Affichage des fac-similés à venir
Affichage des fac-similés à venir
[p. 125]
Guillaume-François de l’Hôpital, chevalier, marquis de Sainte-Mesme, comte d’Entremont, seigneur d’Ouques la Chaise, le Breau et autres lieux, naquit en 1661 d’Anne de l’Hôpital, lieutenant-général des armées du roi, premier écuyer de feu S. A. R. Monsieur Gaston, duc d’Orléans , et d’Elisabeth Gobelin, fille de Claude Gobelin, intendant des armées du roi, et conseiller d’état ordinaire.
La maison de l’ Hôpital a eu deux branches ; l’aînée dont était M. le marquis de l’ Hôpital , a joint au nom de l’Hôpital celui de Saint-Mesme ; et la cadette, qui est présentement éteinte, a produit deux maréchaux de France et les ducs de Vitry. Toutes deux avaient pour tige commune Adrien de l’Hôpital, chambellan du roi Charles VIII , capitaine de cent hommes d’armes, et lieutenant-général en Bretagne, qui commanda l’avant-garde de l’armée royale à la bataille de S. Aubin en 1488.
M. le marquis de l’Hôpital , que l’Académie des Sciences a perdu, étant encore enfant, eut un précepteur qui voulut apprendre les mathématiques dans les heures de loisir que son emploi lui laissait. Le jeune écolier, qui avait peu de goût, et même, à ce qu’il paraissait, peu de disposition pour le latin, eut à peine aperçu dans les éléments de géométrie des cercles et des triangles, que l’inclination naturelle, qui annonce presque toujours les grands talents, se déclara ; et il se mit à étudier avec passion ce qui aurait épouvanté tout autre que lui à la première vue. Il eut ensuite un autre précepteur, qui fut obligé par son exemple à se mettre dans la géométrie ; mais quoiqu’il fût homme d’esprit et appliqué, son élève le [p. 126] laissait toujours bien loin derrière lui. Ce que l’on n’obtient que par le travail, n’égale point les faveurs gratuites de la nature.
Un jour M. le marquis de l'Hôpital n’ayant encore que 15 ans, se trouva chez M. le duc de Roannès, où d’habiles géomètres, et entre autres M. Arnaud, parlèrent d’un problème de M. Pascal sur la roulette, qui paraissait fort difficile. Le jeune mathématicien dit qu’il ne désespérait pas de le pouvoir résoudre. À peine trouva-t-on que cette présomption et cette témérité pussent être pardonnées à son âge. Cependant, peu de jours après, il leur envoya le problème résolu.
Il entra dans le service, mais sans renoncer à sa plus chère passion. Il étudiait la géométrie jusque dans sa tente. Ce n’était pas seulement pour étudier qu’il s’y retirait, c’était aussi pour cacher son application à l’étude. Car il faut avouer que la nation française, aussi polie qu’aucune nation, est encore dans cette espèce de barbarie, qu’elle doute si les sciences poussées à une certaine perfection ne dérogent point, et s’il n’est point plus noble de ne rien savoir. Il eut si bien l’art de renfermer ses talents et d’être ignorant par bienséance, que tant qu’il fut dans le métier de la guerre, les gens les plus pénétrants sur les défauts d’autrui ne le soupçonnèrent jamais d’être un grand géomètre ; et j’ai vu moi-même quelques-uns de ceux qui avoient servi en même temps, fort étonnés de ce qu’un homme qui avait vécu comme eux et avec eux, se trouvait être un des premiers mathématiciens de l’Europe.
Il fut capitaine de cavalerie dans le régiment colonel-général ; mais la faiblesse de sa vue, qui était si courte, qu’il ne voyait pas à dix pas, lui causant dans le service des inconvénients perpétuels qu’il avait longtemps et inutilement tâché de surmonter, il fut enfin obligé de se rendre, et quitter un métier où il pouvait espérer d’égaler ses ancêtres.
Dès que la guerre ne le partagea plus, les mathé [p. 127] matiques en profitèrent. Il jugea, par le livre de la recherche de la vérité, que son auteur devait être un excellent guide dans les sciences ; il prit ses conseils, s’en servit utilement, et se lia avec lui d’une amitié qui a duré jusqu’à la mort. Bientôt son savoir vint au point de ne pouvoir plus être caché. Il n’avait que 32 ans lorsque des problèmes tirés de la plus sublime géométrie, choisis avec grand soin pour leur difficulté, et proposés à tous les géomètres dans les actes de Leipzig, lui arrachèrent son secret, et le forcèrent d’avouer au public qu’il était capable de les résoudre.
