Vous êtes sur le serveur BaseX expérimental de l‘IHRIM. Navigateurs supportés : versions récentes de Chrome, Firefox.
Fac-similés Réduire la fenêtre Zoomer dans le fac-similé Dézoomer dans le fac-similé Détacher la fenêtre

Affichage des fac-similés à venir

Éloge de Monsieur Philippe de la Hire

Éloge de M. de la Hire

[p. 76]

Philippe de la Hire naquit à Paris le 18 mars 1640.

Son père était peintre ordinaire du roi, et professeur en son Académie de peinture et sculpture. Il était parvenu à ces titres, et, ce qui est encore plus, à une grande réputation, sans jamais avoir eu d’autre maître que son génie naturel.

Le fils, qui paraissait aussi en avoir beaucoup, fut destiné à la même profession. Il apprit parfaitement le dessin, ensuite la perspective, si nécessaire aux peintres, et cependant assez négligée, et quoique les cadrans n’appartiennent guère à la peinture, il étudia aussi la gnomonique, peut-être parce que c’est une espèce de perspective. Le plus léger prétexte lui suffisait pour étendre ses connaissances. Cet assemblage de cercles qui forment la sphère, et leurs projections sur différents plans, s’imprimaient dans son esprit avec une facilité surprenante, et il semblait que, selon le système de Platon, ce ne fût qu’une réminiscence de ce que son âme avait su autrefois. Il était aisé de prédire que ce jeune peintre se changerait en un grand géomètre.

Il perdit son père à l’âge de dix-sept ans. Il tomba dans des infirmités continuelles, surtout dans des palpitations de cœur très violentes. Il crut que le voyage d’Italie, qui lui était presque nécessaire pour son art pourrait aussi être utile à sa santé, et il l’entreprit en 1660.

Dans ce pays, où la savante antiquité a laissé plus de restes qu’en aucun autre, et où ces précieux restes ont fait renaître plus d’excellents ouvrages modernes, il ne s’attacha [p. 77] d’abord qu’à se remplir les yeux de ces différents objets, qui jetaient dans son imagination des semences du beau. Mais à Venise, où la vie est fort oisive, à moins qu’on n’y soit plongé dans des plaisirs qui n’étaient pas pour lui, et en ce cas-là même encore assez oisive, il s’appliqua fortement à la géométrie, et principalement aux sections coniques d’ Apollonius . La géométrie commençait à prévaloir chez lui, quoique revêtue de cette forme épineuse et effrayante qu’elle a souverainement dans les livres des anciens. S’il n’y avait présentement d’autres maîtres qu’ Apollonius et Archimède , la délicatesse de la plupart des modernes ne s’en accommoderait guère.

La vie retirée qu’on mène en Italie était fort du goût M. de la Hire . Son caractère sage et sérieux l’attachait à un pays où les dehors, tout au moins, sont sérieux et sages, et où l’air de folie n’est point un mérite qu’on affecte. Il aimait les manières circonspectes et mesurées des Italiens, qui, à la vérité, leur retranchent les agréments de la familiarité française, mais aussi leur en épargnent les périls. Il semble que le plus sûr pour les hommes serait de s’approcher peu les uns des autres, et de se craindre mutuellement. Enfin, il aurait volontiers prolongé son séjour en Italie, mais sa mère, dont il était fort aimé, le rappelait avec trop d’instance. Il revint au bout de quatre ans, bien résolu d’y retourner, ce qui cependant n’a pas eu d’exécution. Du moins, quand il parlait de l’Italie, c’était toujours avec un plaisir dont les Italiens eussent pu tirer vanité, d’autant plus que l’éloge des mœurs étrangères est assez rare dans la bouche des Français.

