur où il le mettait, par exemple, était triple de celle de M. Montanari , et celui-ci d’ailleurs avait négligé dans son écrit les observations de Faenza, non pas en les rejetant avec mépris, mais en disant qu’il était bien fâché de les trouver trop éloignées de toutes les autres, et qu’apparemment l’erreur venait de ceux qui les avaient données, et à qui on s’était fié. Cette politesse n’empêcha pas M. Cavina de répliquer aigrement à M. Montanari , qui voyant cette dispute dégénérer en injure, se sentit assez fort pour oser déclarer publiquement qu’il y renonçait. M. Guglielmini âgé alors de 21 ans, et disciple aussi zélé [p. 153] de M. Montanari , que nous avons dit, il y a quelques années, que M. Viviani l’était de Galilée 1 , car ces sortes d’attachements semblent avoir plus de force en Italie, demanda à son maître la permission de répondre pour lui. Il la lui refusa, de peur que son adversaire ne crût toujours voir le maître caché sous le nom du disciple, mais M. Guglielmini trouva moyen de vaincre cette difficulté. Il proposa et il obtint de soutenir des thèses publiques, ou M. Montanari n’assisterait point, et où M. Cavina, dont elles attaquaient l’opinion, serait invité, et attendu pendant un certain temps. Il n’y vint point, il traita ce défi comme un duel serait traité en France, et il paraît qu’il fit bien. Quoique M. Guglielmini avoue qu’il n’était pas encore entièrement sorti des sections coniques, il terrassait en géométrie son adversaire. Il y eut assez d’écrits et assez gros sur une matière qui au fond ne le méritait pas. Deux ou trois pages auraient suffi pour la vérité, les passions firent des livres.
M. Guglielmini fut reçu docteur en médecine dans l’université de Bologne en 1678, mais au milieu de l’application et des études que demande cette pénible profession, un nouveau phénomène qui parut au ciel le rappela encore pour un temps du côté des mathématiques. Ce fut la comète de 1680 et 81, qui par je ne sais quelle destinée particulière, remua plus qu’une autre le monde savant. Le sentiment de ceux qui croient les comètes des corps éternels, aussi bien que les planètes, avait été attaqué par M. Montanari , sur le fondement que cette dernière comète qui avait disparu à la fin de février 1681, n’était point alors assez éloignée de la Terre pour disparaître par son éloignement seul, et qu’il devait y avoir eu par conséquent quelque dissolution physique. Cette raison, qui pouvait n’être pas démonstrative, le devint en quelque sorte pour M. Guglielmini , parce qu’elle venait d’un maître qu’il chérissait, et elle l’engagea à chercher quelque moyen d’expliquer la génération des comètes. Il en imagina un assez singulier, dont [p. 154] il fit un ouvrage intitulé De cometarum natura et ortu epistolica dissertatio . Boloniæ, 1681. Il donne aux planètes des tourbillons fort étendus, de sorte que ceux, par exemple, de Jupiter et de Saturne, qui ont leurs centres éloignés de 165 millions de lieues, lorsqu’ils s’approchent le plus qu’il est possible, peuvent alors se couper vers leurs extrémités. Dans cet entrelacement et cet embarras de la matière de deux tourbillons, il se forme en vertu des mouvements opposés qui se combattent, un tourbillon nouveau, dont les parties les plus grossières, car la matière céleste n’est pas toute homogène, vont occuper le centre, et produisent un nouveau corps solide, qui est la tête de la comète. Nous ne rapporterons ni les preuves, ni les difficultés de ce système, l’auteur déclare qu’il ne le croit ni vrai, ni même vraisemblable, mais seulement propre à expliquer les faits, et il ne le propose qu’avec une modestie qui en répare la faiblesse, et désarme les critiques.
Il donna de nouvelles preuves de son savoir dans l’astronomie, par l’observation qu’il fit à Bologne de l’éclipse solaire du 12 juillet 1684, et qu’il imprima en latin la même année.
