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Éloge de Monsieur Godefroy-Guillaume Leibniz

Éloge de M. Leibniz

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Godefroy-Guillaume Leibniz naquit à Leipzig en Saxe, le 23 juin 1649, de Frédéric Leibniz, professeur de morale, et greffier de l’université de Leipzig, et de Catherine Schmuck, sa troisième femme, fille d’un docteur et professeur en droit. Paul Leibniz, son grand oncle, avait été capitaine en Hongrie, et ennobli pour ses services en 1600 par l’ empereur Rodolphe II , qui lui donna les armes que M. Leibniz portait.

Il perdit son père à l’âge de six ans ; et sa mère, qui était une femme de mérite, eut soin de son éducation. Il ne marqua aucune inclination particulière pour un genre d’étude plutôt que pour un autre. Il se porta à tout avec une égale vivacité ; et comme son père lui avait laissé une assez ample bibliothèque de livres bien choisis, il entreprit, dès qu’il sut assez de latin et de grec, de les lire tous avec ordre, poètes, orateurs, historiens, jurisconsultes, philosophes, mathématiciens, théologiens. Il sentit bientôt qu’il avait besoin de secours ; il en alla chercher chez tous les habiles gens de son temps, et même, quand il le fallut, assez loin de Leipzig.

Cette lecture universelle et très assidue, jointe à un grand génie naturel, le fit devenir tout ce qu’il avait lu. Pareil en quelque sorte aux anciens qui avaient l’adresse de mener jusqu’à huit chevaux attelés de front, il mena de front toutes les sciences. Ainsi nous sommes obligés de le partager ici, et, pour parler philosophiquement, de le [p. 95] décomposer. De plusieurs Hercule l’Antiquité n’en a fait qu’un, et du seul M. Leibniz nous ferons plusieurs savants. Encore une raison qui nous détermine à ne pas suivre comme de coutume l’ordre chronologique, c’est que dans les mêmes années il paraissait de lui des écrits sur différentes matières ; et ce mélange presque perpétuel qui ne produisait nulle confusion dans ses idées, ces passages brusques et fréquents d’un sujet à un autre tout opposé qui ne l’embarrassaient pas, mettraient de la confusion et de l’embarras dans cette histoire.

M. Leibniz avait du goût et du talent pour la poésie. Il savait les bons poètes par cœur, et dans sa vieillesse même il aurait encore récité Virgile presque tout entier mot pour mot. Il avait une fois composé en un jour un ouvrage de trois cents vers latins sans se permettre une seule élision ; jeu d’esprit, mais jeu difficile. Lorsqu’en 1679 il perdit le duc Jean-Frédéric de Brunswick , son protecteur, il fit sur sa mort un poème latin, qui est son chef-d’œuvre, et qui mérite d’être compté parmi les plus beaux d’entre les Modernes. Il ne croyait pas, comme la plupart de ceux qui ont travaillé dans ce genre, qu’à cause qu’on fait des vers en latin, on est en droit de ne point penser et de ne rien dire, si ce n’est peut-être ce que les Anciens ont dit. Sa poésie est pleine de choses ; ce qu’il dit lui appartient : il a la force de Lucain , mais de Lucain qui ne fait pas trop d’effort. Un morceau remarquable de ce poème est celui où il parle du phosphore dont Brandt était l’inventeur. Le duc de Brunswick , excité par M. Leibniz , avait fait venir Brandt à la Cour pour jouir du phosphore ; et le poète chante cette merveille jusque-là inouïe : Ce feu inconnu à la nature même, qu’un nouveau Vulcain avait allumé dans un antre savant que l’eau conservait et empêchait de se rejoindre à la sphère du feu de sa patrie, qui, enseveli sous l’eau, dissimulait son être, et sortait lumineux et brillant de ce tombeau, image de l’âme immortelle et heureuse , etc.

Tout ce que la fable, tout ce que [p. 96] l’Histoire sainte ou profane peuvent fournir qui ait rapport au phosphore, tout est employé ; le larcin de Prométhée , la robe de Médée , le visage lumineux de Moïse, le feu de Jérémie enfoui quand les Juifs furent emmenés en captivité, les Vestales, les lampes sépulcrales, le combat des prêtre égyptiens et perses ; et quoiqu’il semble qu’en voilà beaucoup, tout cela n’est point entassé : un ordre fin et adroit donne à chaque chose une place qu’on ne saurait lui ôter ; les différentes idées qui se succèdent rapidement ne se succèdent qu’à propos. M. Leibniz faisait même des vers français, mais il ne réussissait pas dans la poésie allemande. Notre préjugé pour noue langue, et l’estime qui est due à ce poète, nous pourraient faire croire que ce n’était pas tout à fait sa faute.

Il était très profond dans l’Histoire, et dans les intérêts des princes, qui en sont le résultat politique.

Après que Jean-Casimir, roi de Pologne, eut abdiqué la couronne en 1668, Philippe-Guillaume de Neubourg, comte palatin , fut des prétendants, et M. Leibniz fit un traité sous le nom supposé de George Ulicovius, pour prouver que la république ne pouvait faire un meilleur choix. Cet ouvrage eut beaucoup d’éclat l’auteur avait 22 ans.

Quand on commença à traiter de la paix de Nimègue, il y eut des difficultés sur le cérémonial à l’égard des princes libres de l’empire qui n’étaient pas électeurs : on ne voulait accorder à leurs ministres les mêmes titres et les mêmes traitements qu’à ceux des princes d’Italie, tels que sont les ducs de Modène ou de Mantoue. M. Leibniz publia en leur faveur un livre intitulé : Cesarini Furstenerii de Jure Suprematûs ac Legationis Principum Germaniae , qui parut en 1667. Le faux nom qu’il se donne signifie qu’il était et dans les intérêts de l’empereur, et dans ceux des princes ; et qu’en soutenant leur dignité, il ne nuisait point à celle du chef de l’Empire. Il avait effectivement sur la dignité impériale une idée qui [p. 97] ne pouvait déplaire qu’aux autres potentats. Il prétendait que tous les états chrétiens, du moins ceux d’Occident, ne font qu’un corps, dont le pape est le chef spirituel, et l’empereur le chef temporel ; qu’il appartient à l’un et à l’autre une certaine juridiction universelle ; que l’empereur est le général né le défenseur, l’Advoué de l’église, principalement contre les infidèles ; et de-là lui vient le titre de Sacrée Majesté, et à l’empire celui du Saint Empire ; et que, quoique tout cela ne sait pas de droit divin, c’est une espèce de système politique formé par le consentement des peuples, et qu’il serait à souhaiter qui subsistât en son entier. Il en tire des conséquences avantageuses pour les princes libres d’Allemagne, qui ne tiennent pas beaucoup plus à l’empereur que les rois eux-mêmes n’y devraient tenir. Du moins, il prouve très fortement que leur souveraineté n’est point diminuée par l’espèce de dépendance où ils sont ; ce qui est le but de tout l’ouvrage. Cette république chrétienne, dont l’empereur et le pape sont les chefs, n’aurait rien d’étonnant, si elle était imaginée par un Allemand catholique ; mais elle l’était par un Luthérien : l’esprit de système qu’il possédait au souverain degré, avait bien prévalu à l’égard de la religion sur l’esprit de parti.

Le livre du faux Cesarinus Furstenerius contient non seulement une infinité de faits remarquables, mais encore quantité de petits faits qui ne regardent que les titres et les cérémonies, assez souvent négligés par les plus savants en histoire. On voit que M. Leibniz dans sa vaste lecture ne méprisait rien ; et il est étonnant à combien de livres médiocres, et presque absolument inconnus, il avait fait la grâce de les lire : mais il l’est surtout qu’il ait pu mettre autant d’esprit philosophique dans une matière si peu philosophique. Il pose des définitions exactes qui le privent de l’agréable liberté d’abuser des termes dans les occasions ; il cherche des points fixes, et en trouve dans les choses du monde les plus inconstantes et les plus sujettes au ca [p. 98] price des hommes ; il établit des rapports et des proportions qui plaisent autant que des figures de rhétorique, et persuadent mieux. On sent qu’il se tient presque à regret dans les détails où son sujet l’enchaîne, et que son esprit prend son vol dès qu’il le peut et s’élève aux vues générales. Ce livre fut fait et imprimé en Hollande, et réimprimé d’abord en Allemagne jusqu’à quatre fois.

Les princes de Brunswick le destinèrent à écrire l’Histoire de leur maison. Pour remplir ce grand dessein et ramasser les matériaux nécessaires, il courut toute l’Allemagne, visita toutes les anciennes abbayes, fouilla dans les archives des villes, examina les tombeaux et les autres antiquités, et passa de-là en Italie, où le marquis de Toscane, de Ligurie et d’Est, sortis de la même origine que les princes de Brunswick, avaient eu leurs principautés et leurs domaines. Comme il allait par mer dans une petite barque seul et sans aucune suite de Venise à Mesola dans le Ferrarois, il s’éleva une furieuse tempête ; le pilote, qui ne croyait pas être entendu par un Allemand, et qui le regardait comme la cause de la tempête, parce qu’il le jugeait hérétique, proposa de le jeter à la mer, en conservant néanmoins ses hardes et son argent. Sur cela M. Leibniz , sans marquer aucun trouble, tira un chapelet, qu’apparemment il avait pris par précaution, et le tourna d’un air assez dévot. Cet artifice lui réussit ; un marinier dit au pilote, que puisque cet homme-là n’était pas hérétique, il n’était pas juste de le jeter à la mer.

