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Thomas Fantet de Lagny naquit à Lyon, de Pierre Fantet , secrétaire du roi à la chancellerie de Grenoble, et de Jeanne d’Azy fille d’un docteur en médecine de Montpellier. Il fut élevé dans sa première jeunesse par un oncle paternel, chanoine et doyen de Jouarre, et continua ses études aux grands jésuites de Lyon, toujours le premier de sa classe. Il composait des vers grecs dès la quatrième, lorsqu’à peine ses camarades savaient lire le grec. Il ne saisissait pas seulement et mieux que les autres l’instruction générale qu’on leur donnait à tous, il la prévenait souvent, et les leçons qu’il avait reçues lui faisaient deviner celles qui allaient suivre. Il acheta un jour par hasard, ou par instinct, si on veut, l’Euclide du P. Fournier , et l’algèbre de Jacques Pelletier du Mans . Dès qu’il eut vu de quoi il s’agissait dans ces deux livres là, il ne s’occupa plus d’autre chose, mais secrètement. La grande avance qu’il avait dans ses classes, le don de retenir par cœur ce qu’il avait entendu réciter une fois, celui de composer en latin à mesure qu’on lui dictait le sujet de la composition en français, tout cela lui faisait trouver beaucoup de temps pour son plaisir c’est à dire pour cette étude cachée, bien plus dificile que l’autre.
S’il sacrifiait les belles-lettres aux mathématiques, on peut aisément juger qu’il ne traita pas mieux la philosophie de l’école, au moins celle de ce temps là, d’autant plus insupportable à un esprit géomètre qu’elle prétend raisonner ; au lieu que l’éloquence et la poésie ne prétendent guère que flatter ou remuer l’imagination. La jurisprudence à laquelle on le destinait, car quel est le père qui aimât assez [p. 108] peu ses enfants pour les destiner aux mathématiques ? la jurisprudence n’eut pas plus d’attraits pour lui. Après avoir fait trois années de droit à Toulouse, il résista aux promesses les plus flatteuses d’une puissante protection que lui fit M. de Fieubet , premier président de ce parlement, pour l’attacher à son barreau. Il résolut de se livrer entièrement à son goût, et de venir à Paris, où il avait en vue une place dans l’Académie des Sciences.
Il était déjà digne d’y penser. A l’âge de 18 ans, avec les deux livres élémentaires que nous avons nommés, et que l’on ne connaît presque plus, parce que d’autres, plus parfaits et plus instructifs ont pris leur place, sans aucun autre guide, sans maître, sans un ami à qui il pût seulement parler sur ces matières, il avait jeté les fondements des grandes théories qu’il a depuis étendues et perfectionnées, d’une nouvelle méthode pour la résolution des équations réductibles du troisième et du quatrième degré de la quadrature du cercle infiniment approchée de la cubature de certaines portions sphériques. Il est vrai que quand il lui fut ensuite permis d’avoir des livres, et qu’après avoir étudié la géométrie, il étudia les géomètres il trouva, peut-être avec autant de joie que de déplaisir, qu’il avait été prévenu mais seulement en partie, sur quelques unes de ses découvertes. La gloire en était un peu diminuée, mais non pas le mérite ; et il apporta toujours à Paris ce fonds qui avait tant produit de lui-même, et qui ne pouvait que devenir plus fécond par les secours étrangers.
Les talents dénués de fortune aspirent tous à Paris ; ils s’y rendent presque tous, et s’y unissent les uns aux autres. Il arrive le plus souvent qu’on y trouve toutes les places prises. M. de Lagny ne put entrer dans l’Académie qu’en 1695, mais parce que son poste pouvait être encore longtemps infructueux, M. l’ abbé Bignon , le protecteur général des lettres le fit nommer en 1697 professeur royal d’hydrographie à Rochefort. Il se défendit d’abord d’accepter cet emploi, en représentant qu’il n’entendait pas la marine, [p. 109] mais son bienfaiteur, qui sentit bien le prix d’un refus si modeste et si désintéressé, le rassura contre sa prétendue ignorance, et lui garantit qu’il l’aurait bientôt surmontée. Cependant M. de Lagny , pour une plus grande sûreté et par un extrême scrupule sur ses devoirs, demanda au roi la permission de faire une campagne sur mer, afin de connaître par lui-même le pilotage. Le roi la lui accorda et de plus, respectant en quelque sorte un génie né pour de plus grands objets que l’hydrographie, il eut la bonté de lui donner un autre hydrographe, qui travailla sous lui ; c’est le même qui dans la suite lui a succédé.
