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Eustachio Manfredi naquit à Bologne le 20 septembre 1674, d’Alphonse Manfredi, notaire dans cette ville, et d’Anne Fiorini. Il eut trois frères et deux sœurs.
Son esprit fut toujours au-dessus de son âge. Il fit des vers dès qu’il put savoir ce que c’était que des vers, et il n’en eut pas moins d’intelligence ou moins d’ardeur pour la philosophie. Il faisait même dans la maison paternelle de petites assemblées de jeunes philosophes, ses camarades ; ils repassaient sur ce qu’on leur avait enseigné dans leur collège s’y affermissaient, et quelquefois l’approfondissaient davantage. Il avait pris naturellement assez d’empire sur eux pour leur persuader de prolonger ainsi leurs études volontairement. Il acquit dans ces petits exercices l’habitude de bien mettre au jour ses pensées, et de les tourner selon le besoin de ceux à qui on parle.
Cette académie d’enfants, animés par le chef et par les succès, devint avec un peu de temps une académie d’hommes qui des premières connaissances générales s’élevèrent jusqu’à l’anatomie jusqu’à l’optique, et enfin reconnurent d’eux-mêmes l’indispensable et agréable nécessité de la physique expérimentale. C’est de cette origine qu’est venue l’Académie des sciences de Bologne, qui se tient présentement dans le Palais de l’Institut, et elle a pris naissance dans le même lieu que M. Manfredi , et elle la lui doit.
Il eut été trop heureux s’il eût pu se livrer entièrement à son goût, soit pour la poésie soit pour la philosophie, soit pour toutes les deux ensembles, et s’il n’eut pas eu d’autres besoins à satisfaire que ceux de son esprit. Il fut [p. 60] obligé de s’adonner aussi au droit civil et au droit canonique, plus utiles en Italie et plus nécessaires que partout ailleurs. Heureusement il avait une grande vivacité de conception, et une mémoire excellente. Il faisait aisément des acquisitions nouvelles, et les conservait aussi aisément. Il fut fait docteur en l’un et l’autre droit à l’âge de 18 ans, presque encore enfant par rapport à ce grade là, qu’il ne pouvait pas tenir de la faveur ni de la brigue. On se tromperait de croire que les vers qu’il faisait alors fussent pour lui un simple délassement ; c’était une occupation selon son cœur, et qui le consolait de la jurisprudence.
Dans le pays où il était, l’astrologie judiciaire ne pouvait manquer de se présenter à lui, et d’attirer sa curiosité ; mais elle ne le séduisit pas, et il lui eut bientôt rendu justice. Elle lui laissa seulement l’envie d’étudier la géographie, dans laquelle il devint fort habile. Il en posséda parfaitement la partie historique, qui fournissait beaucoup d’exercice, et par conséquent de plaisir à sa grande mémoire.
La gnomonique succéda à la géographie ; et après que quelques sciences mathématiques, par l’étroite liaison qu’elles ont ensemble, se le furent ainsi envoyé les unes aux autres, comme de main en main, elles le conduisirent enfin toutes jusqu’à la géométrie pure, leur origine commune. Il en apprit les principes du fameux M. Guglielmini . Mais le moyen de s’arrêter à la géométrie même ? L’algèbre est encore au-delà il remonta jusqu’à à l’algèbre, quoique peu cultivée alors en Italie, qui a cependant été le lieu de sa naissance, du moins pour l’Europe.
M. Manfredi sentit si vivement le charme des mathématiques, et s’y livra avec tant d’ardeur, qu’il en abandonna entièrement cette jurisprudence qui lui devait être si utile ; mais il est vrai qu’il n’abandonna pas la poésie, si inutile pour la fortune, et peut-être plus qu’inutile. De plus, les mathématiques pouvaient plutôt s’accorder avec la jurisprudence qu’avec la poésie. Ce grand amour qu’il eut pour elle, cette préférence si marquée, méritent que nous ne [p. 61] négligions pas de le considérer de ce côté-là.