Etant de retour ici, il continua ses études géométriques, toujours plus profondes et plus suivies. Desargues , qui était du petit nombre des mathématiciens de Paris, et Bosse , fameux graveur, avaient fait une première partie d’un traité de la coupe des pierres, matière alors toute neuve, mais quand ils voulurent travailler à la seconde partie, ils sentirent que leur géométrie s’embarrassait, et [p. 78] ils s’adressèrent à M. de la Hire , qui, dans leur besoin, les secourut de sept propositions tirées de la théorie des coniques. Bosse les fit imprimer en 1672 dans une brochure in-folio. Ce fut par là que M. de la Hire avoua au public qu’il était géomètre.

Il soutint dignement ce nom par quelques ouvrages qu’il donna ensuite en 1673 et 1676. Ils roulaient encore sur les coniques, excepté un petit traité de la cycloïde, courbe qui était à la mode, et qui le méritait encore plus qu’on ne croyait en ce temps-là.

Enfin, la réputation M. de la Hire fut en peu de temps au point de le faire souhaiter dans l’Académie des Sciences, et il y entra en 1678.

L’année suivante, il publia en un volume in-12 trois traités, qui ont pour titre, le Ier, Nouveaux éléments des sections coniques , le 2d, Les lieux géométriques , le 3me, La construction ou effection des équations . Les deux derniers principalement étaient faits pour développer les mystères de la géométrie de Descartes . Ce grand auteur avait laissé beaucoup à deviner, beaucoup à éclaircir, et, selon le caractère des livres originaux, son livre était propre à en produire plusieurs autres encore assez originaux. Tel fut celui M. de la Hire . Les principes en étaient si bien posés, malgré la difficulté naturelle de ces matières-là, assez connue des géomètres, que quand plus de trente ans après il en fut question dans l’Académie à l’occasion de quelques écrits de M. Rolle , M. de la Hire n’eut besoin que de consulter son ancien ouvrage, et d’en reprendre le fil. Il n’y aurait rien là de remarquable, s’il ne s’agissait que de la vérité des principes, mais il s’agit de l’universalité et de la manière de leur application, ce qui est susceptible d’une infinité de degrés, de différences et de bizarreries apparentes dans la pratique.

M. Colbert avait conçu le dessein d’une carte générale du royaume plus exacte que toutes les précédentes. D’habiles ingénieurs avaient déjà travaillé à celles des côtes, [p. 79] plus importantes que le reste, à cause des ports de mer. Ces ouvrages n’avaient été faits que par parties détachées qu’il aurait fallu lier ensemble, mais cela ne se pouvait guère exécuter que par des observations célestes, qui demandaient une certaine habitude savante. Ce fut pour ce travail que Picard et M. de la Hire , nommés par le roi, allèrent en Bretagne en 1679, et l’année suivante en Guyenne. Ils firent une correction très importante à la côte de Gascogne, en la rendant droite, de courbe qu’elle était auparavant, et en la faisant rentrer dans les terres, de sorte que le roi eut sujet de dire, en plaisantant, que leur voyage ne lui avait causé que de la perte. C’était une perte qui enrichissait la géographie, et assurait la navigation.

En 1681, M. de la Hire eut ordre de se séparer de Gascogne, et d’aller déterminer la position de Calais et de Dunkerque. Il mesura aussi la largeur du Pas-de-Calais depuis la pointe du bastion du Risban, qui est du côté de la mer, en allant vers Boulogne, jusqu’au château de Douvres en Angleterre, et la trouva de vingt-un mille trois cent soixante toises. Il avait mesuré actuellement sur le bord de la mer une base de deux mille cinq cents toises, qui fut le fondement de ses triangles. Ces sortes d’opérations ne demandent pas une fine théorie, mais une grande adresse et une grande sûreté à opérer, quantité d’attentions délicates et de précautions ingénieuses, et enfin leur grande utilité récompense le peu de brillant géométrique. Le public n’est jamais plus obligé aux grands géomètres, que quand ils descendent à ces pratiques en sa faveur, ils lui sacrifient le plaisir et la gloire des hautes spéculations.