Il fut de retour de ses voyages à Hanovre en 1690. Il avait fait une abondante récolte, et plus abondante qu’il n’était nécessaire pour l’Histoire de Brunswick ; mais une savante avidité l’avait porté à prendre tout. Il fit de son superflu un ample recueil, dont il donna le premier volume in-folio en 1693, sous le titre de Codeurs Gentium Diplomaticus . Il l’appela Code du Droit des Gens, parce qu’il ne contenait que des actes faits par des nations, ou en leur nom ; des déclarations de guerre, des manifestes, [p. 99] des traités de paix ou de trêve, des contrats de mariage de souverains, etc. ; et que, comme les nations n’ont de lois entre elles que celles qu’il leur plait de se faire, c’est dans ces sortes de pièces qu’il faut les étudier. Il mit à la tête de ce volume une grande préface bien écrite, et encore mieux pensée. Il y fait voir que les actes de la nature de ceux qu’il donne, sont les véritables sources de l’histoire autant qu’elle peut être connue : car il sait bien que tout le fin nous en échappe ; que ce qui a produit ces actes publics et mis les hommes en mouvement, ce sont une infinité de petits ressorts cachés, mais très puissants, quelquefois inconnus à ceux mêmes qu’ils font agir, et presque toujours si disproportionnés à leurs effets, que les plus grands événements en serraient déshonorés. Il rassemble les traits d’histoire les plus singuliers que ses actes lui ont découverts, et il en tire des conjectures nouvelles et ingénieuses sur l’origine des électeurs de l’empire fixés à un nombre. Il avoue que tant de traités de paix si souvent renouvelés entre les mêmes nations, sont leur honte ; et il approuve avec douleur l’enseigne d’un marchand hollandais, qui ayant mis pour titre : A la paix perpétuelle, avait fait peindre dans le tableau un cimetière.

Ceux qui savent ce que c’est que de déchiffrer ces anciens actes, de les lire, d’en entendre le style barbare, ne diront pas que M. Leibniz n’a mis du sien dans le Codex Diplomaticus que sa belle préface. Il est vrai qu’il n’y a que ce morceau qui soit de génie, et que le reste n’est que de travail et d’érudition ; mais on doit être fort obligé à un homme tel que lui, quand il veut bien, pour l’utilité publique, faire quelque chose qui ne soit pas de génie.

En 1700 parut un supplément de cet ouvrage sous le titre de Mantissa Codicis Juris Gentium Diplomatici . Il y a mis aussi une préface, où il donne à tous les savants qui lui avaient fourni quelques pièces rares, des louanges dont on sent la sincérité. Il remercie même M. Toinard de l’avoir averti d’une faute dans son premier volume, où [p. 100] il avait confondu avec le fameux Christophe Colomb , un Guillaume de Caseneuve , surnommé Coulomp, vice-amiral sous Louis XI ; erreur si légère et si excusable, que l’aveu n’en serait guère glorieux sans une infinité d’exemples contraires.

Enfin il commença à mettre au jour en 1707 ce qui avait rapport à l’Histoire de Brunswick, et ce fut le 1er volume in-folio Scriptorum Brunswicensia illustrantium ; recueil de pièces originales qu’il avait presque toutes dérobées à la poussière et aux vers, et qui devaient faire le fondement de son Histoire. Il rend compte dans la préface de tous les auteurs qu’il donne, et des pièces qui n’ont point de noms d’auteurs, et en porte des jugements dont il n’y a pas d’apparence que l’on appelle.

Il avait fait sur l’histoire de ce temps-là deux découvertes principales, opposées à deux opinions fort établies. On croit que de simples gouverneurs de plusieurs grandes provinces du vaste empire de Charlemagne , étaient devenus dans la suite des princes héréditaires : mais M. Leibniz soutient qu’ils l’avaient toujours été, et par-là ennoblit encore les origines des plus grandes maisons. Il les enfonce davantage dans cet abyme du passé, dont l’obscurité leur est si précieuse.

Le dix et onzième siècle passent pour les plus barbares du christianisme : mais il prétend que ce sont le treize et le quatorze ; et qu’en comparaison de ceux-ci le dizième fut un siècle d’or, du moins pour l’Allemagne. Au milieu du douzième on discernait encore le vrai d’avec le faux ; mais ensuite les fables renfermées auparavant dans les cloîtres et dans les légendes, se débordèrent impétueusement, et inondèrent tout. Ce sont à peu près ses propres termes. Il attribue la principale cause du mal à des gens qui étant pauvres par institut, inventaient par nécessité. Ce qu’il y a de plus étonnant, c’est que les bons livres n’étaient pas encore totalement inconnus. Gervais de Tilbury , que M. Leibniz donne pour un échantillon [p. 101] du treizième siècle, était assez versé dans l’Antiquité, soit profane, soit ecclésiastique, et n’en est pas moins grossièrement ni moins hardiment romanesque. Après les faits dont il a été témoin oculaire, l’auteur d’Amadis pouvait soutenir aussi que son livre était historique. Un homme de la trempe de M. Leibniz , qui est dans l’étude de l’Histoire, en sait tirer de certaines réflexions générales, élevées au-dessus de l’Histoire même ; et dans cet amas confus et immense de faits, il démêle un ordre et des liaisons délicates qui n’y sont que pour lui. Ce qui l’intéresse le plus, ce sont les origines des nations, de leurs langues, de leurs mœurs, de leurs opinions, surtout l’Histoire de l’esprit humain, et une succession de pensées qui naissent dans les peuples les unes après les autres, ou plutôt les unes des autres, et dont l’enchaînement bien observé pourrait donner lieu à des espèces de prophéties.

En 1710 et 1711, parurent deux autres volumes Scriptorum Brunswicensia illustrantium ; et enfin devait suivre l’Histoire qui n’a point paru, et dont voici le plan.

Il la faisait précéder par une dissertation sur l’État de l’Allemagne, tel qu’il était avant toutes les histoires et qu’on pouvait le conjecturer par les monuments naturels qui en étaient restés, des coquillages pétrifiés dans les terres, des pierres où se trouvent des empreintes de poissons ou de plantes, et même de poissons et de plantes qui ne sont point du pays ; médailles incontestables du déluge. De-là il passait aux plus anciens habitants dont on ait mémoire, aux différents peuples qui se sont succédés les uns aux autres dans ces pays ; et traitait de leurs langues et du ge de ces langues autant qu’on en peut juger par les étymologies, seuls monuments en ces matières. Ensuite les origines de Brunswick commençaient à Charlemagne en 769, et se continuaient par les empereurs descendus de lui, et par cinq empereurs de la maison de Brunswick, Henri I l’oiseleur , les trois Othon, et Henri II , où elles finissaient en 1025. Cet espace de temps com [p. 102] prenait les antiquités de la Saxe par la maison de Witikind, celles de la haute Allemagne par la maison de Guelfe, celles de la Lombardie par la maison des ducs et marquis de Toscane et de Ligurie. De tous ces anciens princes sont sortis ceux de Brunswick.

Après ces origines venait la généalogie de la maison de Guelfe ou de Brunswick, avec une courte mais exacte histoire jusqu’au temps présent. Cette généalogie était accompagnée de celles de autres grandes maisons ; de la maison Gibeline, d’Autriche ancienne et nouvelle, de Bavière, etc. M. Leibniz avançait, et il était trop savant pour être présomptueux, que jusqu’à présent on n’avait rien vu de pareil sur l’histoire du Moyen-Age ; qu’il avait porté une lumière toute nouvelle dans ces siècles couverts d’une obscurité effrayante, et réformé un grand nombre d’erreurs, ou levé beaucoup d’incertitudes. Par exemple, cette papesse Jeanne, établie d’abord par quelques-uns, détruite par d’autres, ensuite rétablie, il la détruisait pour jamais, et il trouvait que cette fable ne pouvait s’être soutenue qu’à la faveur des ténèbres de la chronologie qu’il dissipait.

Dans le cours de ses recherches, il prétendit avoir découvert la véritable origine des Français, et en publia une dissertation en 1716. L’illustre P. de Tournemine , jésuite, attaqua son sentiment, et en soutint un autre avec toute l’érudition qu’il fallait pour combattre un adversaire aussi savant, et avec toute cette hardiesse qu’un grand adversaire approuve. Nous n’entrerons point dans cette question : elle était même assez indifférente, selon la réflexion polie du P. de Tournemine ; puisque, de quelque façon que ce fût, les Français étaient compatriotes de M. Leibniz .