L’Italie moderne s’était fait un goût de poésie assez différent de celui de l’Italie ancienne. On ne se contentait plus du vrai que la nature fournit dans tous les sujets qu’on entreprend de traiter ; on allait chercher de l’esprit bien loin de là, des traits ingénieux et forcés, qui coûtaient peut-être beaucoup et ne représentaient rien. Il faut convenir que ce vrai dont il s’agit est bien loin aussi pour la plupart des gens ; il ne se trouve que dans la nature finement et délicatement observée ; on ne l’aperçoit que par un sentiment exquis mais enfin c’est là ce qu’il faut apercevoir, ce qu’il faut trouver. Du reste, on s’attachait beaucoup à une certaine pompe de vers, à une harmonie, qui ont effectivement leur prix. M. Manfredi composa d’abord dans le ton de ceux qu’il voyait réussir, et il eut un succès des plus brillants ; mais la droiture de sa raison fortifiée peut-être par les mathématiques, ne lui permit pas d’être longtemps satisfait de lui-même ; il s’aperçut contre son propre intérêt que le goût de son siècle était faux, et il eut le courage de se croire injustement applaudi. Il se rapprocha donc désormais des modèles anciens pour le fond de la composition et conserva d’ailleurs cette magnificence de style poétique que les modernes aimaient, et à laquelle il était naturellement porté. Ce milieu, cet accommodement concilia tout, et il n’y eut qu’une voix en faveur de M. Manfredi . Nous parlons sur le témoignage qu’en rend M. Zanotti , secrétaire de l’Institut de Bologne, fameux lui-même dans la poésie aussi bien que dans les sciences.
M. Manfredi était un grand imitateur, non pas imitateur forcé à l’être par la nature, toujours asservi à copier quelqu’un ; mais imitateur libre et de dessein formé, qui prenait le caractère de tel poète qu’il voulait, et ne le prenait point sans s’y rendre supérieur à son original même. Je tiens encore ceci d’un Italien, excellent connaisseur, occupé en France des fonctions les plus importantes.
Les sonnets sont beaucoup plus à la mode en Italie que [p. 62] chez nous. M. Manfredi en a fait un grand nombre, et sur toutes sortes de sujets. Il y en a de simple galanterie, d’amour passionné, de dévotion sur les événements des guerres d’Italie de son temps, à la louange des princes, des généraux, des grands prédicateurs. Ces sonnets ne se piquent point, comme les nôtres, de finir toujours par quelque trait frappant ; il leur suffit d’être bien travaillés et riches en expressions poétiques. Dans un autre genre que nous n’avons point, et que les Italiens appellent canzoni. M. Manfredi a fait un des plus beaux ouvrages qui soient jamais sortis de l’Italie, nous ne craignons pas de le dire après M. Zanotti ; le sujet en est une très belle personne, Giulia Vandi, qui se fit religieuse.
Le poète commence par dire qu’il a vu ce que des yeux mortels, toujours couverts d’un voile trop épais, ne sauraient voir, tout ce qu’il y a de céleste dans Giulia. La nature et l’amour s’étaient unis pour former sa beauté à l’envi l’un de l’autre, et ils ont été étonnés de leur propre ouvrage quand ils l’ont vu fini. L’âme choisie pour habiter ce beau corps y descend du ciel, entrainant avec elle tout ce qu’il y a de plus pur et de plus lumineux dans les différentes sphères par où elle passe. Elle ne se montre aux humains que pour leur faire voir par l’éclat dont elle brille, le lieu de son origine, et le chemin qui les y conduira. Après avoir rempli chez eux cette noble destination, elle les quitte ; et tandis que tout retentit des concerts des anges qui lui applaudissent, elle s’enfonce dans une lumière immense, où elle disparaît. Au milieu de tout cela l’auteur a eu l’adresse de parler de lui, et en termes fort passionnés. Aurait-il eu de l’amour pour Giulia ? On le croirait, si l’on ne connaissait chez les auteurs illustres beaucoup d’exemples d’un certain amour platonique et poétique, qui ne demande qu’une matière à dire de belles choses.
Une autre Canzone de M. Manfredi , où il invite des nymphes et des pasteurs à danser toute la nuit, est plus dans le goût de la simplicité antique, et même dans le nôtre, [p. 63] car les Français peuvent-ils s’empêcher de rapporter tout leur goût ? ce sont de petits vers qui ont un refrain, fort coupés, fort légers, fort vifs qui semblent danser. Il y a là toute la grâce, toute la gentillesse que nous pourrions désirer dans des paroles faites pour le chant.