Pour finir la carte générale, M. de la Hire alla à la côte de Provence en 1682. Dans tous ces voyages, il ne se bornait pas aux observations qui étaient son principal objet, il en faisait encore sur la variation de l’aiguille aimantée, sur les réfractions, sur les hauteurs des montagnes par le baromètre. Il ne suivait pas seulement les ordres du [p. 80] roi, mais aussi son goût et son envie de savoir.

Dans la même année 1682, il donna un traité de gnomonique, qu’il réimprima en 1698, fort augmenté et fort embelli. Cette science n’était presque qu’une pratique, abandonnée le plus souvent à des ouvriers peu intelligents et grossiers, dont on ne reconnaît point les fautes, car chacun se contente de son cadran, et ne le compare à rien. M. de la Hire éclaira la gnomonique par des principes et des démonstrations, et la réduisit aux opérations les plus sûres et les plus aisées, et pour ne pas trop changer son ancien état, il eut soin de faire imprimer les démonstrations dans un caractère différent de celui des opérations, et par là donna aux simples ouvriers la commodité de sauter ce qui ne les accommodait pas, tant il faut que la science ait de ménagements pour l’ignorance, qui est son aînée, et qu’elle trouve toujours en possession.

Nous avons déjà parlé bien des fois de la fameuse méridienne commencée par Picard en 1669. M. de la Hire la continua du côté du nord de Paris en 1673, tandis que M. Cassini la poussait du côté du sud, mais ni l’un ni l’autre ne finirent alors leur ouvrage. M. Colbert étant mort en 1683, cette grande entreprise fut interrompue, et M. de Louvois appliqua les géomètres de l’Académie à de grands nivellements nécessaires pour les aqueducs et les conduits d’eaux que voulait faire le roi. M. de la Hire en 1684 fit le nivellement de la petite rivière d’Eure qui passe à Chartres, et il trouva qu’en la prenant à dix lieues environ au-delà de Chartres, elle était de quatte-vingt-un pieds plus haute que le réservoir de la grotte de Versailles. Cette nouvelle fut très agréablement reçue et du ministre et du roi. On voyait déjà les eaux d’Eure arriver à Versailles de 25 lieues, mais M. de la Hire représenta qu’avant que l’on entreprît des travaux aussi considérables, il était bon qu’il recommençât le nivellement, parce qu’il pouvait s’être trompé dans quelque opération ou dans quelque calcul, sincérité hardie, puisqu’elle était [p. 81] capable de jeter dans l’esprit du ministre des défiances de son savoir. De Louvois , impatient de servir le roi selon ses goûts, soutenait à M. de la Hire qu’il ne s’était point trompé, mais celui-ci s’obstinant dans sa dangereuse modestie, obtint enfin la grâce de n’être pas cru infaillible. Il se trouva qu’il ne la méritait pas, il recommença en 1685 le nivellement, qui ne différa du premier que d’un pied ou deux.

Il fit plusieurs autres nivellements par les ordres du même ministre, car alors il était fort question de conduire des eaux, et l’on a l’obligation à celles de Versailles, d’avoir porté à un haut point la science du nivellement et l’hydraulique. Le roi payait les voyages et les dépenses des mathématiciens qu’il employait, et M. de la Hire , exact jusqu’au scrupule et jusqu’à la superstition, présentait à M. de Louvois les mémoires dressés jour par jour, et où les fractions n’étaient pas négligées. Le ministre, avec un mépris obligeant, les déchirait sans les regarder, et il faisait expédier des ordonnances de sommes rondes, où il n’y avait pas à perdre.

Il avait assez accordé sa familiarité à M. de la Hire , qui n’eût pas manqué d’abandonner tout pour suivre ces ouvertures favorables, et pour en profiter, si l’esprit des sciences et celui de la cour n’étaient pas trop incompatibles. Dès qu’il avait rendu compte d’un travail qui lui avait été ordonné, il ne songeait qu’à regagner son cabinet, qui le rappelait avec force, en vain le ministre voulait le retenir, il n’avait plus rien à lui dire. Il ne pouvait ignorer qu’une assiduité muette mène à la fortune, mais il ne voulait pas de fortune à ce prix-là, qui effectivement est chère pour quiconque sent qu’il a mieux à faire.

