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Éloge de Monsieur Jacques-Eugène d’Allonville

Éloge de M. le chevalier de Louville

[p. 131]

Jacques-Eugène d’Allonville, chevalier de Louville, naquit le 14 juillet 1671, de Jacques d’Allonville chevalier-seigneur de Louville, et de Catherine de Moyencourt. Il y avait au moins 300 ans que ses ancêtres possédaient la terre et seigneurie de Louville dans le pays Chartrain.

Il était cadet, il fut destiné à l’église et on lui en donna l’habit, qui assez souvent accoutume les enfants à croire qu’ils y sont appelés. Pour lui, il ne se laissa pas persuader si aisément ; et quand il fut question de le tonsurer à 7 ans, il attendit le jour de la cérémonie pour déclarer en quatre paroles, avec une fermeté froide, inébranlable et fort au-dessus de son âge, qu’il ne voulait point être ecclésiastique. Il fit ses études d’une manière assez commune et il ne se distingua que par un caractère plus sérieux et plus sensé que celui de ses pareils et par son dédain pour leurs divertissements. Le hasard lui fit tomber entre les mains ce qu’il lui fallait, et qu’il eut cherché, s’il en eût eu quelque idée, les éléments d’ Euclide par Henryon. Il n’avait que 12 ans, et les lisant seul il les entendit d’un bout à l’autre sans difficulté. C’est de lui que l’on tient ce fait ; mais ceux qui l’ont connu n’ont pas hésité à l’en croire sur sa parole.

Sa naissance ne lui laissait plus d’autre parti à prendre que celui de la guerre, qui d’ailleurs s’accordait assez avec son goût pour les mathématiques. Il entra d’abord dans la marine, et se trouva à la bataille de la Hougue en 1690. De là, il passa au service de terre, et fut capitaine dans le régiment du roi à la fin de 1700. Le marquis de Louville, son frère aîné, gentilhomme de la manche du duc d’Anjou, suivit en Espagne ce prince devenu roi de cette grande monarchie, et bientôt après [p. 132] il fit venir le chevalier dans une cour où toutes sorte d’agréments l’attendaient. Il les y trouva en effet il fut brigadier des armées du roi d’Espagne, il eut un brevet d’une pension assez considérable sur l’Assiente, mais qui lui demeura inutile. Au bout de 4 ans il fut obligé, par de malheureux événements qui ne sont que trop connus, à repasser en France, où il reprit le service. Il fut pris à la bataille d’Oudenarde, absolument dépouillé de tout, et envoyé prisonnier en Hollande ; d’où il ne sortit qu’au bout de 2 ans qu’il fut échangé. Quand la paix se fit, il avait un brevet de colonel à la suite des dragons de la reine, avec une pension de 4000 livres accordée par le feu roi.

Le peu de temps qu’une vie agitée et tumultueuse lui avait permis jusque-là de donner aux mathématiques, n’avait fait qu’irriter sa passion pour elles  ; mais on entrait alors dans une paix qui ne pouvait être que longue, et qui lui assurait en même temps et beaucoup de loisir, et une fortune honnête. Naturellement il devait se contenter de cette situation, du moins jusqu’à une nouvelle guerre, cependant il voulut absolument rompre avec tout ce qui n’appartenait pas à son goût dominant ; et malgré les remontrances de sa famille et de ses amis, malgré une brèche considérable qu’il faisait à son revenu, il alla avec cette fermeté invincible dont il avait déjà donné un essai en refusant la tonsure, remettre entre les mains du ministre de la guerre son brevet de colonel et les appointements.

Maître enfin de lui-même, il se dévoua aux mathématiques, et principalement à l’astronomie. Il alla à Marseille en 1713 ou 14, dans le seul dessein d’y prendre exactement la hauteur du pôle, qui lui était nécessaire pour lier avec plus de sûreté ses observations à celles de Pythéas , anciennes d’environ 2000 ans.

En 1715, il fit le voyage de Londres, exprès pour y voir l’éclipse totale du soleil, et il n’eut point de regret à un contrat de 8000 livres sur la ville, que cette curiosité lui coûta, et qui n’était pas un fort petit objet dans sa fortune.