Le premier fut celui-ci, proposé en 1693 par M. Bernoulli, professeur en mathématique à Groningue. Trouver une courbe telle que toutes ses tangentes terminées à l’axe, soient toujours en raison donnée avec les parties de l’axe interceptées entre la courbe et ces tangentes. Il ne fut résolu que par M. Leibniz en Allemagne, par M. Bernoulli en Suisse, frère de celui qui l’avait proposé, par M. Huguens en Hollande, et par M. de l’ Hôpital en France.
M. Huguens avoue dans les Actes de Leipzig, que la difficulté du problème l’avait fait d’abord résoudre à n’y point penser ; mais qu’une question si nouvelle avait troublé son repos malgré lui, l’avait persécuté sans relâche, et qu’enfin il n’avait pu y résister. On jugera aisément de quel genre pouvait être en matière de géométrie, ce qui paraissait si difficile à M. Huguens .
Tous ceux qui savent au moins les nouvelles des sciences, ont entendu parler du célèbre problème de la plus vite descente. M. Bernoulli de Groningue avait demandé dans les actes de Leipzig, supposé qu’un corps pesant tombât obliquement à l’horizon, quelle était la ligne courbe qu’il devait décrire pour tomber le plus vite qu’il fût possible ? Car, comme il a été dit dans l’Histoire de l’Académie des Sciences de 1699 1 , ce Paradoxe assez étonnant était démontré, que la ligne droite, quoique la plus courte de toutes les lignes qui pouvaient être tirées entre les deux points donnés, n’était point le chemin que le [p. 128] corps devait tenir pour tomber en moins de temps. Il était certain d’ailleurs que la courbe en question n’était point un cercle, comme Galilée l’avait cru ; et la méprise d’un si grand homme peut servir à faire sentir la difficulté du problème. M. Bernoulli proposa cette énigme au mois de juin 1696, et donna à tous les mathématiciens de l’Europe le reste de l’année pour y penser. Il vit que ces six mois n’étaient pas suffisants, il accorda encore les quatre premiers de 1697 ; et dans ces dix mois, il ne parut que quatre solutions. Elles étaient de M. Newton , de M. Leibniz , de M. Bernoulli de Bâle, et de M. le marquis de l’Hôpital. L’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse et la France fournirent chacune un géomètre pour ce problème.
On retrouve ces mêmes noms à la tête de quelques solutions semblables dans les actes de Leipzig et ils y semblent être en possession des connaissances les plus rares et les plus élevées.
On a même rapporté dans l’Histoire de 1700 2 , un problème proposé, comme presque tous les autres, par M. Bernoulli de Groningue, et qui n’a été résolu que par M. de l’ Hôpital . Il s’agissait de trouver dans un plan vertical une courbe telle qu’un corps qui la décrirait, descendant librement, et par son propre poids, la pressât toujours dans chacun de ses points avec une force égale à sa pesanteur absolue. On a tâché de faire sentir alors les différents embarras de ce problème, c’est-à-dire sa beauté. Les géomètres d’aujourd’hui ne sont pas aisés à contenter sur les difficultés ; et ce qui a fait sortir Archimède du bain pour crier dans les rues de Syracuse, je l’ai trouvé, ne serait pas pour eux une découverte bien glorieuse.
L’Hist. de l’Académie de 1699 3 , a parlé encore d’une solution de M. le marquis de l’ Hôpital , où peu d’autres auraient pu atteindre. M. Newton , dans son excellent livre des Principes Mathématiques de la Philosophie naturelle , a donné la figure du solide qui fendrait l’eau, ou tout autre liquide, avec le moins de difficulté qu’il fût possible. [p. 129] Mais il n’a point laissé voir par quel art ni par quelle route il est arrivé à déterminer cette figure. Son secret lui a paru digne d’être caché au public. M. Fatio , géomètre fameux, se piqua de le découvrir, et il envoya à M. de l’ Hôpital une analyse imprimée. Elle contenait cinq grandes pages in-4°., presque toutes de calcul. M. de l’ Hôpital , effrayé de la longueur, et paresseux d’une manière nouvelle, crut qu’il aurait plus tôt fait de chercher lui-même cette solution. Il l’eut effectivement trouvée au bout de deux jours, et elle était simple et naturelle. C’était-là un de ses grands talents. Il n’allait pas seulement à la vérité, quelque cachée qu’elle fût, il y allait par le chemin le plus court. Une espèce de fatalité veut qu’en tout genre les méthodes ou les idées les plus naturelles ne soient pas celles qui se présentent le plus naturellement. On se met presque toujours en trop grands frais pour les recherches qu’on a entreprises, et il y a peu de génies heureusement avares qui n’y fassent que la dépense absolument nécessaire. Ce n’est pas qu’il ne faille de la richesse et de l’abondance pour fournir aux dépenses inutiles ; mais il y a plus d’art à les éviter et même plus de véritable richesse.