En 1685, parut son grand ouvrage, intitulé Sectiones conicae in novem libros distributae C’est un in-folio qui contient toute la théorie des sections coniques, sur laquelle il avait déjà beaucoup préludé. On la voyait pour la première fois tout entière et en corps, déduite de prin [p. 82] cipes très simples et nouveaux. Cet ouvrage eut une grande réputation dans toute l’Europe savante, et fit regarder M. de la Hire comme un auteur original sur une matière qui renferme elle seule presque tout ce que la géométrie a de plus sensiblement utile, et qui en même temps sert assez souvent de base aux spéculations les plus élevées.

Deux ans après, M. de la Hire se montra comme astronome, en donnant des tables du soleil et de la lune, et des méthodes plus faciles pour le calcul des éclipses. Il y joignit en 1689 un problème important d’astronomie, et la description d’une machine de son invention qui montre toutes les éclipses passées et à venir, et les mois et les années lunaires avec les épactes. Cette machine est fort simple, on la peut mettre avec une pendule dans la même boîte, elle sera mue par le mouvement de la pendule, et quand elle est disposée pour une certaine année, il n’y faut retoucher qu’au bout de l’an, ce qui ne consiste encore qu’en une opération d’un instant, et presque imperceptible. On a exécuté plusieurs de ces machines dans des pendules. On en porta une à l’empereur de la Chine, avec d’autres curiosités d’Europe, qu’elle effaça toutes à ses yeux. Il dut sentir que tous ses mandarins d’astronomie, et tous ses lettrés, quoique si révérés en ce pays-là, et si comblés d’honneurs, étaient bien éloignés d’en faire autant.

Ces tables du soleil et de la lune que M. de la Hire donna en 1687, il les corrigea ensuite par un nombre beaucoup plus grands d’observations, et en même temps il composa sur les mêmes fondements celles de toutes les autres planètes. Il publia le tout en 1702, sous le titre de Tabulæ astronornicae Ludovici magni jussu et munificenlia exaratæ . Nous en avons rendu compte en ce temps-là 1 . Nous répéterons seulement que dans ces tables tous les mouvements des astres sont tirés immédiatement d’une longue suite d’observations assidues, et non d’aucune hypothèse de quelques courbes décrites par les corps céles [p. 83] tes. Ainsi, l’on ne peut avoir en astronomie, rien de plus pur et de plus exempt de tout mélange d’imaginations humaines.

M. de la Hire donna en 1689, outre ses premières tables astronomiques, un petit traité de géométrie pratique, sous le titre d’Ecole des arpenteurs. Il fut réimprimé en 1692, et fort augmenté. La promptitude de la réimpression prouve l’utilité de ce petit livre, qui n’avait guère pu être acheté que par ceux qui devaient s’en servir, et l’utilité justifie l’astronome de s’être abaissé à l’arpentage.

En 1694 parurent de lui quatre traités, qui furent imprimés à la fin du second volume des mémoires que l’Académie donna en 1692 et 1693.

Le 1er de ces traités est sur les épicycloïdes, courbes comprises dans la même formation générale que la cycloïde, mais plus composées, et qui lui succédèrent, quand elle eut été presque épuisée par les géomètres. M. de la Hire entreprit cette matière, qui avait le double charme et de la nouveauté et de la difficulté. Il découvrit tout ce qui appartenait aux épicycloïdes, leurs tangentes, leurs rectifications, leurs quadratures, leurs développées. C’est là tout ce que peut sur les courbes la plus sublime géométrie.