Il n’y a guère dans Paris d’autre habitation que l’observatoire qui puisse parfaitement convenir à un astronome. Il lui faut un grand horizon, des lieux d’une disposition particu [p. 133] lière, et qu’il ne soit pas obligé de quitter selon les intérêts ou le caprice d’autrui. M. le chevalier de Louville, très porté d’ailleurs à la retraite par son caractère, fixa son séjour dans une petite maison de campagne qu’il acheta en 1717 à un quart de lieue d’Orléans, ce lieu s’appelle Carré. La nature lui offrait là tout ce qu’il pouvait désirer de commodités astronomiques, et il sut bien s’y procurer celles qui dépendaient de lui. Il était de l’Académie dès 1714, et cette demeure éloignée ne s’accordait pas tout à fait avec nos règles ; mais les astronomes sont rares. Il promit d’apporter tous les ans à Paris les fruits de sa retraite, et s’en acquitta régulièrement.

On aura peut-être peine à croire combien dans ce siècle-ci, en France, à 30 lieues de Paris, un astronome, avec tout son équipage et ses pratiques ordinaires, fut un spectacle étonnant aux yeux de tout le canton de Carré. Nous ne rapporterions pas ces bagatelles, si elles n’étaient de quelque utilité pour l’histoire des connaissances du genre humain et si elles ne faisaient voir avec quelle extrême lenteur les nations en corps cheminent vers les vérités les plus simples. Les éclipses de soleil et les comètes, qui effrayaient le peuple de Paris, il n’y a pas 100 ans, lui sont devenues indifférentes. Mais encore aujourd’hui les paysans d’auprès d’Orléans ne peuvent pas prendre une autre idée d’un homme qu’ils voient observer le ciel, sinon que c’est un magicien. Quand leurs vignes ont manqué, ils l’en accusent. Un mât de 30 ou 35 pieds, qu’il a planté dans son jardin pour y attacher une lunette de trente pieds est destiné, lui faire voir les étoiles de plus près, et plusieurs l’ont vu se faire hisser au haut du mât, et y rester longtemps. Les honnêtes gens du pays, trop éclairés pour donner dans la magie, viennent de toutes parts lui demander quel temps il fera, ou si la récolte sera abondante. Il est vrai que Paris même n’est pas encore bien parfaitement désabusé de faire le même honneur à Mrs de l’observatoire.

M. le chevalier de Louville eût été accablé par le nombre excessif de visites qu’une folle curiosité lui amenait, comme s’il eût été un brachmane ou un gymnosophiste, mais il y [p. 134] mit ordre le mieux qu’il put par la manière dont il savait les recevoir. Il avait établi qu’on pouvait venir dîner avec lui, mais à condition d’y dîner seulement. Quand on arrivait avant l’heure, on prenait un livre dans la bibliothèque pour s’amuser, ou bien on allait se promener dans un jardin assez agréable et bien tenu ; on était le maître mais lui, il ne sortait de son cabinet que pour se mettre à table et le repas fini il rentrait dans ce cabinet, laissant à ses hôtes la même liberté qu’auparavant. On voit assez combien il gagnait de temps par un retranchement si rigoureux et si hardi de toutes les inutilités ordinaires de la société.

Il faisait de ses propres mains, dans ses instruments astronomiques, tout ce qu’il y avait de plus fin et de plus difficile, tout ce que les plus habiles ouvriers n’osent faire dans la dernière perfection, parce qu’il leur en coûterait un temps et des peines dont on ne pourrait pas se résoudre à leur tenir assez de compte. Pour lui, il ne les épargnait point, fort satisfait d’en être payé par lui-même si ses observations en étaient plus justes. Nous avons donné, en 1724 1 un exemple assez remarquable de toutes les attentions scrupuleuses et presque vétilleuses qu’il avait apportées à la détermination de la grandeur des diamètres du soleil, point fondamental pour la théorie de cet astre, dont il donna de nouvelles tables imprimées dans le volume de 1720. Nous y avons expliqué 2 les principes de leur construction, qui demandait également et une fine recherche de spéculation et une grande exactitude de pratique. Les calculs astronomiques, qui ne roulent que sur des à peu près quoiqu’extrêmement approchants, il les voulait amener à être des calculs algébriques exempts de tout tâtonnement. L’astronomie acquérait par là une certaine noblesse, et devenait plus véritablement science. Ce que nous avons dit en 1724 3 , sur sa nouvelle méthode de calculer les éclipses, explique suffisamment ses pensées sur ce sujet.