M. Leibniz était grand jurisconsulte. Il était né dans le sein de la jurisprudence, et cette science est plus cultivée en Allemagne qu’en aucun autre pays. Ses premières études furent principalement tournées de ce côté-là ; la vigueur naissante de son esprit y fut employée. À l’âge de 20 ans, il voulut se faire passer docteur en droit à Leip [p. 103] zig ; mais le doyen de la faculté, poussé par sa femme, le refusa, sous prétexte de sa jeunesse. Cette même jeunesse lui avait peut-être attiré la mauvaise humeur de la femme du doyen. Quoiqu’il en soit, il fut vengé de sa patrie par l’applaudissement général avec lequel il fut reçu docteur la même année à Altdorf dans le territoire de Nuremberg. La thèse qu’il soutint était De Casibus perplexis in Jure . Elle fut imprimée dans la suite avec deux autres petits traités de lui : Specimen Encyclopaediae in Jure, seu Quaestiones Philosophicae amoeniores ex Jure collectae , et Specimen certitudinis seu demonstrationum in Jure exhibitum in doctrina conditionum . Il savait déjà rapprocher les différentes sciences, et tirer des lignes de communication des unes aux autres.

À l’âge de 22 ans, qui est l’époque que nous avons déjà marquée pour le livre de George Ulicovius , il dédia à l’électeur de Mayence Jean-Philippe de Schomborn, une nouvelle méthode d’apprendre et d’enseigner la jurisprudence. Il y ajoutait une liste de ce qui manque encore au droit, Catalogum desideratorum in Jure , et promettait d’y suppléer. Dans la même année il donna son projet pour réformer tout le corps du droit, Corporis Juris reconcinnandi ratio . Les différentes matières du droit sont effectivement dans une grande confusion : mais sa tête, en les recevant, les avait arrangées ; elles s’étaient refondues dans cet excellent moule, et elles auraient beaucoup gagné à paraître sous la forme qu’elles y avaient prises.

Quand il donna les deux volumes de son Codex Diplomaticus , il ne manqua pas de remonter aux premiers principes du droit naturel et du droit des gens. Le point de vue où il se plaçait était toujours fort élevé, et de-là il découvrait toujours un grand pays, dont il voyait tout le détail d’un coup-d’œil. Cette théorie de jurisprudence, quoique fort courte, était si étendue, que la question du quiétisme, alors fort agitée en France, s’y trouvait naturellement dès l’entrée, et la décision de M. [p. 104] Leibniz fut conforme à celle du pape.

Nous voici enfin arrivés à la partie de son mérite, qui intéresse le plus cette Compagnie. Il était excellent philosophe et mathématicien. Tout ce que renferment ces deux mots, il l’était.

Quand il eut été reçu docteur en droit à Altorf, il alla à Nuremberg pour y voir des savants. Il apprit qu’il y avait dans cette ville une société fort cachée de gens qui travaillaient en chimie, et cherchaient la pierre philosophale. Aussitôt le voilà possédé du désir de profiter de cette occasion pour devenir chimiste : mais la difficulté était d’être initié dans les mystères. Il prit des livres de chimie, en rassembla les expressions les plus obscures, et qu’il entendait le moins, en composa une lettre inintelligible pour lui-même, et l’adressa au directeur de la société secrète, demandant à y être admis sur les preuves qu’il donnait de son grand savoir. On ne douta point que l’auteur de la lettre ne fût un adepte, ou à-peu-près. Il fut reçu avec honneur dans le laboratoire, et prié d’y faire les fonctions de secrétaire ; on lui offrit même une pension. Il s’instruisit beaucoup avec eux, pendant qu’ils croyaient s’instruire avec lui : apparemment il leur donnait pour des connaissances acquises par un long travail, les vues que son génie naturel lui fournissait et enfin il paraît hors de doute que quand ils l’auraient reconnu, ils ne l’auraient pas chassé.

En 1670, M. Leibniz , âgé de 24 ans, se déclara publiquement philosophe dans un livre, dont voici l’histoire.

Marius Nizolius , de Bersello, dans l’état de Modène, publia en 1553 un Traité De veris principiis et verâ ratione philosophandi contra Pseudophilosophos . Les faux philosophes étaient tous les scholastiques passés et présents, et Nizolius s’élevait avec la dernière hardiesse contre leurs idées monstrueuses et leur langage barbare, jusque-là qu’il traitait S. Thomas lui-même de borgne entre des aveugles. La longue et confiante admiration qu’on a eue pour [p. 105] Aristote ne prouve, disait-il, que la multitude des sots, et la durée de la sottise. La bile de l’auteur était encore animée par quelques contestations particulières avec des aristotéliciens.

Ce livre, qui dans le temps où il parut n’avait pas dû être indifférent, était tombé dans l’oubli, soit parce que l’Italie avait eu intérêt à l’étouffer, et qu’à l’égard des autres pays, ce qu’il avait de vrai n’était que trop clair et trop prouvé ; soit parce qu’effectivement la dose des paroles y est beaucoup trop forte par rapport à celle des choses. M. Leibniz jugea à propos de le mettre au jour avec une préface et des notes.

La préface annonce un éditeur et un commentateur d’une espèce fort singulière. Nul respect aveugle pour son auteur, nulles raisons forcées pour en relever le mérite, ou pour en couvrir les défauts. Il le loue, mais seulement par la circonstance du temps où il a écrit, par le courage de son entreprise, par quelques vérités qu’il a aperçues : mais il y reconnaît de faux raisonnements et des vues imparfaites ; il le blâme de ses excès et de ses emportements à l’égard d’Aristote, qui n’est pas coupable des rêveries de ses prétendus disciples, et même à l’égard de S. Thomas dont la gloire pouvait n’être pas si chère à un luthérien. Enfin, il est aisé de s’apercevoir que le commentateur doit avoir un mérite fort indépendant de celui de l’auteur original.

Il paraît aussi qu’il avait lu des philosophes sans nombre. L’histoire des pensées des hommes, certainement curieuse par le spectacle d’une variété infinie, est aussi quelquefois instructive. Elle peut donner de certaines idées détournées du chemin ordinaire, que le plus grand esprit n’aurait pas produites de son fonds : elle fournit des matériaux de pensées ; elle fait connaître les principaux écueils de la raison humaine, marque les routes les plus sûres, et ce qui est le plus considérable ; elle apprend aux plus grands génies, qu’ils ont eu des pareils, et que leurs pareils se sont [p. 106] trompés. Un solitaire peut s’estimer davantage que ne sera celui qui vit avec les autres, et qui s’y compare.

M. Leibniz avait tiré ce fruit de sa grande lecture : il en avait l’esprit plus exercé à recevoir toutes sortes d’idées, plus susceptible de toutes les formes, plus accessible à ce qui lui était nouveau, et même opposé ; plus indulgent pour la faiblesse humaine, plus disposé aux interprétations favorables, et plus industrieux à les trouver. Il donna une preuve de ce caractère dans une Lettre, de Aristote le Recentioribus reconciliabili, qu’il imprima avec le Nizolius . Là, il ose parler avantageusement d’ Aristote , quoique ce fût une mode assez générale que de le décrier, et presque un titre d’esprit. Il va même jusqu’à dire qu’il approuve plus de choses dans ses ouvrages que dans ceux de Descartes . Ce n’est pas qu’il ne regardât la philosophie corpusculaire ou mécanique comme la seule légitime, mais on n’est pas cartésien pour cela ; et il prétendait que le véritable Aristote , et non pas celui des scholastiques, n’avait pas connu d’autre philosophie. C’est par-là qu’il fait la réconciliation. Il ne le justifie que sur les principes généraux, l’essence de la matière, le mouvement, etc. Mais il ne touche point à tout le détail immense de la physique, sur quoi il semble que les Modernes sérient bien généreux, s’ils voulaient se mettre en communauté de biens avec Aristote .

Dans l’année qui suivit celle de l’édition du Nizolius, c’est-à-dire en 1671, âgé de 25 ans, il publia deux petits traités de physique, Theoria Motûs abstracti , dédiée à l’Académie des Sciences ; et Theoria Motûs concreti , dédiée à la Société royale de Londres. Il semble qu’il ait craint de faire de la jalousie.

Le premier de ces traités est une théorie très subtile et presque toute neuve du mouvement en général ; le second est une application du premier à tous les phénomènes. Tous deux ensemble font une physique générale complète. Il dit lui-même qu’il croit que son système réu [p. 107] nit et concilie tous les autres, supplée à leurs imperfections, étend leurs bornes, éclaircit leurs obscurités ; et que les philosophes n’ont plus qu’à travailler de concert sur ces principes, et à descendre dans des explications plus particulières qu’ils porteront dans le trésor d’une solide philosophie. Il est vrai que ses idées sont simples, étendues, vastes. Elles partent d’abord d’une grande universalité, qui en est comme le tronc, et ensuite se divisent, se subdivisent, et, pour ainsi dire, se ramifient presque à l’infini, avec un agrément inestimable pour l’esprit et qui aide à la persuasion. C’est ainsi que la nature pourrait avoir pensé.