Le mérite de M. Guglielmini fut reconnu jusques dans son pays. Le sénat de Bologne le fit premier professeur de mathématiques, et lui donna, en 1686, l’intendance générale des eaux de cet état. Les voyageurs nous rapportent qu’en Perse la charge de surintendant des eaux est une des plus considérables, à cause de la sécheresse du pays, et de la difficulté de l’arroser suffisamment et également. Par une raison toute contraire, cette charge est de la même importance dans le Bolonais, et en général dans la Lombardie, où la grande quantité et la disposition des rivières et des canaux, si utiles d’ailleurs au pays, peuvent cependant produire de grands inconvénients, à moins que l’on n’y veille continuellement et avec des yeux fort éclairés. M. Guglielmini eut cette délicatesse assez rare de regarder sa commission de sur [p. 155] intendant des eaux, non comme une de ces commissions dont on s’acquitte toujours assez bien avec quelques connaissances ordinaires, et où il suffit de ne rien gâter, mais comme un engagement sérieux à tourner ses principales pensées de ce côté-là, et à servir le public à toute rigueur.
Il donna donc dès l’année 1690 la première partie, et en 91 la seconde d’un traité d’hydrostatique intitulé Aquarum fluentium mensura nova methodo inquisita , et dédié au sénat de Bologne. Son principe fondamental, et reçu de tous les philosophes modernes, est que les vitesses d’une eau qui sort d’un tuyau vertical ou incliné, sont à chaque instant comme les racines des hauteurs de sa surface supérieure, ce qui amène nécessairement la parabole dans toute cette matière. Quand même l’eau coule dans un canal horizontal, ce qui se peut, pourvu qu’elle ait une issue pour se décharger, c’est encore le même principe, parce que l’eau supérieure pressant l’inférieure, lui imprime de la vitesse à raison de sa hauteur.
Si l’on veut trouver dans un canal horizontal la vitesse moyenne entre celle du fond, qui est la plus grande, et celle de la superficie, qui est la plus petite, ou même nulle géométriquement, on voit aussitôt par la quadrature de la parabole, que cette vitesse est toujours à celle du fond comme 2 à 3, et qu’elle est toujours placée aux 4/9 de la hauteur du canal divisée du haut en bas.
Quand on a une expérience fondamentale sur la vitesse de l’eau, par exemple, celle de M. Guglielmini , par laquelle une eau qui est tombée de la hauteur de 1 pied de Bologne, parcourt en une minute 216 pieds cinq pouces d’un mouvement égal, on a sa vitesse pour toutes les chutes possibles, et il en a calculé une table qu’il n’a poussé que jusqu’à 30 pieds de chute, parce que les plus grands fleuves de l’Europe ne passent pas cette profondeur. Si l’on veut mesurer la quantité d’eau qui passe en 1 minute par un canal horizontal, comme on sait que sa vitesse moyenne est au 4/9 de sa hauteur, il faut avoir ces 4/9 en [p. 156] pieds et en pouces, on trouve ensuite par la table quelle vitesse convient à une chute ou pression de cette hauteur, c’est là la vitesse moyenne de l’eau, et en la multipliant par la hauteur et largeur du canal, on a la quantité d’eau cherchée. M. Guglielmini trouve par cette méthode, que le Danube, supposé horizontal à son embouchure, comme le sont presque toujours les grands fleuves, du moins sensiblement, jette dans le Pont-Euxin en une minute près de 42 millions de pieds cubiques Bolonais d’eau.
Pour les canaux inclinés, il ne faut qu’un peu plus de calcul, et de plus, la connaissance de l’angle d’inclinaison du canal, après quoi tout le reste est pareil.
Telle est l’idée générale de tout l’ouvrage. Il est fort net et fort méthodique. Peut-être seulement paraîtrait-il un peu diffus à ceux qui ont pris le goût et l’habitude de cette brièveté de l’algèbre, assez semblable en fait de mathématiques à ce qu’on appelle en éloquence et en poésie, le style serré. Mais chaque auteur écrit principalement pour son pays, et quoique l’Italie ait été, du moins en Europe, le berceau de l’algèbre, cette science n’y avait pas encore beaucoup prospéré du temps de M. Guglielmini , et elle avait trouvé les climats du nord bien plus favorables.