En voilà beaucoup sur un poète et sur la poésie dans une académie des sciences, mais il n’était guère connu dans cette Académie que comme grand mathématicien, et il importe à sa mémoire qu’il le soit aussi comme grand poète. L’Académie de la Crusca, dont il était en cette qualité uniquement occupée, comme l’Académie française de sa langue et des belles-lettres, aura sans doute permis qu’on le louât chez elle sur cet autre genre dont elle ne se pique point. Si l’une des deux parties de son mérite était ignorée, il y perdrait beaucoup plus que la moitié de sa gloire ; car outre les deux talents pris séparément, il a fallu encore pour les unir un autre talent plus rare, et supérieur aux deux. Ce fut en vertu de cette union qu’il osa chanter dans ce même petit poème qu’il fit pour Giulia, les tourbillons de Descartes , inconnus jusque-là aux muses italiennes.
La fameuse méridienne de Bologne, entreprise et finie en 1655 par feu M. Cassini 1 , ce merveilleux gnomon, le plus grand, et par conséquent le plus avantageux que l’astronomie eût jamais eu, et qu’elle pût même espérer, demeurait abandonné, négligé dans l’église de Saint-Pétrone ; il manquait des astronomes à ce bel instrument. M. Manfredi, âgé peut-être de 22 ans résolut de le devenir, pour ôter à sa patrie cette espèce de tache et il fut secondé par M. Stancari, son ami particulier, et digne de l’être. Ils se mirent à étudier de concert, des livres d’astronomie bientôt ils passèrent les nuits à observer avec les meilleurs instruments qu’ils purent obtenir de leurs ouvriers, et ils furent peut-être les premiers en Italie qui eurent une horloge à cycloïde.
Ils s’étaient fait un petit observatoire chez M. Manfredi , où venaient aussi ses trois frères, tous gens d’esprit, devenus astronomes, ou du moins observateurs, apparemment pour [p. 64] lui plaire. Le premier, mais le moins assidu, était de la compagnie de Jésus, célèbre prédicateur dans la suite ; le second, Gabriel , dans un âge peu avancé, auteur d’un livre sur l’analyse des courbes, traité à la manière de M. de l’ Hôpital , le troisième, médecin et grand philosophe. Mais ce qu’il y a de plus singulier, c’est que les deux sœurs allaient aussi à l’observatoire, non par une curiosité frivole qui aurait été bientôt satisfaite et dégoûtée, mais pour observer, pour apprendre pour s’instruire dans l’astronomie. Ils étaient là six frères ou sœurs attachés à suivre ensemble et à découvrir les mouvements célestes jamais une famille entière et aussi nombreuse ne s’était unie pour un semblable dessein. Ordinairement les dons de l’esprit et les inclinations louables sont semés par la nature beaucoup plus loin à loin.
Au milieu de ces exercices particuliers, M. Manfredi fut fait à la fin de 1698, lecteur public de mathématiques dans l’université de Bologne. Peu de temps après, il lui survint des chagrins domestiques, dont le détail serait inutile à son éloge, et n’y peut appartenir que par la fermeté dont on assure qu’il les soutint. Son père fut obligé de quitter Bologne, lui laissant des affaires en fort mauvais état, et une famille dont tout le poids tombait sur lui, parce qu’il était l’aîné, et qu’il avait le cœur bien fait. Dans cette situation, il s’en fallait beaucoup que sa place de lecteur pût suffire à tous ses besoins et il recueillit le fruit, non pas tant de ses talents pour la poésie et pour les mathématiques, que de son caractère, qui lui avait acquis l’amitié de beaucoup d’honnêtes gens, car pour recevoir des services d’une certaine espèce et d’une certaine durée, il ne suffit pas tout-a-fait d’être estimé, il faut pour le plus sûr plaire et être aimé. M. le marquis Orsi qui s’est distingué par plusieurs ouvrages d’esprit, se distingua encore plus glorieusement dans cette occasion par sa générosité. Les affaires de M. Manfredi se rétablirent, et il recommença à jouir de la tranquillité qui lui était si nécessaire.