Il serait trop long de rapporter ici tous les chef-d’œuvre de géométrie dont M. de l’ Hôpital et le petit nombre de ses pareils ont embelli les journaux ou d’Allemagne ou de France. On soupçonnera sans doute que, pour entrer dans ces questions qui leur étaient réservées, ils devaient avoir, outre leur génie naturel, quelque clef particulière qui ne fût qu’entre leurs mains. Ils en avaient une en effet, et c’était la géométrie des infiniment petits, ou du calcul différentiel, inventée par M. Leibniz , et en même temps aussi par M. Newton , et toujours ensuite perfectionnée et par eux, et par Messieurs Bernoulli, et par M. de l’ Hôpital .
L’illustre M. Huguens , qui n’était point l’inventeur du calcul différentiel comme M. Leibniz , qui ne l’avait point [p. 130] employé dans toutes ses études géométriques comme M. de l’ Hôpital et M. Bernoulli, qui était parvenu sans ce secours à des théories très élevées, et s’était fait une réputation des plus brillantes, qui pouvait, à la manière des autres hommes, et peut-être plus légitimement, mépriser ce qu’il ne connaissait point, et traiter d’inutile ce qui ne lui avait pas été nécessaire pour ses grands ouvrages, avait jugé cependant, et par le mérite de ceux qui emploient cette méthode, et par les miracles qu’il en voyait sortir, qu’elle était digne qu’il l’étudiât. Il avait été assez grand homme pour avouer qu’il pouvait encore apprendre quelque chose en géométrie ; il s’était adressé à M. de l’ Hôpital , qui avait presque la moitié moins d’âge que lui, pour s’instruire du calcul différentiel ; et sans doute ce trait de la vie de M. de l’ Hôpital est encore plus glorieux à M. Huguens qu’à lui.
Ce n’est pas que M. Huguens ne connût déjà par lui-même le pays de l’infini, où l’on est conduit à chaque moment par le calcul différentiel ; il avait été obligé de pénétrer jusque-là dans quelques-unes de ses plus subtiles recherches, surtout dans celles qu’il avait faites pour l’invention immortelle de la pendule : car la fine géométrie ne peut aller loin sans percer dans l’infini. Mais il y a bien de la différence entre savoir en général la carte d’un pays, ou en connaître en particulier toutes les routes, et jusqu’à ces petits sentiers qui épargnent tant de peine aux voyageurs.
M. Huguens était alors en Hollande, où il s’était retiré après avoir quitté Paris, et l’Académie des Sciences, dont il était un des principaux ornements. Il paraît par beaucoup de lettres de lui, qu’on a trouvé dans les papiers de M. de l’ Hôpital , et surtout par celles qui sont des années 1692 et 1693, qu’il consultait à M. de l’ Hôpital ses difficultés sur le calcul différentiel ; que quand quelque chose l’arrêtait, il ne s’en prenait pas à la méthode, mais à ce qu’il ne la possédait pas assez ; qu’il voyait avec surprise et avec admiration l’étendue et la fécondité de cet art ; que de quelque côté [p. 131] qu’il tournât sa vue, il en découvrait de nouveaux usages ; qu’enfin, ce sont ses termes, il y concevait un progrès et une spéculation infinie. Il a même déclaré publiquement dans les actes de Leipzig, que sans une équation différentielle, il ne serait pas venu à bout de trouver la courbe, dont les tangentes et les parties de l’axe sont toujours en raison donnée. Et même, ajoute-t-il dans les mêmes actes, il faut remarquer dans ce problème une analyse nouvelle et singulière, qui ouvre le chemin à quantité de choses sur la théorie des tangentes, comme l’a très bien observé l’illustre inventeur d’un calcul, sans lequel nous aurions bien de la peine à être admis dans une si profonde géométrie. Il écrivit en même temps à M. de l’ Hôpital , qu’il devait à ses enseignements cette équation différentielle qui lui avait donné le dénouement du problème.