Les actes de Leipzig ayant rendu compte en 1691 du livre de la mesure des eaux, M. Papin fit quelques remarques et quelques objections sur l’extrait qu’il en avait vu, et les fit insérer dans ce même journal. Cela revint en gros à M. Guglielmini par des lettres de Leibniz , avant qu’il pût avoir en Italie les actes de Leipzig. Au nom de M. Papin, il eut peur de s’être trompé, car on n’en peut douter après l’aveu qu’il en fait lui-même, à moins qu’on ne veuille tenir pour un peu suspect cet aveu si glorieux à qui entend la véritable gloire. Il vit enfin les actes de Leipsick, et se rassura. Il écrivit à Leibniz pour le rendre juge du différend.
M. Papin croyait et prétendait démontrer que l’eau [p. 157] qui sort d’un tuyau toujours plein, a la moitié moins de vitesse que la première eau qui sort du même tuyau qui se vide. Sa raison était que dans le premier cas l’eau n’a qu’un mouvement égal et uniforme, au lieu que dans le second, elle a un mouvement accéléré, puisqu’elle tombe ou est censée tomber. M. Guglielmini détruisit cette prétention avec toute l’honnêteté que devait garder un homme qui s’était cru sincèrement capable d’erreur. Il paraît par toute sa lettre qu’il doit avoir entièrement gain de cause, et cependant il paraît aussi qu’il y avait encore en cette matière quelque chose qu’il ne démêlait pas, et qui lui échappait à lui-même. Les vitesses de l’eau qui sont comme les racines des hauteurs, ayant précisément entre elles le même rapport que les vitesses des corps pesants qui tombent, les deux adversaires et tous les autres philosophes avaient également pris cette idée fort naturelle, que les vitesses de l’eau dépendent donc d’une accélération causée par une chute. Mais nous avons fait voir, après M. Varignon , dans l’Hist. de 1703 2 , que cette idée si naturelle n’est point vraie, et qu’il y a un autre principe de ce rapport de vitesse de l’eau, tout différent de l’accélération, et en même temps si simple, qu’il ne ferait pas un grand mérite à son inventeur, s’il n’avait pas été longtemps caché aux plus habiles géomètres. Faute de l’avoir connu, M. Guglielmini ne peut éviter de certains embarras d’où il tâche à se sauver par des pressions de l’air. Il ne suffit pas de tenir une vérité, il faut aussi, quand on veut la suivre un peu loin, en tenir la véritable cause, autrement la fausse cause d’une vérité revient à enfanter des erreurs, ses productions naturelles. La lettre de M. Guglielmini à M. Leibniz fut suivie en 1692 d’une autre, adressée à M. Magliabecchi sur les siphons, parce qu’il avait trouvé dans les actes de Leipzig que M. Papin en examinant un siphon fait à Wirtemberg, s’était servi de sa fausse proposition. Les deux lettres furent imprimées sous le titre de Epistolae duae hydrostaticae.
[p. 158] Il s’éleva en ce temps-là un différend sur les eaux entré les villes de Bologne et de Ferrare. Il s’agissait principalement de savoir si on devait remettre le cours du Reno dans le Pô. Le pape, maître de ces deux états, envoya les cardinaux Dada et Barberin pour juger de cette affaire. Bologne chargea de ses intérêts le seul qu’elle en pût charger, M. Guglielmini . Les deux cardinaux avec qui il traita, prirent une si grande idée de sa capacité, qu’ils l’employèrent non seulement pour les eaux du Bolonais, mais encore pour celles du Ferrarais et du territoire de Ravenne, et l’engagèrent à faire des dessins de différents travaux utiles ou nécessaires. Mais il lui arriva alors ce que nous avons déjà dit 3 , qui était arrivé à M. Viviani en pareille matière, des projets qui ne regardaient que le bien public n’eurent point d’exécution.