Nous avons dit dans les éloges de Mrs Viviani 2 , [p. 65] Guglielmini 3 et Cassini 4 quels sont les embarras et les contestations que les rivières causent dans toute la Lombardie, même au-delà. Il semble que si on y laissait la nature en pleine liberté, tout ce grand pays ne deviendrait à la longue qu’un grand lac ; et il faut que ses habitants travaillent sans cesse à défendre leur terrain contre quelque rivière qui les menace de les inonder. Par malheur ce pays est partagé en plusieurs dominations différentes, et chaque état veut renvoyer les inondations ou le péril sur un état voisin qui n’est pas obligé de les souffrir. Il faudrait s’accorder ensemble pour le bien commun, trouver quelque expédient général qui convînt à tout le monde, mais il faudrait donc aussi que tout le monde se rendit à la raison, les puissants comme les faibles ; et est-ce là une chose possible ? Bologne et Ferrare qui, quoique toutes deux sujettes du pape, sont deux états séparés avaient ensemble à cette occasion un ancien différend, qui étant devenu plus vif que jamais, Bologne crut ne pouvoir mieux faire que de donner à M. Manfredi , par un décret public, l’importante charge de surintendant des eaux ; ce fut en 1704. L’astronomie en souffrit un peu mais l’hydrostatique en profita ; il y porta de nouvelles lumières, même après le grand Guglielmini .
La contestation de Bologne et de Ferrare intéressa aussi Mantoue, Modène, Venise. Cette énorme complication d’intérêts qu’il avait à manier en même temps, et à concilier, s’il était possible lui coûta une infinité de peines, d’inquiétudes, de recherches fatigantes, de lectures désagréables, quelquefois inutiles et indispensables malgré leur inutilité, d’écrits qu’il fallait composer avec mille attentions gênantes. S’il en fut récompensé par la grande réputation qu’il se fit, cette réputation devint pour lui une nouvelle source de travaux de la même espèce. Les démêlés de l’État ecclésiastique avec la Toscane sur la Chiana, dont nous avons parlé en 1710 5 , les anciens différends de la Toscane et de la république de Lucques, les frayeurs continuelles de Lucques sur le voisinage de la rivière du Serchio, la réparation des ports, [p. 66] le desséchement des marais, tout ce qui regardait les eaux en Italie vint à lui, tout eut besoin de lui.
Comme il ne se contentait pas des spéculations du cabinet, il voulait voir par ses propres yeux les effets de la nature et cet excès d’exactitude pensa un jour lui coûter la vie. Il avait grimpé avec une peine infinie sur une roche escarpée, pour voir de là le cours du Serchio, et la corrosion qu’il causait à ses rives ; il était posé de manière à ne pouvoir absolument ni continuer de monter, ni redescendre ni demeurer longtemps là. S’il n’eût eu un prompt secours, qui pouvait bien lui manquer, et si son courage naturel n’eût empêché que la tête ne lui tournât, il retombait dans le moment et se brisait.
La plus grande partie de ce qu’il a écrit sur les eaux a été imprimée à Florence en 1723, dans un recueil qu’on y a fait de pièces qui appartiennent à une matière si intéressante pour l’Italie et d’excellentes notes qu’il ajoutait à Guglielmini , s’imprimaient quand il mourut. Il ne tiendra pas à l’hydrostatique et aux sciences que tout ne s’arrange pour le plus grand bien du public, mais il est plus facile de dompter les rivières que les intérêts particuliers.
Dans la même année où M. Manfredi fut fait surintendant des eaux du Bolonais, il fut mis aussi à la tête du collège de Montalte, fondé à Bologne par Sixte V , pour des jeunes gens destinés à l’église, qui auraient au moins 18 ans. Ils avaient avec le temps secoué le joug, et des études ecclésiastiques qui devaient être leur unique objet et des bonnes mœurs encore plus nécessaires. Ils faisaient gloire d’avoir triomphé des règles et de la discipline. Leur nouveau recteur eut besoin avec eux de l’art qu’ont employé les fondateurs des premiers états. Il ramena ces rebelles à l’étude par des choses agréables qu’il leur présenta, d’abord par la géographie, qui fut un degré pour passer à la chronologie ; et de là, il les conduisit à l’histoire ecclésiastique, et enfin à la théologie et aux canons, dernier terme où il fallait arriver. On dit même que de plusieurs de ces jeunes gens il en fit de [p. 67] bons poètes, faute d’en pouvoir rien faire de mieux. C’était toujours les appliquer, et l’oisiveté avait été une des principales causes de leurs dérèglements.
On connaît partout aujourd’hui l’Institut des sciences de Bologne. Nous en avons fait l’histoire en 1730 6 , et nous avons dit que M. Manfredi y eut la place d’astronome. Ce fut en 1711 et dès lors il renonça absolument au collège pontifical, à la poésie même qu’il avait toujours cultivée jusque-là, et il est glorieux pour elle que cette renonciation soit une époque si remarquable dans une pareille vie.