Dans ces deux ouvrages il admettait du vide, et regardait la matière comme une simple étendue absolument indifférente au mouvement et au repos. Il a depuis changé de sentiment sur ces deux points. À l’égard du dernier, il était venu à croire que pour découvrir l’essence de la matière, il fallait aller au-delà de l’étendue, et y concevoir une certaine force qui n’est plus une simple grandeur géométrique. C’est la fameuse et obscure entelechie d’ Aristote , dont les scholastiques ont fait les formes substantielles, et toute substance a une force selon sa nature. Celle de la matière est double ; une tendance naturelle au mouvement, et une résistance au mouvement imprimé d’ailleurs. Un corps peut paraître en repos, parce que l’effort qu’il fait pour se mouvoir est réprimé et contrebalancé par les corps environnants ; mais il n’est jamais réellement ou absolument en repos, parce qu’il n’est jamais sans cet effort pour se mouvoir.

Descartes avait vu très ingénieusement que, malgré les chocs innombrables des corps, et les distributions inégales de mouvement qui se font sans cesse des uns aux autres, il devait y avoir au fond de tout cela quelque chose d’égal, de constant, de perpétuel ; et il a cru que c’était la quantité de mouvement, dont la mesure est le produit de la masse par la vitesse. Au lieu de cette quantité de mouvement, M. Leibniz mettait la force, dont la mesure [p. 108] est le produit de la masse par les hauteurs auxquelles cette force peut élever un corps pesant : or, ces hauteurs sont comme les quarrés des vitesses. Sur ce principe, il prétendait établir une nouvelle dynamique, ou science des forces ; et il soutenait que de celui de Descartes s’ensuivait la possibilité du mouvement perpétuel artificiel, ou d’un effet plus grand que sa cause ; conséquence qui ne peut se digérer ni en mécanique, ni en métaphysique.

Il fut fort attaqué par les cartésiens, surtout par MM. l’abbé Catalan et Papin. Il répondit avec vigueur : cependant il ne parent pas que son sentiment ait prévalu ; la matière est demeurée sans force, du moins active, et l’entelechie sans application et sans usage. Si M. Leibniz ne l’a pas rétablie, il n’y a guère d’apparence qu’elle se relève jamais.

Il avait encore sur la physique générale une pensée particulière et contraire de Descartes . Il croyait que les causes finales pouvaient quelquefois être employées ; par exemple, que le rapport des sinus d’incidence et de réfraction était constant, parce que Dieu voulait qu’un rayon qui doit se détourner, allât d’un point à un autre par deux chemins, qui, pris ensemble, lui fissent employer moins de temps que tous les autres chemins possibles ; ce qui est plus conforme à la souveraine sagesse. La puissance de Dieu a fait tout ce qui peut être de plus grand, et sa sagesse tout ce qui peut être de mieux ou de meilleur. L’univers n’est que le résultat total, la combinaison perpétuelle, le mélange intime de ce plus grand et de ce meilleur, et on ne peut le connaître qu’en connaissant les deux ensembles. Cette idée, qui est certainement grande et noble, et digne de l’objet, demanderait dans l’application une extrême dextérité, et des ménagements infinis. Ce qui appartient à la sagesse du créateur, semble être encore plus au-dessus de notre faible portée, que ce qui appartient à sa puissance.

Il serait inutile de dire que M. Leibniz était un ma [p. 109] thématicien du premier ordre : c’est par-là qu’il est le plus généralement connu. Son nom est à la tête des plus sublimes problèmes qui aient été résolus de nos jours, et il est même dans tout ce que la géométrie moderne a fait de plus grand, de plus difficile et de plus important. Les actes de Leipzig, les journaux des savants, nos histoires sont pleines de lui en tant que géomètre. Il n’a publié aucun corps d’ouvrage de mathématique ; mais seulement quantité de morceaux détaché, dont il aurait fait des livres s’il avait voulu, et dont l’esprit et les vues ont servi à beaucoup de livres. Il disait qu’il aimait à voir croître dans les jardins d’autrui des plantes dont il avait fourni les graines. Ces graines sont souvent plus à estimer que les plantes mêmes : l’art de découvrir en mathématiques est plus précieux que la plupart des choses qu’on découvre.

L’histoire du calcul différentiel ou des infiniment petits, suffira pour faire voir quel était son génie. On sait que cette découverte porte nos connaissances jusques dans l’infini, et presque au-delà des bornes prescrites à l’esprit humain, du moins infiniment au-delà de celles où était renfermée l’ancienne géométrie. C’est une science toute nouvelle, née de nos jours, très étendue, très subtile et très sûre. En 1684, M. Leibniz donna dans les actes de Leipzig les règles du calcul différentiel ; mais il en cacha les démonstrations.

Les illustres frères Bernoulli les trouvèrent, quoique fort difficiles à découvrir, et s’exercèrent dans ce calcul avec un succès surprenant. Les solutions les plus élevées les plus hardies et les plus inespérées, naissaient sous leurs pas. En 1687, parut l’admirable livre de M. Newton , des Principes mathématiques de la philosophie naturelle, qui était presque entièrement fondé sur ce même calcul ; de sorte que l’on crut communément que M. Leibniz et lui l’avaient trouvé, chacun de leur côté, par la conformité de leurs grandes lumières.

Ce qui aidait encore à cette opinion, c’est qu’ils ne se [p. 110] rencontraient que sur le fond des choses ; ils leur donnaient des noms différents, et se servaient de différents caractères dans leur calcul. Ce que M. Newton appelait Fluxions, M. Leibniz l’appelait Différences ; et le caractère par lequel M. Leibniz marquait l’infiniment petit, était beaucoup plus commode et d’un plus grand usage que celui de M. Newton . Aussi ce nouveau calcul ayant été avidement reçu par toutes les nations savantes, les noms et les caractères de M. Leibniz ont prévalu partout, hormis en Angleterre. Cela même faisait quelque effet en faveur de M. Leibniz , et eût accoutumé insensiblement les géomètres à le regarder comme seul ou principal inventeur.

Cependant ces deux grands hommes, sans se rien disputer jouissaient du glorieux spectacle des progrès qu’on leur devait : mais cette paix fut enfin troublée. En 1699, M. Fatio ayant dit dans son écrit sur la ligne de la plus courte descente, qu’il était obligé de reconnaître M. Newton pour le premier inventeur du calcul différentiel, et de plusieurs années le premier et qu’il laissait à juger si M. Leibniz , second inventeur, avait pris quelque chose de lui : cette distinction si nette de premier et de second inventeur, et ce soupçon qu’on insinuait, excitèrent une contestation entre M. Leibniz , soutenu des journaliste de Leipzig, et les géomètres anglais déclarés pour M. Newton , qui ne paraissait point sur la scène. Sa gloire était devenue celle de la nation, et les partisans n’étoilent que de bons citoyens qu’il n’avait pas besoin d’animer. Les écrits se sont succédé lentement de part et d’autre, peut-être à cause de l’éloignement des lieux : mais la contestation ne laissait pas de s’échauffer toujours ; et enfin elle vint au point qu’en 1711 M. Leibniz se plaignit à la Société royale de ce que M. Keill l’accusait d’avoir donné sous d’autres noms et d’autres caractères le calcul de fluxions inventé par M. Newton . Il soutenait que personne ne savait mieux que M. Newton qu’il ne lui avait [p. 111] rien dérobé, et il demanda que M. Keill désavouât publiquement le mauvais sens que pouvaient avoir ses paroles.

La société établie juge du procès, nomma des commissaires pour examiner toutes les anciennes lettres des savants mathématiciens que l’on pouvait retrouver, et qui regardait cette matière. Il y en avait des deux parties. Après cet examen, les commissaires trouvèrent qu’il ne paraissait pas que M. Leibniz eût rien connu du calcul différentiel ou des infiniment petits, avant une lettre de M. Newton écrite en 1672, qui lui avait été envoyée à Paris, et où la méthode des fluxions était assez expliquée pour donner toutes les ouvertures nécessaires à un homme aussi intelligent ; que même M. Newton avait inventé sa méthode avant 1669, et par conséquent 15 ans avant que M. Leibniz n’eût rien donné sur ce sujet dans les actes de Leipzig: et de-là ils concluaient que M. Keill n’avait nullement calomnié M. Leibniz .

La société a fait imprimer ce jugement avec toutes les pièces qui y appartenaient, sous le titre de Commerciaux Epistolicum de Analysi promotâ , 1712. On l’a distribué par toute l’Europe ; et rien ne fait plus d’honneur au système des infiniment petits, que cette jalousie de s’en assurer la découverte, dont toute une nation si savante est possédée : car, encore une fois, M. Newton n’a point paru, soit qu’il se soit reposé de sa gloire sur des compatriotes assez vifs, soit, comme on peut le croire d’un aussi grand homme, qu’il soit supérieur à cette gloire même.