Comme M. Guglielmini avait porté la science des eaux plus loin qu’elle n’avait encore été, du moins en Italie, et qu’il en avait fait une science presque nouvelle, Bologne fonda dans son université en 1694 une nouvelle chaire de professeur en hydrométrie, qu’elle lui donna. Le nom d’hydrométrie était nouveau, aussi bien que la place, et l’un et l’autre rappelleront toujours la mémoire de celui qui en a rendu rétablissement nécessaire.
Il se permettait cependant quelques distractions de son étude des eaux, dans des occasions où il eût été difficile de résister à d’autres sciences qui l’appelaient. Quand M. Cassini retourna à Bologne en 1695, et y raccommoda la fameuse méridienne qu’il avait tracée 40 ans auparavant dans l’église de S. Pétrone, et que différents accidents avaient altérée, M. Guglielmini l’aida dans ce grand travail astronomique, et fit même imprimer un mémoire des opérations qu’on avait faites pour la construction et pour la vérification de ce prodigieux instrument. Il s’en servit depuis pendant plusieurs années à observer les mouvements du soleil et de la lune.
[p. 159] En 1697, il publia son grand ouvrage Della natura de Fiumi , qui passe pour son chef-d’œuvre. Il le dédia à M. l’ abbé Bignon , qui, l’année précédente, l’avait fait associer à l’Académie royale des Sciences, et dont le nom et le mérite, sans le secours d’un pareil bienfait, s’attirent souvent des savants, même étrangers, de pareils hommages. La préface roule sur la nécessité de porter dans la physique la certitude de la géométrie, et sur la difficulté souvent insurmontable de faire entrer les idées simples de la géométrie dans la physique, aussi compliquée qu’elle est.
Un physicien ordinaire ne doutera peut-être pas qu’il ne connaisse suffisamment la nature des rivières, mais après avoir lu le livre de M. Guglielmini , il demeurera convaincu qu’il ne la connaissait point. Nous ne rapporterons ici que les vues générales de ce traité, et nous laisserons à imaginer ce que peuvent produire les différentes combinaisons des principes, et les applications aux cas particuliers.
Les fleuves près de leurs sources descendent ordinairement de quelques montagnes, et là ils tirent leur vitesse de l’accélération de la chute, mais à mesure qu’ils s’éloignent, cette vitesse diminue, parce que l’eau frotte toujours contre le fond et contre les rives, qu’elle rencontre en son chemin différents obstacles, et qu’enfin, venant à couler dans les plaines, elle a toujours moins de chute, et s’incline davantage à l’horizon. Le Reno y est à peine incliné de 52 secondes vers le bas de son cours. Si la vitesse acquise par la chute se perd entièrement, ce qui peut arriver à force d’obstacles redoublés, et après que le cours sera devenu tout à fait horizontal, il n’y a plus que la hauteur, ou la pression toujours proportionnée à la hauteur, qui puisse rendre la vitesse à l’eau, et la faire couler. Heureusement cette ressource croît selon le besoin, car à mesure que l’eau perd de sa vitesse acquise par la chute, elle s’élève et augmente en hauteur.
[p. 160] Les parties supérieures de l’eau d’une rivière, et éloignées des bords, peuvent couler par la seule cause de la déclivité, quelque petite qu’elle soit, car n’étant arrêtées par aucun obstacle, elles peuvent sentir avec délicatesse, pour ainsi dire, la moindre différence du niveau, mais les parties inférieures qui frottent contre le fond, ne seraient pas suffisamment mues par une si petite déclivité, et elles ne le sont que par la pression des supérieures.
La viscosité naturelle des parties de l’eau, et une espèce d’engrainement qu’elles ont les unes avec les autres, fait que les inférieures mues par la hauteur entraînent les supérieures, qui, dans un canal horizontal, n’auraient eu d’elles-mêmes aucun mouvement, ou dans un canal peu incliné en auraient eu peu. Ainsi les inférieures en ce cas, rendent aux supérieures une partie du mouvement qu’elles ont reçu. De là vient aussi qu’assez souvent la plus grande vitesse d’une rivière est vers le milieu de sa hauteur : car ses parties du milieu ont l’avantage et d’être pressées par la moitié de la hauteur de l’eau, et d’être libres des frottements du fond.