Quatre ans après, il publia deux volumes d’éphémérides dédiés au pape Clément XI . Il l’assure fort qu’il n’y a point fait entrer d’astrologie judiciaire, quoique de grands personnages, tels que Regiomontanus , Magin , Kepler , se soient laissés entraîner au torrent de la folie humaine. Il paraît par là que si on ne donne plus aujourd’hui dans l’astrologie, du moins on daigne encore dire qu’on n’y donne pas. Le Ier volume tout entier est une introduction aux éphémérides en général, ou plutôt à toute l’astronomie dont il expose et développe à fond les principes. Le 2d volume contient les éphémérides de dix années, depuis 1715 jusqu’en 1725, calculées sur les tables non imprimées de M. Cassini , et le plus souvent sur les observations de Paris, M. Manfredi se fiait beaucoup à ces tables et ces observations. Ses éphémérides embrassent bien plus de choses que des éphémérides n’avaient coutume d’en embrasser. On y trouve le passage des planètes par le méridien, les éclipses des satellites de Jupiter, les conjonctions de la lune avec les étoiles les plus remarquables, les cartes des pays qui doivent être couverts par l’ombre de la lune dans les éclipses solaires. Il parut ensuite deux nouveaux volumes de ces éphémérides l’un, qui va depuis 1726 jusqu’en 1737 et l’autre depuis 1738 jusqu’en 1750. Cet ouvrage s’est répandu s’est rendu nécessaire dans tous les lieux où l’on a quelque idée de l’astronomie. Nos missionnaires de la Chine s’en servent pour prouver aux Chinois le génie européen qu’ils ont bien [p. 68] de la peine à croire égal seulement au leur. Ils devraient à la vérité, par beaucoup de circonstances particulières, avoir un grand avantage sur nous en fait d’astronomie jusque-là ils auront raison, mais cela même leur donnerait ensuite un extrême désavantage dans le parallèle qu’on ferait des deux nations.
M. Manfredi n’a pas manqué d’apprendre au public les noms de ceux qui l’avaient aidé dans la fatigante composition de ses éphémérides. Cependant il a certainement reçu des secours qu’il a dissimulés et on le lui reprocherait avec justice si la raison qu’il a eue de les dissimuler ne se présentait dès que l’on sait de qui ils venaient. C’était de ses deux sœurs qui ont fait la plus grande partie des calculs de ses deux premiers tomes. S’il y a quelque chose de bien directement opposé au caractère des femmes, de celles surtout qui ont de l’esprit, c’est l’attention sans relâche, et la patience invincible que demandent des calculs très désagréables par eux-mêmes, et aussi longs que désagréables et pour mettre le comble à la merveille ces deux calculatrices, car il faut faire un mot pour elles, brillaient quelquefois dans la poésie italienne.
En 1723, le 9 novembre, il y eut une conjonction de Mercure avec le Soleil, d’autant plus précieuse aux astronomes, qu’on avait déjà espéré inutilement deux conjonctions pareilles, l’une en 1707, l’autre en 1720 7 . Celle-ci fut, comme on le peut aisément juger, observée avec un extrême soin par M. Manfredi dans l’observatoire de l’Institut, qui à peine venait d’être achevé, et dont l’ouverture se faisait presque par ce rare et important phénomène. L’observation fut publiée par son auteur en 1724, avec toutes ses curieuses dépendances.
Il fut choisi en 1726 pour associé étranger de cette Académie. Le nombre de ces étrangers n’est que de huit. Certainement tous ceux qui seraient dignes de cette place n’y peuvent pas être ; mais du moins ceux qui y sont en doivent être bien dignes.
[p. 69] Il fut reçu aussi en 1729 dans la Société royale de Londres, dont les places sont toujours très honorables malgré leur grand nombre.
Vers ces temps-là il sent en Angleterre une découverte nouvelle, et tout à fait imprévue dans l’astronomie, celle des aberrations ou écarts des étoiles fixes, qui toutes, au lieu d’être parfaitement fixes les unes à l’égard des autres, comme on l’avait toujours cru, changent déposition jusqu’à un certain point. Ces aberrations ont été exposées plus au long 8 . Sur le bruit qui s’en répandit dans le monde savant, M. Manfredi se mit à étudier le ciel plus soigneusement que jamais par rapport à cette nouveauté, qui demandait les observations les plus assidues et les plus délicates, puisqu’elle avait échappé depuis tant de siècles à tant d’yeux si clairvoyants. Il publia sur ce sujet en 1729, un ouvrage dédié au cardinal de Via, où il rendait compte et de ses observations, et des conclusions qu’il en tirait. Il reçut ensuite ce qu’on avait donné, soit en Angleterre, soit ailleurs sur cette même matière et il le traita en 1730 dans un nouvel ouvrage, mais plus court, adressé à l’illustre M. Leprotti, premier médecin du pape.