Supérieur à son emploi autant qu’il l’était, il eut tout le temps nécessaire pour de plus hautes spéculations. Il envoyait ses découvertes à l’Académie, dont il était toujours membre ; mais les circonstances, quoique légères, ont toujours un certain pouvoir dans les choses mêmes qui sembleraient en devoir être les plus indépendantes. On lisait ses mémoires avec moins d’attention que si on les lui avait entendu lire. C’était assez sa coutume de supposer dans un mémoire ce qui était établi dans un autre que l’on n’avait pas tout était bien lié, mais seulement pour lui, et on suspendait son jugement ; on arrêtait l’impression naturelle que chaque partie aurait faite, jusqu’à ce qu’on eût vu le tout ensemble. Il m’a plusieurs fois avoué lui-même que ce tout ensemble il eût eu bien de la peine à le former. Ses nouvelles idées étaient en trop grand nombre, trop vives, trop impatientes de se placer, pour souffrir un arrangement bien régulier et bien tranquille. Enfin dans le temps du séjour de M. de Lagny à Rochefort, l’Académie commençait à s’occuper beaucoup de la géométrie nouvelle ; et tout ce qu’il donnait appartenait à l’ancienne quoique poussée plus loin il ne parlait que de choses dont les autres avaient parlé ; et quoiqu’il en parlât fort différemment, la curiosité était moins piquée que si les choses elles-mêmes avaient été plus neuves. La nouveauté ne perd guère ses droits sur nous ; et [p. 110] il faut convenir qu’elle en avait en cette occasion des plus forts qu’elle puisse jamais avoir.
M. de Lagny , ennuyé de Rochefort, malgré les occupations de sa place, malgré ses études particulières, malgré le plaisir d’y réussir selon ses souhaits, car le moyen qu’il ne se sentit toujours propre à un plus grand théâtre ? faisait de temps en temps des voyages à Paris, pour épier les occasions d’y rester. Ce ne fut qu’au commencement de la régence, que feu M. le duc d’Orléans l’y arrêta, en le faisant sous-directeur de la banque générale, de la même manière à peu près, et par les mêmes motifs que l’on donna en Angleterre la direction de la monnaie de Londres à Newton . On jugea, et là et ici, que la grande science du calcul, ordinairement assez stérile par rapport à l’utilité des états, serait tournée avantageusement vers ce grand objet, et qu’en même temps les deux géomètres à qui elle avait coûté de long travaux en seraient récompensés par de semblables postes. Tous deux se trouvèrent tout à coup dans une richesse qui leur était nouvelle, transportés du milieu de leurs livres sur des tas d’argent ; et tous deux y conservèrent leurs anciennes mœurs cet esprit de modération et de désintéressement, si naturel à ceux qui ont cultivé les lettres. Mais la fortune de Newton fut durable, et celle de M. de Lagny ne le fut pas les affaires changèrent en France, la banque cessa, mais avec honneur pour M. de Lagny tous ses billets furent acquittés, et il laissa dans l’ordre le plus exact tout ce qui avait appartenu à son administration. Le philosophe fut heureux de n’avoir pas perdu dans une situation passagère le goût de simplicité qui lui devait être d’un plus long usage.