On peut reconnaître si l’eau d’une rivière à peu près horizontale coule par la vitesse acquise par la chute ou par la pression de la hauteur. Il ne faut qu’opposer à son cours un obstacle perpendiculaire. Si l’eau s’élève subitement contre cet obstacle, elle coulait en vertu de sa chute, si elle s’arrête quelque temps, c’était par la pression.
Les fleuves se font presque toujours leur lit. Que le fond ait d’abord une grande pente, l’eau qui par conséquent aura beaucoup de chute et de force, emportera les parties de ce terrain les plus élevées, et les entraînant plus bas, rendra le fond plus horizontal. C’est sous le fil de l’eau qu’est sa plus grande force de creuser, et par conséquent c’est là que le fond s’abaisse le plus, et s’y fait une plus grande concavité. L’eau qui a rendu son lit plus horizontal, l’est devenue aussi davantage, et par là [p. 161] elle a moins de force de creuser, et enfin cette force étant diminuée jusqu’à n’être plus qu’égal à la résistance du fond, voilà le fond en état de consistance, du moins pour un temps considérable. Les fonds de craie résistent plus que ceux de sable ou de limon.
D’un autre côté, l’eau ronge et mine ses bords, et avec d’autant plus de force, que par la direction de son cours elle les rencontre plus perpendiculairement. Elle tend donc, en les rongeant, à les rendre parallèles à son cours, et quand elle y est parvenue autant qu’il est possible, elle n’a plus d’action sur eux à cet égard. En même temps qu’elle les a rongés, elle a élargi son lit, c’est-à-dire qu’elle a perdu de sa hauteur et de sa force, ce qui étant arrivé à un certain point, il se fait encore un équilibre entre la force de l’eau et la résistance des bords, et les bords sont établis.
Il est manifeste par l’expérience, que ces équilibres sont réels, puisque les rivières ne creusent et n’élargissent pas leurs lits jusqu’à l’infini.
Tout le contraire de ce que nous venons de dire arrive pareillement. Les fleuves, dont les eaux sont troubles et bourbeuses, haussent leur lit, en y laissant tomber les matières étrangères, lorsqu’ils n’ont plus la force de les soutenir. Ils rétrécissent aussi leurs bords, parce que ces mêmes matières s’y attachent et y forment comme des enduits de plusieurs couches. Ces matières rejetées loin du fil de l’eau à cause de leur peu de mouvement, peuvent même suffire pour faire des bords.
Ces effets opposés se rencontrant presque toujours ensemble, et se combinant très différemment selon le degré dont ils sont chacun en particulier, il n’est pas aisé de juger le produit qui en résultera. Cependant c’est cette combinaison embarrassée qu’il faut saisir assez juste, quand on a affaire à un fleuve qu’on veut, par exemple, détourner de son cours. On peut compter qu’il agira toujours selon sa nature, et qu’il s’accommodera lui-même un lit, et se fera un cours tel qu’il lui conviendra.
[p. 162] M. Guglielmini rapporte qu’au commencement du siècle passé, le Lamone, qui se rendait dans le Pô di Primaro, en fut détourné, parce qu’on voulait qu’il s’allât jeter seul dans le golfe Adriatique. Il est arrivé que le Lamone devenu plus faible quand il n’a eu que ses propres eaux, a tellement haussé son lit par des dépositions de limon et de fange, qu’il s’est trouvé plus haut que n’est le Pô dans ses plus fortes crues, et qu’il a eu besoin de levées très hautes.
La nécessité de faire des levées ou digues aux rivières, peut venir de plusieurs causes. Voici les principales.