On crut d’abord que l’aberration des fixes qui certainement n’est qu’apparente, viendrait de ce que la Terre change de distance à l’égard des fixes par son mouvement annuel, et c’eût été là une démonstration complète et absolue de ce mouvement. Les Italiens, qui n’osent le reconnaître, se seraient abstenus de toucher à ce sujet, et l’embarras où ils se trouvent si souvent dans l’astronomie physique, en aurait considérablement augmenté. Mais heureusement l’aberration mieux observée n’était point telle que le mouvement de la Terre la demandait, et M. Manfredi s’engagea sans crainte dans cette recherche. M. Bradley, célèbre philosophe anglais, trouva enfin un système de l’aberration très ingénieux et peut-être aussi vraisemblable, où, à la vérité, le mouvement annuel de la terre entrait encore, mais nécessairement combiné avec le mouvement successif de la lumière, [p. 70] découvert ou proposé, il y a déjà du temps par Mrs Roëmer et Cassini . M. Manfredi fit bien encore, ainsi qu’il le devait, quelque légère résistance à ce système, mais il n’en imagina point d’autre. Il s’en servit comme s’il l’eut embrassé avec plus de chaleur, et n’en prouva que mieux la nécessite de s’en servir.
En 1736, il donna un ouvrage sur la méridienne de Saint-Pétrone, sa première école d’astronomie. Elle avait besoin de quelques réparations que l’état voulut bien faire. On lui en donna la direction et l’on compta bien que c’était plus que sa propre affaire.
Il était trop fidèle à tous ses engagements, pour ne se pas croire obligé de contribuer aux travaux d’une académie qui l’avait adopté. Il a envoyé ici deux mémoires, dont l’un est dans le volume de 1734 9 l’autre dans celui de 1738 10 , tous deux d’une fine et subtile astronomie. On y voit le grand astronome bien familier avec le ciel, et on y sent l’homme d’esprit qui sait penser par lui-même.
L’Académie dut lui savoir d’autant plus de gré de ces deux écrits, que dans ce temps-là il était surchargé d’occupations nouvelles. M. Bianchini , mort en 1729 11 , avait laissé une grande quantité d’observations astronomiques et géographiques dans un désordre et dans une confusion dont la seule vue effrayait et faisait désespérer d’en tirer jamais rien. Il l’entreprit cependant par zèle pour les sciences, et pour la mémoire d’un illustre compatriote, il parvint à faire un choix qui fut bien reçu du public. Il avait toujours conservé la fatigante surintendance des eaux du Bolonais, mais de plus, la cour de Rome voulut qu’il entrât en connaissance d’un différend du Ferrarais avec l’état de Venise, et rejeta sur lui un fardeau de la même espèce que celui qu’il portait déjà avec tant de peine. Il fut accablé de vieux titres et d’actes difficiles à déchiffrer et à entendre, de cartes anciennes et modernes, et enfin en 1735 le résultat de ses recherches fut imprimé à Rome.
Dans cette affaire du Ferrarais, aussi bien que dans le débrouillement des papiers de M. Bianchini , on retrouve [p. 71] encore ses deux sœurs, qui lui furent infiniment utiles, surtout pour toute la manœuvre désagréable de ces sortes de travaux. Avec beaucoup d’esprit, elles étaient propres à ce qui demanderait presque une entière privation d’esprit.
Sans ce secours domestique, il ne fût jamais venu à bout de tout ce qu’il fit dans les cinq ou six dernières années de sa vie, pendant lesquelles il fut tourmenté de la pierre. Il soutint ce malheureux état avec tant de courage, qu’à peine sa gaieté naturelle en fut altérée. Quelquefois au milieu de quelque discours plaisant qu’il avait commencé, car il réussissait même sur ce ton là, il était tout à coup interrompu par une douleur vive et piquante, et après quelques moments il reprenait tranquillement le fil de son discours, et jusqu’au visage qui y convenait. J’ai ouï dire cette même particularité de notre grand poète burlesque mais celui-ci était plus obligé être toujours gai, il eut perdu son principal mérite dans le monde, s’il eût cessé de l’être.