M. Leibniz et ses amis n’ont pas pu avoir la même indifférence ; il était accusé d’un vol, et tout le Commerciaux Epistolicum , ou le dit nettement, ou l’insinue. Il est vrai que ce vol ne peut avoir été que très subtil, et qu’il ne faudrait pas d’autre preuve d’un grand génie que de l’avoir fait : mais enfin il vaut mieux ne pas l’avoir fait, et par rapport au génie, et par rapport aux mœurs.

Après que le jugement d’Angleterre fut public, il parut un écrit d’une seule feuille volante du 29 juillet 1713 [p. 112] . Il est pour M. Leibniz , qui étant alors à Vienne, ignorait ce qui se passait. Il est très vif et soutient hardiment que le calcul des fluxions n’a point précédé celui des différences, et insinue même qu’il pourrait en être né.

Le détail des preuves de part et d’autre serait trop long, et ne pourrait même être entendu sans un commentaire infiniment plus long, qui entrerait dans la plus profonde géométrie.

M. Leibniz avait commencé à travailler à un Commercium mathematicum , qu’il devait opposer à celui d’Angleterre. Ainsi, quoique la Société royale puisse avoir bien jugé sur les pièces qu’elle avait, elle ne les avait donc pas toutes ; et jusqu’à ce qu’on ait vu celles de M. Leibniz , l’équité veut que l’on suspende son jugement.

En général, il faut des preuves d’une extrême évidence pour convaincre un homme tel que lui d’être plagiaire le moins du monde ; car c’est là toute la question. M. Newton est certainement Inventeur, et sa gloire est en sûreté. Les gens riches ne dérobent pas ; et combien M. Leibniz l’était-il ? Il a blâmé Descartes de n’avoir fait honneur ni à Kepler de la cause de la pesanteur tirée des forces centrifuges, et de la découverte de l’égalité des angles d’incidence et de réflexion, ni à Nellis du rapport constant des sinus des angles d’incidence et de réfraction : petits artifices, dit-il, qui lui ont fait perdre beaucoup de véritable gloire auprès de ceux qui s’y connaissent. Aurait-il négligé cette gloire qu’il connaissait si bien ? Il n’avait qu’à dire d’abord ce qu’il devait à M. Newton  ; il lui en restait encore une fort grande sur le fond du sujet, et il y gagnait de plus celle de l’aveu.

Ce que nous supposons qu’il eût fait dans cette occasion, il l’a fait dans une autre. L’un des Messieurs Bernoulli ayant voulu conjecturer quelle était l’histoire de ses méditations mathématiques, il l’expose naïvement dans le mois de septembre 1691 des actes de Leipzig. Il dit qu’il était encore entièrement neuf dans la profonde Géométrie [p. 113] étant à Paris en 1672 ; qu’il y connut l’illustre M. Huguens , qui était, après Galilée et Descartes , celui à qui il devait le plus en ces matières ; que la lecture de son livre De Horologio oscillatorio , jointe à celle des ouvrages de Pascal et de Grégoire de S. Vincent , lui ouvrit tout d’un coup l’esprit, et lui donna des vues qui l’étonnèrent lui-même, et tous ceux qui savaient combien il était encore neuf ; qu’aussitôt il s’offrit à lui un grand nombre de théorèmes, qui n’étaient que des corollaires d’une méthode nouvelle, et dont il trouva depuis une partie dans les ouvrages de Grégory, de Barrou, et de quelques autres ; qu’enfin il avait pénétré jusqu’à des sources plus éloignées et plus fécondes, et avait soumis à l’analyse ce qui ne l’avait jamais été. C’est son calcul dont il parle. Pourquoi dans cette histoire, qui paraît si sincère et si exempte de vanité, n’aurait-il pas donné place à M. Newton  ? Il est plus naturel de croire que ce qu’il avait vu de lui en 1672, il ne l’avait pas entendu aussi finement qu’il en est accusé, puisqu’il n’était pas encore grand géomètre.

Dans la théorie du mouvement abstrait qu’il dédia à l’Académie en 1671, et avant que d’avoir encore rien vu de M. Newton , il pose déjà des infiniment petits plus grands les uns que les autres. C’est-il une des clefs du système ; et ce principe ne pouvait demeurer stérile entre ses mains.

Quand le calcul de M. Leibniz parut en 1684, il ne fut point réclamé. M. Newton ne le revendiqua point dans son beau livre, qui parut en 1687. Il est vrai qu’il a la générosité de ne le revendiquer pas non plus à présent : mais ses amis, plus zélés que lui pour ses intérêts, auraient pu agir en sa place, comme ils agissent aujourd’hui. Dans tous les actes de Leipzig, M. Leibniz est en une possession paisible et non interrompue de l’invention du calcul différentiel. Il y déclare même que Mrs Bernoulli l’avait si heureusement cultivé, qu’il leur appartenait autant qu’à [p. 114] lui. C’est là un acte de propriété, et en quelque sorte de souveraineté. On ne sent aucune jalousie dans M. Leibniz . Il excite tout le monde à travailler ; il se fait des concurrents, s’il peut ; il ne donne point de ces louanges bassement circonspectes, qui craignent d’en trop dire ; il se plaît au mérite d’autrui : tout cela n’est pas d’un plagiaire. Il n’a jamais été soupçonné de l’être en aucune autre occasion ; il se serait donc démenti cette seule fois, et aurait imité le héros de Machiavel , qui est exactement vertueux jusqu’à ce qu’il s’agisse d’une couronne. La beauté du système des infiniment petits justifie cette comparaison.

Enfin, il s’en est remis avec une grande confiance au témoignage de M. Newton , et au jugement de la Société royale. L’aurait-il osé ?

Ce ne sont-là que de simples présomptions, qui devront toujours céder à de véritables preuves. Il n’appartient pas à un historien de décider, et encore moins à moi. Attacus se serait bien gardé de prendre parti entre ce César et ce Pompée .

Il ne faut pas dissimuler ici une chose assez singulière. Si M. Leibniz n’est pas de son côté, aussi-bien que M. Newton , l’inventeur du système des infiniment petits, il s’en faut infiniment peu. Il a connu cette infinité d’ordres d’infiniment petits toujours infiniment plus petits les uns que les autres, et cela dans la rigueur géométrique ; et les plus grands géomètres ont adopté cette idée dans toute cette rigueur. Il semble cependant qu’il en ait ensuite été effrayé lui-même, et qu’il ait cru que ces différends ordres d’infiniment petits n’étaient que des grandeurs incomparables, à cause de leur extrême inégalité, comme le sérient un grain de sable et le globe de la Terre, la Terre et la sphère qui comprend les planètes, etc. Or, ce ne serait là qu’une grande inégalité, mais non pas infinie, telle qu’on l’établit dans ce système. Aussi ceux-mêmes qui l’ont pris de lui, n’ont-ils pas pris cet adoucissement qui gâ [p. 115] terait tout. Un architecte a fait un bâtiment si hardi, qu’il n’ose lui-même y loger ; et il se trouve des gens qui se fient plus que lui à sa solidité, qui y logent sans crainte, et, qui plus est, sans accident. Mais peut-être l’adoucissement n’était-il qu’une condescendance pour ceux dont l’imagination se serait révoltée. S’il faut tempérer la vérité en géométrie, que sera-ce en d’autres matières !

Il avait entrepris un grand ouvrage De la Science de l’Infini . C’était toute la plus sublime géométrie, le calcul intégral joint au différentiel. Apparemment il y fixait ses idées sur la nature de l’infini et sur ses différents ordres : mais quand même il serait possible qu’il n’eût pas pris le meilleur parti bien déterminément, on eût préféré les lumières qu’on tenait de lui à son autorité. C’est une perte considérable pour les mathématiques, que cet ouvrage n’ait pas été fini. Il est vrai que le plus difficile paroi fait ; il a ouvert les grandes routes, mais il pouvait encore ou y servir de guide, ou en ouvrir de nouvelles.

De cette haute théorie, il descendait souvent à la pratique, où son amour pour le bien public le ramenait. Il avait songé à rendre les voitures et les carrosses plus légers et plus commodes ; et de-là un docteur qui se prenait à lui de n’avoir pas eu une pension du duc d’Hanovre, prit occasion de lui imputer dans un écrit public, qu’il avait eu dessein de construire un chariot qui aurait fait en 24 heures le voyage de Hanovre à Amsterdam : plaisanterie mal-entendue, puisqu’elle ne peut tourner qu’à la gloire de celui qu’on attaque, pourvu qu’il ne sait pas absolument insensé.

Il avait proposé un moulin à vent pour épuiser l’eau des mines les plus profondes, et avait beaucoup travaillé à cette machine : mais les ouvriers eurent leurs raisons pour en traverser le succès par toutes sortes d’artifices. Ils furent plus habiles que lui, et l’emportèrent.

On doit mettre au rang des inventions plus curieuses qu’utiles, une machine arithmétique différente de celle [p. 116] de M. Pascal, à laquelle il a travaillé toute sa vie à diverses reprises. Il ne l’a entièrement achevée que peu de temps avant sa mort, et il y a extrêmement dépensé.