Un petit fleuve peut entrer dans un grand sans augmenter sa largeur, ni même sa hauteur. Ce paradoxe apparent est fondé sur ce qu’il est possible que le petit naît fait que rendre coulantes dans le grand les eaux des bords qui ne l’étaient point, et augmenter la vitesse du fil, le tout dans la même proportion qu’il a augmenté la quantité de l’eau. Le bras du Pô de Venise a absorbé le bras de Ferrare et celui du Panaro, sans aucun élar [p. 163] gissement de son lit. Il faut raisonner de même à proportion de toutes les crues qui surviennent aux rivières, et en général de toute nouvelle augmentation d’eau, qui augmente aussi la vitesse.
Si un fleuve qui se présenterait pour entrer dans un autre fleuve ou dans la mer, n’était pas assez fort pour en surmonter la résistance, il s’élèverait, ou parce que sa vitesse serait retardée, ou parce que les eaux qui devraient le recevoir regorgeraient dans les siennes, mais par cette élévation il acquerrait la force nécessaire pour entrer, il la tirerait de l’opposition même qu’il aurait à combattre.
Un fleuve qui entrerait perpendiculairement dans un autre, ou même contre son courant, serait détourné peu à peu de cette direction par celui qui le recevrait, et obligé à se faire un nouveau lit vers son embouchure.
L’union des deux rivières en une les fait couler plus vite, parce qu’au lieu du frottement de quatre rives, elles n’ont plus que celui de deux à surmonter, que le fil plus éloigné des bords va encore plus vite, et qu’une plus grande quantité d’eau mue avec plus de vitesse creuse davantage le fond, et diminue la première largeur. De là vient aussi que les rivières unies occupent moins d’espace sur la surface de la terre, permettent plus facilement que les campagnes un peu basses y déchargent leurs eaux superflues, et ont moins besoin de levées qui empêchent leurs inondations. Ces avantages sont tels que Guglielmini les croit dignes d’avoir été envisagés par la nature, lorsqu’elle a rendu l’union des fleuves si ordinaire.
Ce sont là les principes les plus généraux du traité Della natura de fiumi . L’auteur en fait l’application à tout ce qu’il appelle l’architecture des eaux, c’est-à-dire à tous les ouvrages qui ont les eaux pour objet, aux nouvelles communications de rivières, aux canaux que l’on tire pour arroser des pays qui en ont besoin, aux écluses, aux dessèchements des marais, etc.
Ce livre, original en cette matière, eut un grand [p. 164] éclat. Crémone, Mantoue et quelques autres villes eurent recours au fameux architecte des eaux. Il ordonna les travaux qui leur étaient nécessaires, mais son art brilla principalement dans des levées qu’il fit au Pô au dessous de Plaisance, où ce fleuve faisait de grands ravages, et menaçait d’en faire encore de plus grands.
La république de Venise l’envia à l’état de Bologne, et lui donna en 1698 la chaire de mathématiques à Padoue. Cependant sa patrie, pour se le conserver autant qu’il était possible, et pour se pouvoir toujours vanter qu’il lui appartenait, voulut qu’il gardât le titre de professeur dans son université, et lui continua même ses appointements.
Venise ne le laissa pas longtemps dans les exercices tranquilles et dans l’ombre d’une université. En 1700, elle l’envoya en Dalmatie réparer les ruines de Castelnovo, et quelque temps après dans le Frioul, où un torrent très impétueux qui avait déjà détruit plusieurs villages, était prêt à tomber sur l’importante forteresse de Palme. M. Guglielmini fait sentir tant d’amour pour le bien public dans ses ouvrages, même dans ceux où la sécheresse mathématique domine, qu’il faut lui compter tous ses voyages et toutes ses fatigues pour autant d’agréments dans sa vie.
Peut-être l’envie de servir le public de toutes les manières dont il le pouvait servir, le fit-elle retourner à la médecine, qu’il semblait avoir sacrifiée aux mathématiques. Il prit en 1702 la chaire de professeur en médecine théorique à Padoue, et quitta celle qu’il avait auparavant. Une dissertation qu’il avait publiée l’année précédente, De sanguinis natura et constitutione , avait pu être un présage de ce changement, c’était du moins une preuve et de son grand travail, et de la grande étendue de ses connaissances.