Nous avons dit dans l’éloge même de M. Tschirnhaus 2 , que, quoique inventeur des caustiques, il s’était trompé sur celle du quart du cercle, qu’il avait communiqué, à M. de la Hire , en lui cachant néanmoins le fond de la méthode, que celui-ci avait toujours senti l’erreur, malgré des enveloppes spécieuses et imposantes qui la couvraient, et qu’enfin il avait démontré que cette caustique, qui, à la vérité, était de la longueur déterminée par de Tschirnhaus, n’était pourtant pas la courbe qu’il avait cru, mais une épicycloïde. Ce fut dans le traité des épicycloïdes qu’il fit cette démonstration, et qu’il remporte cet avantage sur un aussi grand adversaire vaincu dans le cœur de ses états.

[p. 84] Un fruit plus considérable, même selon son goût, de sa théorie des épicycloïdes, ce fut l’application utile qu’il en fit à la mécanique, bonheur assez rare en fait de courbes curieuses. Il fit réflexion que dans les machines où il y a des roues dentées, c’est à ces dents que se fait tout l’effort, et que par conséquent le frottement qui détruit toujours une grande partie de l’effet des machines, est à ces endroits plus grand et plus nuisible que partout ailleurs. On aurait pu diminuer le frottement, et, ce qui est encore un avantage, rendre les efforts toujours égaux, en donnant aux dents des roues une certaine figure qu’il aurait fallu déterminer par là géométrie. Mais c’est de quoi l’on ne s’avisait point, au contraire, on abandonnait absolument à la fantaisie des ouvriers la figure de ces dents, comme une chose de nulle conséquence, aussi les machines trompaient-elles toujours l’espérance et le calcul des machinistes. M. de la Hire trouva que ces dents, pour avoir toute la perfection possible, devaient être en figure d’ondes formées par un arc d’épicycloïde. Il fit exécuter son idée avec succès au château de Beaulieu, à huit lieues de Paris, dans une machine à élever de l’eau.

Il faut avouer que cette idée n’a été exécutée que cette fois-là, une certaine fatalité veut qu’entre les inventions il y en ait peu d’utiles, et entre les utiles peu de suivies. L’application de la cycloïde à la pendule a été fort pratiquée, du moins en apparence, mais on commence à en reconnaître l’inutilité. L’application d’une épicycloïde aux dents des roues serait certainement utile, mais elle est négligée.

Le 2sd traité des quatre dont nous parlons, est une Explication des principaux effets de la glace et du froid, le 3ème est sur les différences des sons de la corde et de la trompette marine, le 4ème sur les différents accidents de la vue.

Ce dernier est le plus curieux et le plus intéressant. C’est une optique entière, non pas une optique géométrique [p. 85] qui ne considère que des rayons réfléchis ou rompus, réunis ou écartés selon certaines lois, mais une optique physique qui suppose la géométrique, et qui ne considère qu’une lunette vivante, animée, fort compliquée dans sa construction, sujette à mille changements, c’est-à-dire l’œil. M. de la Hire examine tout ce qui peut arriver à la vue, suivant la différente constitution de l’œil, ou les différents accidents qui lui peuvent survenir. Ces sortes de recherches particulières, quand elles sont bien approfondies, embrassent un si grand nombre de phénomènes, la plupart fort compliqués, singuliers, contraires en apparence les uns aux autres, qu’elles n’ont ni moins de difficulté que les recherches les plus générales, ni peut-être même moins d’étendue. Les principes généraux sont bientôt saisis, quand ils peuvent l’être, le détail est infini, et souvent il déguise tellement les principes, qu’on ne les reconnaît plus.

M. de la Hire en 1695 donna son traité de mécanique. Il ne se contente pas de la théorie de cette science, qu’il fonde sur des démonstrations exactes, il s’attache fort à tout ce qu’il y a de principal dans la pratique des arts. Il s’élève même jusqu’aux principes de cet art divin qui a construit l’univers.