Jusque-là la géométrie des infiniment petits n’était encore qu’une espèce de mystère, et, pour ainsi dire, une science cabalistique, renfermée entre cinq ou six personnes. Souvent on donnait dans les journaux les solutions, sans laisser paraître la méthode qui les avait produites ; et lors même qu’on la découvrait, ce n’était que quelques faibles rayons de cette science qui s’échappaient, et les nuages se refermaient aussi tôt. Le public, ou, pour mieux dire, le petit nombre de ceux qui aspiraient à la haute géométrie, étaient frappés d’une admiration inutile qui ne les éclairait point, et l’on trouvait moyen de s’attirer leurs applaudissements, en retenant l’instruction dont on aurait dû les payer.
M. de l’ Hôpital résolut de communiquer sans réserve les trésors cachés de la nouvelle géométrie, et il le fit dans le fameux livre de l’ Analyse des infiniment petits , qu’il publia en 1696. Là furent dévoilés tous les secrets de l’infini géométrique, et de l’infini de l’infini ; en un mot, de tous ses différents ordres d’infinis qui s’élèvent les uns au-dessus des autres, et forment l’édifice le plus étonnant et le plus hardi que l’esprit humain ait jamais osé imaginer.
[p. 132] Comme il y a des rapports déterminés entre les grandeurs finies, qui font l’unique objet des recherches mathématiques, et les grandeurs de ces différents ordres d’infinis, on parvient par la voix de l’infini à des connaissances sur le fini, où ne pourrait jamais atteindre toute autre méthode, qui n’aurait pas l’audace, et en même temps l’adresse de manier l’infini. Le livre des infiniment petits fut donc tout brillant de vérités inconnues à la géométrie ancienne, et non-seulement inconnues mais souvent inaccessibles à cette géométrie. Les anciennes vérités s’y trouvaient comme perdues dans la foule des nouvelles, et la facilité avec laquelle on les voyait naître, faisait regretter les efforts quelles avoient autrefois coûtés à leurs inventeurs. Des démonstrations qui par d’autres méthodes auraient demandé un circuit immense, en cas qu’elles eussent été possibles, ou qui même entre les mains d’un autre géomètre instruit de la même méthode, auraient encore été longues et embarrassées, étaient d’une simplicité et d’une brièveté qui les rendaient presque suspectes.
Tel est l’effet des méthodes générales, quand on a une fois su les découvrir. On est à la source, et on n’a plus qu’à se laisser aller au cours paisible des conséquences. Une seule règle du livre de M. de l’ Hôpital donne des tangentes de toutes les courbes imaginables ; une autre, toutes les plus grandes ou plus petites appliquées, ou tous les points d’inflexion et de rebroussement, ou toutes les développées, ou toute la catoptrique à la fois, ou toute la dioptrique. Des traités entiers faits par de grands auteurs, se réduisent quelquefois à quelques corollaires que l’on rencontre en chemin, et qu’on distingue à peine dans la multitude ; tout se rapporte à des espèces de systèmes que M. de l’ Hôpital a commencé à mettre dans la géométrie, et qui vont y répandre un nouveau jour.
Il y a, surtout en mathématique, plus de bons livres qu’il n’y en a de bien faits ; c’est-à-dire, qu’on en voit assez [p. 133] qui peuvent instruire, et peu qui instruisent avec une certaine méthode, et pour ainsi dire, avec un certain agrément. C’est bien assez d’avoir une bonne matière entre les mains, on se néglige sur la forme. M. de l’ Hôpital a donné un livre aussi bien fait que bon ; il a eu l’art de ne faire d’une infinité de choses qu’un assez petit volume ; il y a mis cette brièveté et cette netteté si délicieuse pour l’esprit ; l’ordre et la précision des idées l’ont presque dispensé d’employer des paroles ; il n’a voulu que faire penser, plus soigneux d’exciter les découvertes d’autrui, que jaloux d’étaler les siennes.
Aussi cet ouvrage a-t-il été reçu avec un applaudissement universel : car l’applaudissement est universel, quand on peut très facilement compter dans toute l’Europe les suffrages qui manquent : et il doit toujours en manquer quelques-uns aux choses nouvelles et originale, surtout quand elles demandent à être bien entendues. Ceux qui remarquent les événements de l’Histoire des sciences, savent avec quelle avidité l’analyse des infiniment petits a été saisie par tous les géomètres naissants, à qui l’ancienne et la nouvelle méthode sont indifférentes, et qui n’ont d’autre intérêt que celui d’être instruits. Comme le dessein de l’auteur avait été principalement de faire des mathématiciens, et de jeter dans les esprits les semences de la haute géométrie, il a eu le plaisir de voir qu’elles y fructifiaient tous les jours, et que des problèmes réservés autrefois à ceux qui avoient vieilli dans les épines des mathématiques, devenaient des coups d’essai de jeunes gens. Apparemment la résolution deviendra encore plus grande, et il se serait trouvé avec le temps autant de disciples qu’il y eût eu de mathématiciens.