Rendu entièrement à l’Académie, il ne lui fut pas difficile d’en bien remplir les devoirs. Il se trouvait riche de plus de 20 gros porte-feuilles in-folio, pleins de ses réflexions, de ses recherches, de ses calculs, de ses nouvelles théories il n’avait qu’à y choisir ce qu’il lui plairait, et à l’en détacher. [p. 111] Tout cela tendait principalement à une réforme ou refonte entière de l’arithmétique, de l’algèbre et de la géométrie commune. Il s’était rencontré avec M. Leibniz , car les preuves de la rencontre ont été bien faites, sur l’idée singulière d’une arithmétique qui n’aurait que 2 chiffres, au lieu que la nôtre en a 10. L’algèbre sans comparaison plus étendue et plus compliquée, et qui l’est d’une manière à effrayer, changeait entièrement de forme entre ses mains ; tout se résolvait par des progressions arithmétiques de son invention, qui naissaient des équations proposées ; le fameux cas irréductible ce nœud gordien, cet écueil qui subsistait depuis la naissance de l’algèbre, ou disparaissait, ou n’embarrassait plus. La mesure des angles, dont il faisait une science à part sous le nom de goniométrie, méritait cet honneur parla nouveauté de la théorie qui l’établissait ; et de là se tirait une trigonométrie beaucoup plus simple que celle dont on se contente jusqu’à présent, et délivrée de toutes ces tables de sinus, tangentes et sécantes, attirail incommode, toujours borné, quelque vaste qu’il soit, et qui demande qu’on se repose avec une confiance aveugle sur le travail d’autrui. Enfin, un des grands objets de M. de Lagny était sa cyclométrie, ou mesure du cercle. Il la trouvait par des séries ou suites infinies de nombres, telles que leurs sommes, si on eût pu les avoir, l’eussent donnée exactement, ou que du moins chacun de leurs termes ou les sommes d’un nombre fini de ces termes, la donnaient toujours avec moins d’erreur, de sorte que l’erreur diminuait tant qu’on voulait. Il s’était encore rencontré avec M. Leibniz sur une série donnée en cette matière par ce grand géomètre, et qui lit du bruit en son temps, mais, quoique ingénieuse, elle a le défaut d’être trop lente dans tout son cours ; au lieu que le mérite de ces sortes de séries consiste à être fort rapides dans leur marche à leur origine, et ensuite si lentes vers leur extrémité qu’on puisse sans erreur sensible négliger tous leurs derniers termes, quoiqu’en nombre infini. Il avait souverainement l’art de former ces séries avec [p. 112] facilité, de leur donner une certaine élégance dont elles sont susceptibles, et qui est une espèce d’agrément de surérogation ; de leur faire prendre enfin, selon les différents besoins différentes formes sans en altérer le fond. Comme les médiocres géomètres ont souvent le malheur de trouver la quadrature exacte du cercle refusée aux autres et qu’ils ne manquent pas d’apporter à l’Académie leurs magnifiques assertions, M. de Lagny les réprimait dans le moment en leur faisant voir, par le moyen de ses séries, des quadratures plus exactes que les leurs, et plus exactes à l’infini.
Il avait peut-être mal pris son temps de ne travailler qu’à de nouveaux fondements du grand édifice de la géométrie, quand on ne songeait presque plus qu’à en construire le comble par la sublime et fine théorie de l’infini. Mais ce comble une fois mis, il semble que les fondements posés par M. de Lagny conviendraient mieux à tout l’édifice tel qu’il sera alors. Non seulement toutes les vues qu’il a données se lieraient facilement avec l’infini, elles y percent déjà et y entreraient, quand même il ne l’aurait pas voulu.
Nous avons rendu un compte assez détaillé de ses travaux, à chaque occasion qu’il nous en a donnée dans nos volumes où il s’agit si souvent de lui. Pour rapporter cependant quelques traits particuliers de son génie, assez courts pour trouver place ici, nous en choisirons deux, sans prétendre qu’ils soient absolument préférables à beaucoup d’autres.