Il était métaphysicien, et c’était une chose presqu’impossible qu’il ne le fût pas ; il avait l’esprit trop universel. Je n’entends pas seulement universel, parce qu’il allait à tout, mais encore parce qu’il saisissait dans tout les principes les plus élevés et les plus généraux ; ce qui est le caractère de la métaphysique. Il avait projeté d’en faire une toute nouvelle, et il en a répandu çà et là différends morceaux selon sa coutume.

Ses grands principes étaient, que rien n’existe ou ne se fait sans une raison suffisante ; que les changements ne se font point brusquement et par sauts, mais par degrés et par nuances, comme dans des suites de nombres ou dans des courbes ; que dans tout l’univers, comme nous l’avons déjà dit, un meilleur est mêlé partout avec un plus grand, ou, ce qui revient au même, les lois de convenance avec les lois nécessaires ou géométriques. Ces principes si nobles et si spécieux ne sont pas aisés à appliquer ; car dès qu’on est hors du nécessaire rigoureux et absolu, qui n’est pas bien commun en métaphysique, le suffisant, le convenable, un degré ou un saut, tout cela pourrait bien être un peu arbitraire ; et il faut prendre garde que ce ne soit le besoin du système qui décide.

Sa manière d’expliquer l’union de l’âme et du corps par une harmonie préétablie, a été quelque chose d’imprévu et d’inespéré sur une matière où la philosophie semblait avoir fait ses derniers efforts. Les philosophes aussi bien que le peuple avaient cru que l’âme et le corps agissaient réellement et physiquement l’un sur l’autre. Descartes vint, qui prouva que leur nature ne permettait point cette sorte de communication véritable, et qu’ils n’en pouvaient avoir qu’une apparente, dont Dieu était le médiateur. On croyait qu’il n’y avait que ces deux systèmes possibles ; M. Leibniz en imagina un troisième. Une âme [p. 117] doit avoir par elle-même une certaine suite de pensées, de désirs, de volontés. Un corps, qui n’est qu’une machine, doit avoir par lui-même une certaine suite de mouvements, qui seront déterminés par la combinaison de sa disposition machinale avec les impressions des corps extérieurs. S’il se trouve une âme et un corps tels que toute la suite des volontés de l’amé d’une part, et de l’autre toute la suite des mouvements du corps, se répondent exactement ; et que dans l’instant, par exemple, que l’ame voudra aller dans un lieu, les deux pieds du corps se meuvent machinalement de ce côté-là, cette âme et ce corps auront un rapport, non par une action réelle de l’un sur l’autre, mais par la correspondance perpétuelle des actions séparées de l’un et de l’autre. Dieu aura mis ensemble l’âme et le corps qui avaient entre eux cette correspondance antérieure à leur union, cette harmonie préétablie. Et il en faut dire autant de tout ce qu’il y a jamais eu, et de tout ce qu’il y aura jamais d’âmes et de corps unis.

Ce système donne une merveilleuse idée de l’intelligence infinie du créateur : mais peut-être cela même le rend-il trop sublime pour nous. Il a toujours pleinement contenté son auteur ; cependant il n’a pas fait jusqu’ici, et il ne paraît pas devoir faire la même fortune que celui de Descartes . Si tous les deux succombaient aux objections, il faudrait, ce qui serait bien pénible pour les philosophes, qu’ils renonçassent à se tourmenter davantage sur l’union de l’âme et du corps.

M. Descartes et M. Leibniz les justifieraient de n’en plus chercher le secret.

M. Leibniz avait encore sur la métaphysique beaucoup d’autres pensées particulières. Il croyait, par exemple, qu’il y a partout des substances simples, qu’il appelait monades ou unités, qui sont les vies, les âmes, les esprits qui peuvent dire I; qui, selon le lieu où elles sont, reçoivent des impressions de tout l’univers, mais confuses, à cause de leur multitude ; ou qui, pour employer à peu près ses propres termes, sont des miroirs sur les [p. 118] quels tout l’univers rayonne selon qu’ils lui sont exposés. Par-là il expliquait les perceptions. Une monade est d’autant plus parfaite, qu’elle a des perceptions plus distinctes. Les monades, qui sont des âmes humaines, ne sont pas seulement les miroirs de l’univers des créatures, mais des miroirs ou images de Dieu même ; et comme en vertu de la raison et des vérités éternelles, elles entrent dans une espèce de société avec lui, elles deviennent membres de la cité de Dieu. Mais c’est faire tort à ces sortes d’idées, que d’en détacher quelques-unes de tout le système, et d’en rompre le précieux enchaînement qui les éclaircit et les fortifie. Ainsi nous n’en dirons pas davantage ; et peut-être ce peu que nous avons dit est-il de trop, parce qu’il n’est pas le tout.

On trouvera un assez grand détail de la métaphysique de M. Leibniz dans un livre imprimé à Londres en 1717. C’est une dispute commencée en 1715 entre lui et le fameux M. Clarke , et qui n’a été terminée que par la mort de M. Leibniz . Il s’agit entr’eux de l’espace et du temps, du vide et des atomes, du naturel et du surnaturel, de la liberté, etc. Car heureusement pour le public, la contestation en s’échauffant venait toujours à embrasser plus de terrain. Les deux savants adversaires devenaient plus fort à proportion l’un de l’autre, et les spectateurs qu’on accuse d’être cruels seront fort excusables de regretter que ce combat sait sitôt fini : on eût vu le bout des matières, ou qu’elles n’ont point de bout.

Enfin, pour terminer le détail des qualités acquises de M. Leibniz , il était théologien, non pas seulement en tant que philosophe ou métaphysicien, mais théologien dans le sens étroit ; il entendait les différentes parties de la théologie chrétienne, que les simples philosophes ignorent communément à fond ; il avait beaucoup lu et les pères et les scholastiques.

En 1671, année où il donna les deux théories du mouvement abstrait et concret, il répondit aussi au sa [p. 119] vant socinien, petit-fils de Socin , nommé Wissowatius , qui avait employé contre la trinité la dialectique subtile dont cette secte se pique, et qu’il avait apprise presque avec la langue de sa nourrice. M. Leibniz fit voir dans un écrit intitulé : Sacrosancta Trinitas per nova inventa Logica defensa , que la logique ordinaire a de grandes défectuosités ; qu’en la suivant, son adversaire pouvait avoir eu quelques avantages : mais que si on la réformait, il les perdait tous ; et que par conséquent la véritable logique était favorable à la foi des orthodoxes.

On était si persuadé de sa capacité en théologie, que, comme on avait proposé vers le commencement de ce siècle un mariage entre un grand prince catholique et une princesse luthérienne, il fut appelé aux conférences qui se tinrent sur les moyens de se concilier à l’égard de la religion. Il n’en résulta rien, sinon que M. Leibniz admira la fermeté de la princesse.

Le savant évêque de Salisbury, M. Burnet , ayant eu sur la réunion de l’église anglicane avec la luthérienne, des vues qui avaient été fort goûtées par des théologiens de la confession d’Ausbourg, M. Leibniz fit voir que cet évêque, tout habile qu’il était, n’avait pas tout à fait bien pris le nœud de cette controverse, et l’on prétend que l’évêque en convint. On sait assez qu’il s’agit là des dernières finesses de l’art, et qu’il faut être véritablement théologien, même pour s’y méprendre.

Il parut ici en 1692 un livre intitulé  De la Tolérance des Religions . M. Leibniz la soutenait contre feu M. Pellisson , devenu avec succès théologien et controversiste. Ils disputaient par lettre et avec une politesse exemplaire. Le caractère naturel de M. Leibniz le portait à cette tolérance, que les esprits doux souhaiteraient d’établir ; mais dont, après cela, ils auraient assez de peine à marquer les bornes, et à prévenir les mauvais effets. Malgré la grande estime qu’on avait pour lui, on imprima tous ses raisonnements avec privilège, tant on se fiait aux réponses de M. Pellisson .

[p. 120] Le plus grand ouvrage de M. Leibniz , qui se rapporte à la théologie, est la Théodicée, imprimée en 1710. On connaît assez les difficultés que M. Bayle avait proposées sur l’origine du mal, soit physique, soit moral. M. Leibniz , qui craignit l’impression qu’elles pouvaient faire sur quantité d’esprits, entreprit d’y répondre.

Il commence par mettre dans le ciel M. Bayle , qui était mort. Celui dont il voulait détruire les dangereux raisonnements il lui applique ces vers de Virgile ,

Candidas insueti miratur limen Olympi,

Sub pedibusque videt nubes et sidera Daphnis.

Il dit que M. Bayle voit présentement le vrai dans sa source ; charité rare parmi les théologiens, à qui il est fort familier de damner leurs adversaires.

Voici le gros du système. Dieu voit une infinité de mondes ou univers possibles, qui tous prétendent à l’existence. Celui en qui la combinaison du bien métaphysique, physique et moral, avec les maux opposés, fait un meilleur semblable aux plus grands géométriques, est préféré : de-là le mal quelconque permis, et non pas voulu. Dans cet univers, qui a mérité la préférence, sont comprises les douleurs et les mauvaises actions des hommes ; mais dans le moindre nombre, et avec les suites les plus avantageuses qu’il soit possible.