Après avoir vu l’utilité dont était son livre des infiniment petits, il s’était engagé dans un autre travail aussi propre à faire des géomètres. Il embrassait dans ce dessein les sections coniques, les lieux géométriques, la construction des équations, et une théorie des cour [p. 134] bes mécaniques. C’était proprement le plan de la géométrie de M. Descartes , mais plus étendu et plus complet. Il ne prétendait pas que cet ouvrage fût aussi orignal ni aussi sublime que le premier. Il aurait pu tourner ses recherches du côté du calcul intégral, qui suit et qui suppose le différentiel, qui a de plus grandes difficultés, et jusqu’à présent insurmontables, et qui par-là occupe aujourd’hui les plus grands géomètres, et est devenu l’objet de leur ambition ; mais il avait préféré une entreprise dont le public devait tirer une instruction plus générale et plus nécessaire, et le zèle de la géométrie l’avait emporté sur l’intérêt de sa gloire. Cependant je suis témoin qu’il ne pouvait s’empêcher de regretter le calcul intégral.
Cet ouvrage était presque fini, lorsqu’au commencement de 1704 il fut attaqué d’une fièvre qui ne paraissait pas d’abord aucunement dangereuse ; mais comme on vit qu’elle résistait à tous les différents remèdes qu’on employait, on commença à craindre, et le malade n’attendit pas un plus grand péril pour songer à la mort. Il s’y disposa d’une manière très édifiante, et enfin il tomba dans une apoplexie, dont il mourut le lendemain 2 février, âgé de 43 ans.
Quelques-uns ont attribué sa mort aux excès qu’il avait faits dans les mathématiques ; et ce qui pourrait le confirmer, j’ai su de lui-même que souvent des matinées qu’il avait destinées à cette étude, étaient devenues des journées entières sans qu’il s’en aperçût. Il avait voulu y renoncer par le soin de sa santé, mais il n’avait pu soutenir cette privation plus de quatre jours. De plus, il sera assez naturel de croire qu’il avait dû faire de grands efforts d’esprit, quand on songera à quel point il était devenu à l’âge de 43 ans, et combien de temps, dans une vie si courte, avait été perdu pour les mathématiques. Il avait servi ; il était d’une naissance qui l’engageait à un grand nombre de devoirs ; il avait une famille, des soins [p. 135] domestiques, un bien très considérable à conduire, et par conséquent beaucoup d’affaires ; il était dans le commerce du monde et il y vivait à peu près comme ceux dont cette occupation oisive est la seule occupation ; il n’était pas même ennemi des plaisirs : voilà bien des distractions, et quelque rare talent qu’on lui suppose pour les mathématiques, il est impossible qu’une prodigieuse application n’ait suppléé au peu de temps. Cependant il n’a jamais paru que l’étude ait altéré sa santé ; il avait l’air de la meilleure et de la plus ferme constitution qu’on puisse désirer. Il n’était nullement sombre ni rêveur ; au contraire assez porté à la joie, et il semblait n’avoir payé par rien ce grand génie mathématique.
On sentait dans ses discours les plus ordinaires la justesse, la solidité, en un mot la géométrie de son esprit ; il était d’un commerce facile, et d’une probité parfaite, ouvert et sincère, convenant de ce qu’il était, parce qu’il l’était, et n’en tirant nul avantage, véritable modestie d’un grand homme ; prompt à déclarer qu’il ignorait, et à recevoir des instructions, même en matière de géométrie, s’il lui était possible d’en recevoir ; nullement jaloux, non par la connaissance de sa supériorité, mais par son équité naturelle : car sans cette équité, ceux qui se croient, et qui sont même les plus supérieurs aux autres, sont encore jaloux.
Il avait épousé Marie-Charlotte de Romilley de la Chesnelaye , demoiselle d’une ancienne noblesse de Bretagne, et dont il a eu de grands biens. Leur union a été jusqu’au point qu’il lui a fait part de son génie pour les mathématiques. Il en a laissé un fils et trois filles.
Sa place d’académicien honoraire a été remplie par M. le marquis de Dangeau , gouverneur de Touraine, conseiller d’état ordinaire, et grand maître des Ordres royaux et militaires de Notre-Dame de Mont-Carmel, et de S. Lazare de Jérusalem, chevalier des Ordres du roi, chevalier d’honneur de Madame la duchesse de Bourgogne, l’un des quarante de l’Académie française.