Il a donné à l’Académie en 1705 1 l’expression algébrique de la série infinie des tangentes de tous les arcs nu angles multipliés d’un premier arc ou angle quelconque connu, et cela d’une manière si simple, qu’il n’avait besoin que de deux propositions très élémentaires d’ Euclide . Descartes a dit que ce qu’il avait le plus désiré de savoir dans la théorie des courbes, était la méthode générale d’en déterminer les tangentes qu’il trouva et je sais de M. de Lagny qu’il avait eu le même désir de trouver le théorème énoncé, dont il voyait l’utilité extrême pour toute sa [p. 113] goniométrie et sa cyclométrie. La fameuse joie d’ Archimède s’est de temps en temps renouvelée chez les géomètres, plus souvent pour la vivacité du sentiment mais assez souvent aussi pour la beauté et l’importance des découvertes. La cubature de la sphère, ou la cubature des coins et des pyramides sphériques que l’on démontre égales à des pyramides rectilignes 2 est encore un morceau de M. de Lagny , neuf, singulier, et qui seul prouverait un géomètre. Il l’eût choisi pour orner son tombeau qui en eut imité plus parfaitement celui d’ Archimède , où la sphère entrait aussi.
Quand ses forces baissèrent assez sensiblement, il demanda la vétérance, qu’il avait bien méritée. On faisait alors un recueil général des anciens ouvrages de l’Académie on jugea à propos d’y faire entrer un grand traité d’algèbre manuscrit qu’il avait fait, beaucoup plus étendu plus complet et plus neuf que celui qu’il avait publié en 1697. Mais il fallut que ce fut un de ses amis, M. l’ abbé Richer , chanoine de Provins, fort au fait de ces matières, et plein des vues de M. de Lagny qui se chargeât du soin de revoir ce traité, d’éclaircir ce qui eu avait besoin, de perfectionner l’ordre de tout, et même il y ajouta beaucoup du sien.
M. de Lagny mourut le 12 avril 1734. Dans les derniers moments où il ne connaissait plus aucun de ceux qui étaient autour de son lit, quelqu’un, pour faire une expérience philosophique, s’avisa de lui demander quel était le carré de douze, il répondit dans l’instant, et apparemment sans savoir qu’il répondait, cent quarante-quatre. Il n’avait point cette humeur sérieuse ou sombre qui fait aimer l’étude, ou que l’étude elle-même produit. Malgré son grand travail, il avait toujours assez de gaieté mais cette gaieté était celle d’un homme de cabinet. Elle eut cet avantage, que comme elle était fortifiée par des principes acquis dans ce cabinet même, elle fut indépendante non seulement d’une plus grande ou moindre fortune, mais encore des événements littéraires, si sensibles à ceux qui n’ont point [p. 114] d’autres événements dans leur vie. Il voyait fort tranquillement que la plupart des géomètres, qu’un certain torrent emportait loin de lui dans des régions où il n’avait pas pris la peine de pénétrer, en fussent moins touchés de ce qu’il produisait ; et jamais il ne partit de lui aucun trait, ni de chagrin ni de malignité contre la nouvelle géométrie. Se fût-il possédé jusqu’à ce point là, si son âme eût reçu quelque atteinte ? Nous laissons l’éloge d’une autre qualité de son âme aux regrets de quelques pauvres familles que la médiocrité de sa fortune ne l’empêchait pas de soutenir.
Il a été honoré de l’amitié particulière du chancelier, et de M. le duc de Noailles , aujourd’hui maréchal de France, deux noms qu’il suffit de prononcer.
M. le duc d’Orléans lui fit l’honneur de s’aider de ses lumières, et de plusieurs travaux qu’il lui ordonna, lorsqu’il voulut s’instruire à fond sur tout ce qui regarde le commerce les changes, les monnaies, les banques, les finances du royaume ; connaissances qui ne seraient pas moins nécessaires à ceux qui sont à la tête de tout, qu’à ceux mêmes chez qui elles paraissent jusqu’ici presque entièrement renfermées, et qui en savent tirer tant d’utilité.
M. de Lagny a été marié deux fois, et n’a laissé qu’une fille, qui est du premier lit.