Cela se fait encore mieux sentir par une idée philosophique, théologique et poétique tout ensemble. Il y a un dialogue de Laurent Valla , où cet auteur feint que Sextus, fils de Tarquin le Superbe, va consulter Apollon à Delphes sur sa destinée. Apollon lui prédit qu’il violera Lucrèce .

Sextus se plaint de la prédiction. Apollon répond que ce n’est pas sa faute, qu’il n’est que devin ; que Jupiter a tout réglé ; et que c’est à lui qu’il faut se plaindre. Là, finit le dialogue, où l’on voit que Valla sauve la prescience de Dieu aux dépens de sa bonté : mais ce n’est pas là comme M. Leibniz l’entend ; il continue, selon son système, la fic [p. 121] timon de Valla . Sextus va à Dodone se plaindre à Jupiter du crime auquel il est destiné. Jupiter lui répond qu’il n’a qu’à ne point aller à Rome : mais Sextus déclare nettement qu’il ne peut renoncer à l’espérance d’être roi, et s’en va. Après son départ, le grand prêtre Théodore demande à Jupiter pourquoi il n’a pas donné une autre volonté à Sextus. Jupiter envoie Théodore à Athènes consulter Minerve . Elle lui montre le palais des Destinées, où sont les tableaux de tous les univers possibles, depuis le pire jusqu’au meilleur. Théodore voit dans le meilleur le crime de Sextus, d’où naît la liberté de Rome, un gouvernement fécond en vertus, un empire utile à une grande partie du genre humain, etc. Théodore n’a plus rien à dire.

La Théodicée seule suffirait pour représenter M. Leibniz . Une lecture immense, des anecdotes curieuses sur les livres ou les personnes, beaucoup d’équité et même de faveur pour tous les auteurs cités, fût-ce en les combattant, des vues sublimes et lumineuses, des raisonnements au fond desquels on sent toujours l’esprit géométrique, un style où la force domine, et où cependant sont admis les agréments d’une imagination heureuse.

Nous devrions présentement avoir épuisé M. Leibniz  ; il ne l’est pourtant pas encore, non parce que nous avons passé sous silence un très grand nombre de choses particulières qui auraient peut-être suffi pour l’éloge d’un autre, mais parce qu’il en reste une d’un genre tout différent : c’est le projet qu’il avait conçu d’une langue philosophique et universelle. Wilkins, évêque de Chester et Dalgarme , y avaient travaillé : mais dès le temps qu’il était en Angleterre, il avait dit à MM. Bayle et d’ Oldenbourg , qu’il ne croyait pas que ces grands hommes eussent encore frappé au but. Ils pouvaient bien faire que des nations qui ne s’entendaient pas, eussent aisément commerce : mais ils n’avaient pas attrapé les véritables caractères réels, qui étaient l’instrument le plus fin dont l’esprit humain se pût servir, et qui devaient extrêmement faciliter et le raisonnement, et la mémoire, et l’invention des cho [p. 122] ses. Ils devaient ressembler, autant qu’il était possible, aux caractères d’algèbre, qui en effet sont très simples et très expressifs, qui n’ont jamais ni superfluité, ni équivoque, et dont toutes les variétés sont raisonnées. Il a parlé en quelque endroit d’un alphabet des pensées humaines qu’il méditait. Selon toutes les apparences, cet alphabet avait rapport à sa langue universelle. Après l’avoir trouvée, il eût encore fallu, quelque commode et quelque utile qu’elle eût été, trouver l’art de persuader aux différents peuples de s’en servir ; et ce n’eût point été là le moins difficile. Ils ne s’accordent qu’à n’entendre point leurs intérêts communs.

Jusqu’ici nous n’avons vu que la vie savante de M. Leibniz , ses talents, ses ouvrages, ses projets : il reste le détail des événements de sa vie particulière.

Il était dans la société secrète des chimistes de Nuremberg, lorsqu’il rencontra par hasard à la table de l’hôtellerie où il mangeait, M. le Baron de Boinebourg, ministre de l’électeur de Mayence, Jean-Philippe. Ce seigneur s’aperçut promptement du mérite d’un jeune homme encore inconnu : il lui fit refuser des offres considérables que lui faisait le comte de palatin, pour récompense du livre de George Ulicovius ; et voulut absolument l’attacher à son maître et à lui. En 1668, l’électeur de Mayence le fit conseiller de la chambre de révision de sa chancellerie.

M. de Boinebourg avait des relations à la cour de France ; et de plus, il avait envoyé son fils à Paris pour y faire ses études et ses exercices. Il engagea M. Leibniz à y aller aussi en 1672, tant par rapport aux affaires, qu’à la conduite du jeune homme. M. de Boinebourg étant mort en 1673, il passa en Angleterre, où, peu de temps après, il apprit aussi la mort de l’électeur de Mayence, qui renversait les commencements de sa fortune. Mais le duc de Brunswick-Lunebourg se hâta de se saisir de lui pendant qu’il était vacant : il lui écrivit une lettre très honorable, et très propre à lui faire sentir qu’il était bien connu ; ce qui est le plus doux et le plus rare des plaisirs des gens de mérite. Il reçut avec toute la joie et toute la recon [p. 123] naissance qu’il devait, la place de conseiller et une pension qui lui étaient offertes.

Cependant il ne partit pas sur le champ pour l’Allemagne. Il obtint permission de retourner encore à Paris, qu’il n’avait pas épuisé à son premier voyage. De-là il repassa en Angleterre, où il fit peu de séjour ; et enfin se rendit en 1676 auprès du duc Jean-Frédéric . Il y eut une considération qui appartiendrait autant et peut-être plus à l’éloge de ce prince qu’à celui de M. Leibniz .

Trois ans après, il perdit ce grand protecteur, auquel succéda le duc Ernest-Auguste , alors évêque d’Osnabruck. Il passa à ce nouveau maître, qui ne le connut pas moins bien. Ce fut sur ses vues et par ses ordres qu’il s’engagea à l’Histoire de Brunswick, et en 1687 il commença les voyages qui y avaient rapport. L’électeur Ernest-Auguste le fit en 1696 son conseiller privé de justice. On ne croit point en Allemagne que les savants soient incapables des charges. En 1699, il fut mis à la tête des associés étrangers de cette Académie. Il n’avait tenu qu’à lui d’y avoir place beaucoup plutôt, et à titre de pensionnaire. Pendant qu’il était à Paris, on voulut l’y fixer fort avantageusement, pourvu qu’il se fit catholique : mais tout tolérant qu’il était, il rejeta absolument cette condition.

Comme il avait une extrême passion pour les sciences, il voulut leur être utile, non-seulement par ses découvertes, mais par la grande considération où il était. Il inspira à l’électeur de Brandebourg le dessein d’établir une Académie des Sciences à Berlin ; ce qui fut entièrement fini en 1700 sur le plan qu’il avait donné. L’année suivante, cet électeur fut déclaré roi de Prusse. Le nouveau royaume et la nouvelle Académie prirent naissance presque en même temps. Cette Compagnie, selon le génie de son fondateur, embrassait, outre la physique et les mathématiques, l’histoire sacrée et profane, et toute l’Antiquité. Il en fut fait président perpétuel, et il n’y eut point de jaloux.

En 1710, parut un volume de l’Académie de Berlin, sous [p. 124] le titre de Miscellanées Berolinensia. Là, M. Leibniz paraît en divers endroits sous presque toutes ses différentes formes, d’historien, d’antiquaire, d’étymologiste, de physicien, de mathématicien : on peut y ajouter celle d’orateur, à cause d’une fort belle épître dédicatoire adressée au roi de Prusse. Il n’y manque que celle de jurisconsulte et de théologien, dont la constitution de son Académie ne lui permettait pas de se revêtir.

Il avait les mêmes vues pour les états de l’électeur de Saxe, roi de Pologne, et il voulait établir à Dresde une académie qui eût correspondance avec celle de Berlin : mais les troubles de Pologne lui ôtèrent toute espérance de succès.

En récompense, il s’ouvrit à lui en 1711 un champ plus vaste, et qui n’avait point été cultivé. Le tzar, qui a conçu la plus grande et la plus noble pensée qui puisse tomber dans l’esprit d’un souverain, celle de tirer ses peuples de la barbarie, et d’introduire chez eux les sciences et les arts, alla à Torgau pour le mariage du prince son fils aîné avec la princesse Charlotte-Christine, et y vit et consulta beaucoup M. Leibniz sur son projet. Le sage était précisément tel que le monarque méritait de le trouver.