Mais il en donna une beaucoup plus éclatante par son livre intitulé De salibus dissertatio epistolaris physico-medico-mecanica , imprimée à Venise en 1705. Il n’y a [p. 165] pas encore fort longtemps que tous les raisonnements de chimie n’étaient que des espèces de fictions poétiques, vives, animées, agréables à l’imagination, inintelligibles et insupportables à la raison. La saine philosophie a paru, qui a entrepris de réduire à la simple mécanique corpusculaire cette chimie mystérieuse, et en quelque façon si fière de son obscurité. Cependant il faut avouer qu’il lui reste encore chez quelques auteurs des traces de son ancienne poésie, désunions presque volontaires des combats qui ne sont guère fondés que sur des inimitiés, et quelques autres qui peuvent ne pas convenir au sévère mécanisme. M. Guglielmini parait avoir eu une extrême attention à ne leur pas permettre de se glisser dans sa dissertation chimique, il y rappelle tout avec rigueur aux règles d’une physique exacte et claire, et pour épurer la chimie encore plus parfaitement, et en entraîner toutes les saletés, il y fait passer la géométrie. Le fondement de tout l’ouvrage est que les premiers principes du sel commun, du vitriol, de l’alun et du nitre, ont par leur première création des figures fixes et inaltérables, et sont indivisibles à l’égard de la force déterminée qui est dans la matière. Le sel commun primitif est un petit cube, le sel du vitriol un parallélépipède rhomboïde, celui du nitre un prisme qui a pour base un triangle équilatéral, celui de l’alun une pyramide quadrangulaire. De ces premières figures viennent celles qu’ils affectent constamment dans leurs cristallisations, pourvu qu’on les tienne aussi exempts qu’il se puisse de tout mélange et de tout trouble étranger. Quand il s’agit de l’action des sels, M. Guglielmini examine géométriquement et mécaniquement les propriétés de ces figures par rapport au mouvement, et en vient à un détail assez curieux et fort nouveau dans un traité de chimie. Il ne rapporte pas d’expériences ni d’observations nouvelles qu’il ait faites, il établit son système sur celles des plus fameux auteurs, parmi lesquels il cite souvent les confrères qu’il avait dans cette Académie, [p. 166] Mts. Homberg , Leméry , Boulduc, Geoffroy . En un mot, ce n’est pas tant la chimie qui domine dans ce traité, que la géométrie, et ce qui vaut encore mieux, l’esprit géométrique.
Quand on achevait l’impression de ce livre, il reçut l’histoire de l’Académie de 1702. Il trouva un sentiment de M. Homberg tout opposé au sien, que les figures constantes des sels acides dans leurs cristallisations ne viennent pas des premières particules qui les composent, mais des alcalis avec lesquels ils sont unis. Il avoue qu’il eut peur que l’autorité d’un si grand chimiste ne fût seule suffisante pour renverser tout son système, et il se hâta de le mettre à couvert par une réponse qui, pour être fort honnête et polie, ne perd rien de sa force, et peut-être en a davantage.
Il fit encore deux ouvrages de physique, l’un intitulé Exercitatio de idearum vitiis, correctione, et usu ad statuendam et inquirendam morborum naturam , en 1707, et l’autre, De principio sulphureo , en 1710, et ce qui est fort glorieux pour lui, la date de ce dernier ouvrage est celle de sa mort. Sa vie entière a été dévouée aux sciences. Ceux qui les aiment avec moins d’emportement pourraient lui reprocher ses excès, qui à la vérité ruinèrent en lui un tempérament très robuste, mais qui cependant ne peuvent être blâmés qu’avec respect. Il avait cet extérieur que le cabinet donne ordinairement, quelque chose d’un peu rude et d’un peu sauvage, du moins pour ceux à qui il n’était pas accoutumé. Il méprisait, dit le journal des savants d’Italie, cette politesse superficielle dent le monde se contente, et s’en était fait une autre qui était toute dans son cœur.
Sa place d’académicien associé étranger a été remplie par Mylord Comte de Pembroke.
FIN