Ceux qui ne voient les mathématiques que de loin, c’est-à-dire, qui n’en ont pas de connaissance, peuvent s’imaginer qu’un géomètre, un mécanicien, un astronome, ne sont que le même mathématicien, c’est ainsi à peu près qu’un Italien, un Français et un Allemand passeraient à la Chine pour compatriotes. Mais quand on est plus instruit, et qu’on y regarde de plus près, on sait qu’il faut ordinairement un homme entier pour embrasser une seule partie des mathématiques dans toute son étendue, et qu’il n’y a que des hommes rares et d’une extrême vigueur de génie qui puissent les embrasser toutes à un certain point. Le génie même, quel qu’il fût, n’y suffirait pas sans un travail assidu et opiniâtre. M. de la Hire joignit [p. 86] les deux, et par-là devint un mathématicien universel. Il ne se bornait pas encore là, toute la physique était de son ressort, j’entends jusqu’à la physique expérimentale, qui est devenue si vaste. De plus, il avait une grande connaissance du détail des arts, pays très étendu et très peu fréquenté. Un roi d’Arménie demanda à Néron un acteur excellent et propre à toutes sortes de personnages, pour avoir, disait-il, en lui une seule troupe entière. On eût pu de même avoir en M. de la Hire seul une Académie entière des sciences.

On eût eu encore plus. Il était depuis longtemps professeur de l’Académie d’architecture, et dont l’objet est presque entièrement différent de tous ceux qu’on se propose ici, il remplissait cette place comme si elle eût fait son unique occupation. On eût eu de surcroît en M. de la Hire un bon dessinateur et un habile peintre de paysage, car il réussissait mieux en ce genre de peinture, peut-être parce qu’il a plus de rapport à la perspective, et à la disposition simple et naturelle des objets, telle que la voit un physicien qui observe. Il est vrai qu’il faut d’ailleurs un goût que le physicien peut bien n’avoir pas.

Il fit en 1702 graver deux planisphères de seize pouces de diamètre, sur les dessins qu’il en avait faits. Les positions principales ont été déterminées par ses propres observations. La projection de ces planisphères est par les pôles de l’écliptique, et il l’avait choisie comme la plus commode, parce que les étoiles fixes tournant autour de ces pôles, suivent toujours un même cercle.

En 1704, le roi le chargea de placer dans les deux derniers pavillons de Marly les deux grands globes qui y sont présentement. Comme l’ouvrage dura quelque temps, le roi avait souvent la curiosité de l’aller voir. Il en demandait compte à M. de la Hire , et l’engageait dans des explications et dans des discours de science, dont on s’aperçut qu’il était fort content. C’est un avantage rare à un savant d’être goûté par un prince, et, pour tout dire [p. 87] aussi, c’est un avantage rare à un prince de goûter un savant.

Outre tous les ouvrages que nous avons rapportés M. de la Hire , et dont le dénombrement n’est pas entièrement exact à cause de la multitude, on trouve une grande quantité de morceaux importants qu’il a répandus, soit dans les journaux, soit dans les histoires de l’Académie, mais surtout dans ces histoires où il n’y a point d’année qu’il n’ait enrichie de plusieurs présents, également considérables, et par leur beauté et par leur variété. Nous en avons trop parlé, quand il en a été question, pour en parler encore.

Il a fait infiniment plus que de donner au public tant d’excellents ouvrages de sa composition, il lui a aussi donné les ouvrages d’autrui, et il n’y a pas plaint son temps et ses peines. Picard , qui avait beaucoup travaillé sur le nivellement, étant tombé malade, remit à M. de la Hire tout ce qu’il avait fait sur cette matière, et le pria de le faire imprimer avec les changements et les additions qu’il jugerait à propos. M. de la Hire exécuta son intention par un livre qui parut en 1684, intitulé, Traité du nivellement de M. Picard, mis en lumière par M. de la Hire, avec des additions . Pareillement il mit au jour, en 1686, le Traité du mouvement des eaux et des autres corps fluides , ouvrage posthume de Mariotte , dont une partie était au net quand il mourut, et l’autre y fut mise sur les papiers qu’on trouva de l’auteur, et selon ses vues. On pourrait croire que la générosité de travailler à ces sortes d’ouvrages n’a pas été si grande, parce qu’il avait vécu en liaison d’amitié avec les auteurs, mais on ne diminuera la gloire de sa générosité, qu’en lui accordant une autre sorte de gloire qui la vaut bien.