Le tzar fit à M. Leibniz un magnifique présent, et lui donna le titre de son conseiller privé de justice, avec une pension considérable. Mais, ce qui est encore plus glorieux pour lui, l’histoire de l’établissement des sciences en Moscovie ne pourra jamais l’oublier, et son nom y marchera à la suite de celui du tzar. C’est un bonheur rare pour un sage moderne, qu’une occasion d’être législateur de barbares. Ceux qui l’ont été dans les premiers temps, sont ces chantres miraculeux qui attiraient les rochers, et y bâtissaient des villes avec la lyre ; et M. Leibniz eût été travesti par la fable en Orphée ou en Amphion.

Il n’y a point de prospérité continue. Le roi de Prusse mourut en 1713, et le goût du roi, son successeur, entièrement déclaré pour la guerre, menaçait l’Académie de Berlin d’une chute prochaine. M. Leibniz songea à procurer aux [p. 125] Sciences un siège plus assuré, et se tourna du côté de la cour impériale. Il y trouva le prince Eugène , qui, pour être un si grand général, et fameux par tant de victoires, n’en aimait pas moins les sciences, et qui favorisa de tout son pouvoir le dessein de M. Leibniz . Mais la peste, survenue à Vienne, rendit inutiles tous les mouvements qu’il s’était donnés pour y former une académie. Il n’eut qu’une assez grosse pension de l’empereur, avec des offres très avantageuses, s’il voulait demeurer dans sa cour. Dès le temps du couronnement de ce prince, il avait déjà eu le titre de conseiller aulique.

Il était encore à Vienne en 1714, lorsque la reine Anne mourut, à laquelle succéda l’électeur d’Hanovre, qui réunissait sous sa domination un électorat, et les trois royaumes de la Grande-Bretagne, M. Leibniz et M. Newton . M. Leibniz se rendit à Hanovre : mais il n’y trouva plus le roi, et il n’était plus d’âge à le suivre jusqu’en Angleterre. Il lui marqua son zèle plus utilement par des réponses qu’il fit à quelques libelles anglais publiés contre S. M.

Le roi d’Angleterre repassa en Allemagne, où M. Leibniz eut enfin la joie de le voir roi. Depuis ce temps sa santé baissa toujours ; il était sujet à la goutte, dont les attaques devenaient plus fréquentes. Elle lui gagna les épaules : on croit qu’une certaine tisane particulière qu’il prit dans un grand accès, et qui ne passa point, lui causa les convulsions et les douleurs excessives dont il mourut en une heure le 14 novembre 1716. Dans les derniers moments qu’il put parler, il raisonnait sur la manière dont le fameux Furtenback avait changé la moitié d’un clou de fer en or. Le savant M. Eckard , qui avait vécu 19 ans avec lui, qui l’avait aidé dans tous ses travaux historiques, et que le roi d’Angleterre a choisi en dernier lieu pour être historiographe de sa maison, et son bibliothécaire à Hanovre, prit soin de lui faire une sépulture très honorable, ou plutôt une pompe funèbre. Toute la cour y fut invitée, et personne n’y parut. M. Eckard dit qu’il en fut fort étonné ; cependant les courtisans ne firent que ce qu’ils devaient : le mort ne lais [p. 126] sait après lui personne qu’ils eussent à considérer, et ils n’eussent rendu ce dernier devoir qu’au mérite.

M. Leibniz ne s’était point marié ; il y avait pensé à l’âge de 50 ans : mais la personne qu’il avait en vue voulut avoir le temps de faire ses réflexions. Cela donna à M. Leibniz le loisir de faire aussi les siennes, et il ne se maria point.

Il était d’une forte complexion. Il n’avait guère eu de maladies, excepté quelques vertiges dont il était quelquefois incommodé, et la goutte. Il mangeait beaucoup et buvait peu, quand on ne le forçait pas ; et jamais de vin sans eau. Chez lui il était absolument le maître, car il y mangeait toujours seul. Il ne réglait pas ses repas à de certaines heures, mais selon ses études. Il n’avait point de ménage, et envoyait quérir chez un traiteur la première chose trouvée. Depuis qu’il avait la goutte, il ne dînait que d’un peu de lait ; mais il faisait un grand souper, sur lequel il se couchait à une heure ou deux après minuit. Souvent il ne dormait qu’assis sur une chaise, et ne s’en réveillait pas moins frais à sept ou huit heures du matin. Il étudiait de suite, et il a été des mois entiers sans quitter le siège ; pratique fort propre à avancer beaucoup un travail, mais fort malsaine. Aussi croit-on qu’elle lui attira une fluxion sur la jambe droite, avec un ulcère ouvert. Il y voulut remédier à sa manière, car il consultait peu les médecins ; il vint à ne pouvoir presque plus marcher, ni quitter le lit.

Il faisait des extraits de tout ce qu’il lisait, et y ajoutait ses réflexions ; après quoi il mettait tout cela à part, et ne le regardait plus. Sa mémoire, qui était admirable, ne se déchargeait point, comme à l’ordinaire, des choses qui étaient écrites ; mais seulement l’écriture avait été nécessaire pour les y graver à jamais. Il était toujours prêt à répondre sur toutes sortes de matières, et le roi d’Angleterre l’appelait son Dictionnaire vivant.

Il s’entretenait volontiers avec toutes sortes de personne, gens de cour, artisans, laboureurs, soldats. Il n’y a guère d’ignorant qui ne puisse apprendre quelque chose au plus savant homme du monde ; et en tout cas le savant s’instruit [p. 127] encore quand il sait bien considérer l’ignorant. Il s’entretenait même souvent avec les dames, et ne comptait point pour perdu le temps qu’il donnait à leur conversation. Il se dépouillait parfaitement avec elles du caractère de savant et de philosophe ; caractères cependant presque indélébiles, et dont elles aperçoivent bien finement et avec bien du dégoût les traces les plus légères. Cette facilité de se communiquer le faisait aimer de tout le monde. Un savant illustre qui est populaire et familier, c’est presque un prince qui le serait aussi : le prince a pourtant beaucoup d’avantage.

M. Leibniz avait un commerce de lettres prodigieux. Il se plaisait à entrer dans les travaux ou dans les projets de tous les savants de l’Europe ; il leur fournissait des vues ; il les animait, et certainement il prêchait d’exemple. On était sûr d’une réponse dès qu’on lui écrivait, ne se fût on proposé que l’honneur de lui écrire. Il est impossible que ses lettres ne lui aient emporté un temps très considérable : mais il aimait autant l’employer au profit ou à la gloire d’autrui, qu’à son profit ou à sa gloire particulière.

Il était toujours d’une humeur gaie ; et à quoi servirait sans cela d’être philosophe ? On l’a vu fort affligé à la mort du feu roi de Prusse et de l’électrice Sophie . La douleur d’un tel homme est la plus belle oraison funèbre.

Il se mettait aisément en colère, mais il en revenait aussitôt. Ses premiers mouvements n’étoilent pas d’aimer la contradiction sur quoi que ce fût, mais il ne fallait qu’attendre les seconds ; et en effet les seconds mouvements, qui sont les seuls dont il reste des marques, lui feront éternellement honneur.

On l’accuse de n’avoir été qu’un grand et rigide observateur du droit naturel. Ses pasteurs lui en ont fait des réprimandes publiques et inutiles.

On l’accuse aussi d’avoir aimé l’argent. Il avait un revenu très considérable en pensions du duc de Volfembutel, du roi d’Angleterre, de l’empereur, du tzar, et vivait toujours assez grossièrement. Mais un philosophe ne peut guère, [p. 128] quoiqu’il devienne riche, se tourner à des dépenses inutiles et fastueuses qu’il méprise. De plus, M. Leibniz laissait aller le détail de sa maison comme il plaisait à ses domestiques, et il dépensait beaucoup en négligence. Cependant la recette était toujours la plus forte ; et on lui trouva après sa mort une grosse somme d’argent comptant qu’il avait cachée étaient deux années de son revenu. Ce trésor lui avait causé pendant sa vie de grandes inquiétudes qu’il avait confiées à un ami ; mai il fut encore plus funeste à la femme de son seul héritier, fils de sa sœur, qui était curé d’une paroisse près de Leipzig. Cette femme, en voyant tant d’argent ensemble qui lui appartenait, fut si saisie de joie, qu’elle en mourut subitement.

M. Eckard promet une vie plus complète de M. Leibniz  : c’est aux mémoires qu’il a eu la bonté de me fournir qu’on en doit déjà cette ébauche. Il rassemblera en un volume toutes les pièces imprimées de ce grand homme, éparses en une infinité d’endroits, de quelque espèce qu’elles soient. Ce sera là, pour ainsi dire, une résurrection d’un corps dont les membres étaient extrêmement dispersés ; et le tout prendra une nouvelle vie par cette réunion. De plus, M. Eckard donnera toutes les oeuvres posthumes qui sont achevées, et des Leibnitiana, qui ne seront pas la partie du recueil la moins curieuse. Enfin il continuera l’histoire de Brunswick, dont M. Leibniz n’a fait que ce qui est depuis le commencement du règne de Charlemagne jusqu’à l’an 1005. C’est prolonger la vie des grands hommes, que de poursuivre dignement leurs entreprises.

 

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