Il en avait une plus singulière et plus sujette à contestation sur l’obliquité de l’écliptique par rapport à l’équateur. Tous les astronomes la posent constante, et il la croyait décrois [p. 135] sante, mais seulement de 1 minute en 100 ans de sorte que dans un temps très long, qui se détermine aisément, l’écliptique viendrait à se mettre dans le plan de l’équateur, et les deux pôles verraient ensemble le soleil pendant quelques années. M. de Louville se donna la peine de ramasser de tout côtés, et depuis l’Antiquité la plus reculée jusqu’à nous, tout ce qui pouvait appartenir à ce sujet directement ou indirectement ; et à quelque exception près, tout aboutissait à rendre l’obliquité de l’écliptique décroissante, souvent assez juste selon la proportion posée. Il crut même pouvoir prouver dans certaines circonstances heureuses, que ce décroissement 4 qui ne peut être que d’une extrême lenteur, avait été 5 ans précisément des trois secondes qu’il fallait. Il n’ignorait pas que cette grandeur est en astronomie un infiniment petit ; mais le soin singulier qu’il mettait à ses observations pouvait justifier une confiance qu’il ne se fut pas permise autrement.

Quoiqu’il parût s’être renfermé dans l’astronomie, il se mêla dans la célèbre question des forces vives. Il fut le premier de l’Académie qui osât se déclarer contre Leibniz 5 . Quel nom ! quelle autorité ! Mais si le géomètre par lui-même est fait pour ne pas déférer aux noms et aux autorités, le caractère de M. de Louville le rendait à cet égard plus géomètre qu’un autre. Il continua en 1728 6 la même entreprise, et M. de Mairan se joignit à lui avec une nouvelle théorie. C’était alors l’illustre M. Bernoulli qu’ils attaquaient. Le procès des forces vives n’est pas encore jugé en forme. Il ne faut pas s’attendre qu’il sorte du monde savant une voix générale qui le décide ; mais dans la suite du temps, les géomètres que des occasions inévitables forceront à prendre un parti, tomberont dans le bon par l’enchaînement des vérités, et l’autre demeurera oublié. Il y a eu, et il y aura encore de ces décisions sourdes du public.

Au commencement de septembre 1732, M. le chevalier de Louville eut deux accès de fièvre léthargique qui ne l’étonnèrent point. Il avait coutume de regarder ses maux comme des phénomènes de physique, auxquels il ne s’intéressait [p. 136] que pour en trouver l’explication. Il continuait sa vie ordinaire lorsque la même fièvre revint, et l’emporta le 10 du mois au bout de 40 heures, pendant lesquelles il fut absolument sans connaissance.

Il avait l’air d’un parfait stoïcien renfermé en lui-même, et ne tenant à rien d’extérieur bon ami cependant, officieux généreux mais sans ces aimables dehors qui souvent suppléent à l’essentiel, ou du moins le font extrêmement valoir. Il était fort taciturne, même quand il était question de mathématiques ; et s’il en parlait, ce n’était pas pour faire parade de son savoir, mais pour le communiquer à ceux qui l’en priaient sincèrement. Le savant, qui ne parle que pour instruire les autres, et qu’autant qu’ils veulent être instruits fait une grâce ; au lieu que lorsqu’il ne parle que pour étaler, on lui fait une grâce si on l’écoute. Dans les lectures que M. de Louville faisait à nos assemblées, il ne manquait pas de s’arrêter tout court dès qu’on l’interrompait, il laissait avec un flegme parfait un cours libre à l’objection, et quand il l’avait désarmée ou lassée par son silence, il reprenait tranquillement où il avait quitté apparemment il faisait ensuite ses réflexions, mais il ne l’avait seulement pas promis. On prétend que ce stoïcien, si austère et si dur, ne laissait pas d’avoir sur sa table sur ses habillements, certaines délicatesses, certaines attentions raffinées qui le rapprochaient un peu des philosophes du parti opposé.

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1 p. 82 et suiv.

2 p. 80 et suiv.

3 p. 74 et suiv.

4 V. l’Hist. de 1714, p. 68 ; de 1716, p. 48 ; de 1721, p. 65.

5 V. l’Hist. de 1721, p. 81 et suiv.

6 V. l’Hist. de 1728, p. 73 et suiv.