Tout ce que nous avons dit de ses différents travaux a dû donner l’idée, non seulement d’une extrême assiduité dans son cabinet, mais encore d’une santé très ferme et très vigoureuse. Telle aussi était la sienne, depuis qu’il avait [p. 88] été guéri des infirmités de sa jeunesse et de ses grandes palpitations de cœur par une fièvre quarte, remède inespéré, qui lui avait donné beaucoup de confiance à la nature, et diminué d’autant son estime pour la médecine. Toutes ses journées étaient d’un bout à l’autre occupées par l’étude, et ses nuits très souvent interrompues par les observations astronomiques. Nul divertissement que celui de changer de travail, encore est-ce un fait que je hasarde sans en être bien assuré. Nul autre exercice corporel que d’aller à l’observatoire, à l’Académie des Sciences, à celle d’architecture, au Collège royal, dont il était aussi professeur. Peu de gens peuvent comprendre la félicité d’un solitaire, qui l’est par un choix tous les jours renouvelé. Il a eu le bonheur que l’âge ne l’a point miné lentement, et ne lui a point fait une longue et languissante vieillesse. Quoique fort chargé d’années, il n’a été vieux qu’environ un mois, du moins assez pour ne pouvoir plus venir à l’Académie, quant à son esprit, il n’a jamais vieilli. Après des infirmités d’un mois ou deux, il mourut sans agonie, et en un moment, le 21 avril 1718, âgé de plus de 78 ans.

Il a été marié deux fois et a eu 8 enfants. Chacun de ces deux mariages nous a fourni un académicien.

Dans tous ses ouvrages de mathématiques, il ne s’est presque jamais servi que de la synthèse, ou de la manière de démontrer des anciens, par des lignes et des proportions de lignes, souvent difficiles à suivre, à cause de leur multitude et de leur complication. Ce n’est pas qu’il ne sût l’analyse moderne, plus expéditive et moins embarrassée, mais il avait pris de jeunesse l’autre pli. De plus, comme les vérités géométriques découvertes par les anciens sont incontestables, on peut croire aussi que la méthode qui les y a conduits ne peut être abandonnée sans quelque péril, et enfin les méthodes nouvelles sont quelquefois si faciles, qu’on se fait une espèce de gloire de s’en passer. On peut juger par là qu’il n’employait pas le calcul de l’infini, qu’il n’a pourtant jamais désapprouvé le moins du monde. [p. 89] Au contraire, certains sujets l’ont quelquefois obligé à l’employer, mais tacitement, et presque à la dérobée, et c’était alors une sorte de triomphe pour les partisans zélés de ce calcul.

Il ne croyait pas que dans les matières de pure physique le secret de la nature fût aisé à attraper. Son explication, par exemple, des effets du froid, il ne la donnait que pour un système, où un principe vraisemblable étant posé, tout le reste s’en déduisait assez bien. Si on lui contestait ce principe, on était tout étonné qu’il n’en prenait pas la défense. Il se contentait d’avoir bien raisonné, sans prétendre avoir bien deviné.

Il avait la politesse extérieure, la circonspection, la prudente timidité de ce pays qu’il aimait tant, de l’Italie, et par-là il pouvait paraître à des yeux français un peu réservé, un peu retiré en lui-même. Il était équitable et désintéressé, non-seulement en vrai philosophe, mais en chrétien. Sa raison, accoutumée à examiner tant d’objets différents, et à les discuter avec curiosité, s’arrêtait tout court à la vue de ceux de la religion, et une piété solide, exempte d’inégalités et de singularité, a régné sur tout le cours de sa vie.

Annotations réduire la fenêtre detacher la fenêtre

1 V. l’Hist. de 1702, p. 75 et suiv.

2 V. l’Hist. de 1709, p. 115 et suiv.