Le mal de M. Manfredi alla toujours en augmentant, et en ne lui laissant que de moindres intervalles de repos, et enfin, après 18 jours de douleurs continuelles, il mourut le 15 février 1739, non pas seulement avec la constance d’un philosophe, mais avec celle d’un véritable chrétien. Son corps fut accompagné à la sépulture avec une pompe extraordinaire par les sénateurs présidents de l’Institut de Bologne, par les professeurs de cet institut, et par les deux universités d’écoliers. L’Italie et l’Angleterre savent rendre aux hommes illustres les honneurs funèbres.
Il avait une taille médiocre assez d’embonpoint, le teint vermeil, les yeux vifs, beaucoup de physionomie, beaucoup d’âme dans tout l’air de son visage. Il n’était ni sauvage comme mathématicien, ni fantasque comme poète. Il aimait fort, surtout dans sa jeunesse, les plaisirs de la table, et pour être exempt de toute contrainte, il ne les voulait qu’avec ses amis. Ce n’est pas qu’il n’observât dans la société toutes les règles de la politesse, tout le cérémonial italien, plus rigoureux que le nôtre, il y était même d’autant plus attentif [p. 72] qu’il se sentait plus porté à y manquer, par le peu de cas qu’il en faisait naturellement mais enfin il valait encore mieux éviter les occasions qui rendaient nécessaires ces faux respects et ces frivoles déférences. Aussi était-il plus incommodé qu’honoré des visites ou de gens de marque, ou d’étrangers que son nom lui attirait de toutes parts.
Pour la vraie politesse, il la possédait. Il cédait volontiers l’avantage de parler à tous ceux qui en étaient jaloux. Quand il y avait lieu de contredire quelqu’un dans la conversation, ce qui assurément n’était pas rare, il prenait le parti de se taire, plutôt que de relever des erreurs sous prétexte d’instruction. Il est fort douteux qu’on instruise, et il est sûr qu’on choquera. Un sentiment contraire au sien et qui avait quelque apparence, l’arrêtait tout court, et lui faisait craindre de s’être trompé au lieu que d’ordinaire on commence par s’élever vivement contre ce qui s’oppose à nous, et on se met hors d’état de revenir à la raison. Personne ne sentait mieux le mérite d’autrui, il allait presque jusqu’à s’y complaire. Le fond de tout cela est qu’il avait sincèrement peu d’opinion de lui-même, disposition qu’on pourrait nommer héroïque.
Il était d’une confrérie qui assiste et console les criminels que l’on conduit au supplice. Il n’en put faire son devoir que très rarement, et il en souffrit tant, qu’il s’était déterminé à y renoncer pour toujours. Les fonctions de la compassion étaient arrêtées en lui par l’excès de la compassion.
Avec une âme si tendre il ne pouvait manquer d’être bienfaisant, officieux, libéral autant que sa fortune le pouvait permettre. Quand il s’agissait d’une dette, et qu’il y avait quelque incertitude sur la quantité, il aimait mieux courir le risque de payer trop que trop peu.
Les qualités de son cœur ont fait l’effet qu’elles devaient, il a été généralement aimé. 12 On donne souvent des louanges à de grands hommes par pure estime, mais à celles que je lui ai entendu donner, j’ai toujours remarqué qu’on y ajoutait un sentiment d’affection beaucoup plus flatteur.
1 V. l’Hist. de 1712, p. 84 et s.
2 V. l’Hist. de 1703, p. 141 et s.
3 V. l’Hist. de 1710, p. 154 et s.
4 V. l’Hist. de 1712, p. 91 et s.
5 V. l’endroit cité ci-dessus.
6 p. 139 et suiv.
7 V. l’Hist. de 1723, p. 76 et suiv.
8 V. l’Hist. de 1737, p. 76.
9 V. l’Hist., p. 59 et suiv.
10 V. l’Hist., p. 75 et s.
11 V. l’Hist., p. 102 et s.
12 Ajout dans lesŒuvres complètes de 1825 : « et, nous pouvons nous contenter d’un exemple qui certainement suffira il s’est vu honoré de l’amitié du cardinal Lambertini, son archevêque, prélat d’up mérite rare, et qui a un grand nom jusque dans les lettres ».