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Louis-Ferdinand Marsigli naquit à Bologne le 10 juillet 1658, du comte Charles-François Marsigli, issu d’une ancienne maison patricienne de Bologne, et de la comtesse Marguerite Cicolani. Il fut élevé par ses parents selon qu’il convenait à sa naissance ; mais il se donna à lui-même, quant aux lettres, une éducation bien supérieure à celle que sa naissance demandait. Il alla dès sa première jeunesse chercher tous les plus illustres savants d’Italie ; il apprit les mathématiques de Geminiano Montanari et d’ Alphonse Borelli , l’anatomie de Marcel Malpighi , l’histoire naturelle des observations que son génie lui fournissait dans ses voyages.
Mais ils eussent été trop bornés, s’ils se fussent renfermés dans l’Italie. Il alla à Constantinople en 1679, avec le Bayle que Venise y envoyait. Comme il se destinait à la guerre, il s’informa, mais avec toute l’adresse et les précautions nécessaires, de l’état des forces ottomanes, et en même temps il examina en philosophe le Bosphore de Thrace et ses fameux courants. Il écrivit sur l’un et l’autre de ces deux sujets. Le traité du Bosphore parut à Rome en 1681 dédié à la reine Christine de Suède , et c’est le premier qu’on ait de lui. L’autre intitulé Del incremento e decremento dell imperio ottomano doit paraître présentement imprimé à Amsterdam, avec une traduction française.
Il revint de Constantinople dès l’an 1680, et peu de temps après, lorsque les Turcs menaçaient d’une irruption en Hongrie, il alla à Vienne offrir ses services à l’ empereur Léopold , [p. 133] qui les accepta. Il lui fut aisé de prouver combien il était au-dessus d’un simple soldat, par son intelligence dans les fortifications et dans toute la science de la guerre. Il fit, avec une grande approbation des généraux, des lignes et des travaux sur le Raab, pour arrêter les Turcs et il en fut récompensé par une compagnie d’infanterie en 1683, quand les ennemis parurent pour passer cette rivière. Ce fut là qu’après une action assez vive, il tomba blessé et presque mourant entre les mains des Tartares, le 3 juillet, jour de la Visitation. Ce n’est pas sans raison que nous ajoutons le nom de cette fête à la date du jour. Il a fait de sa captivité une relation où il a bien senti que l’art n’était point nécessaire pour la rendre touchante. Le sabre toujours levé sur sa tête, la mort toujours présente à ses yeux, des traitements plus que barbares, qui étaient une mort de tous les moments feront frémir les plus impitoyables et l’on aura seulement de la peine à concevoir comment sa jeunesse sa bonne constitution, son courage la résignation la plus chrétienne, ont pu résister à une si affreuse situation. Il se crut heureux d’être acheté par deux Turcs frères et très pauvres, avec qui il souffrit encore beaucoup, mais plus par leur misère que par leur cruauté il comptait qu’ils lui avaient sauvé la vie. Ces maîtres si doux, le faisaient enchaîner toutes les nuits à un pieu planté au milieu de leur chétive cabane et un troisième Turc qui vivait avec eux, était chargé de ce soin.
Enfin, car nous supprimons beaucoup de détails, quoique intéressants, il trouva moyen de donner de ses nouvelles en Italie, et de se faire racheter ; et le jour de sa liberté fut le 5 mars 1684, jour de l’Annonciation. Ses réflexions sur ces deux dates de sa captivité et de sa délivrance font la plus remarquable partie de son éloge, puisqu’elles découvrent en lui un grand fonds de piété. Il conçut, et ce sont ici ses paroles, que dans deux jours où l’auguste protectrice des fidèles est particulièrement honorée elle lui avait obtenu deux grâces du ciel l’une consistait à le punir salutairement [p. 134] de ses fautes passées, l’autre à faire cesser la punition.
Remis en liberté, il alla à Bologne se montrer à ses concitoyens, qui avaient pleuré sa mort, et qui versèrent d’autres larmes en le revoyant ; et après avoir joui de toutes les douceurs d’une pareille situation, il retourna à Vienne se présenter à l’empereur, et reprendre ses emplois militaires. Il fut chargé de fortifier Strigonie et quelques autres places, et d’ordonner les travaux nécessaires pour le siège de Bude que méditaient les impériaux. Il eut part à la construction d’un pont sur le Danube ce qui lui donna occasion d’observer les ruines d’un ancien pont de Trajan sur ce même fleuve. Il fut fait colonel en 1689.
En cette même année, l’empereur l’envoya deux fois à Rome, pour faire part aux papes Innocent XI et Alexandre VIII , des grands succès des armées chrétiennes, et des projets formés pour la suite.
Lorsqu’après une longue guerre, funeste aux chrétiens mêmes qui en remportaient l’avantage, l’empereur et la république de Venise d’une part, et de l’autre la Porte, vinrent à songer à la paix, et qu’il fut question d’établir les limites entre les états de ces trois puissances, le comte Marsigli fut employé par l’empereur dans une affaire si importante, et comme un homme de guerre qui connaissait ce qui fait une bonne frontière, et comme un savant bien instruit des anciennes possessions, et comme un habile négociateur qui saurait faire valoir des droits. Se trouvant sur les connus de la Dalmatie vénitienne il reconnut à quelque distance de là une montagne, au pied de laquelle habitaient les deux Turcs dont il avait été esclave. Il fit demander dans le pays turc s’ils vivaient encore, et heureusement pour lui ils se retrouvèrent. Il eut le plaisir de se faire voir à eux environné de troupes qui lui obéissaient ou le respectaient, et le plaisir encore plus sensible de soulager leur extrême misère et de les combler de présents. Il crut leur devoir encore sa rançon, parce que l’argent qu’ils en avaient [p. 135] reçu leur avait été enlevé par le commandant turc, sous ce prétexte extravagant, que leur esclave était un fils ou un proche parent du roi de Pologne, qu’ils auraient dû envoyer au grand-seigneur. Il fit encore plus pour eux, persuadé presque que c’étaient des libérateurs généreux, qui pour son seul intérêt l’avaient tiré des mains des Tartares. L’emploi qu’il avait pour régler les limites le mettant à portée d’écrire au grand-visir, il lui demanda pour un de ces deux Turcs un timariot, bénéfice militaire, et en obtint un beaucoup plus considérable que celui qu’il demandait. Sa générosité fut sentie par ce visir, comme on aurait pu souhaiter qu’elle le fut par le premier ministre de la nation la plus polie et la plus exercée à la vertu.
Les différentes opérations d’une guerre très vive, suivies de toutes celles qui furent nécessaires pour un règlement de limites, devaient suffire pour occuper un homme tout entier. Cependant au milieu de tant de tumulte, d’agitation, de fatigues, de périls, M. Marsigli fit presque tout ce qu’aurait pu faire un savant qui aurait voyagé tranquillement pour acquérir des connaissances. Les armes à la main, il levait des plans, déterminait des positions par les méthodes astronomiques, mesurait la vitesse des rivières, étudiait les fossiles de chaque pays, les mines, les métaux, les oiseaux, les poissons, tout ce qui pouvait mériter les regards d’un homme qui sait où il les faut porter. Il allait jusqu’à faire des épreuves chimiques et des anatomies. Le temps bien ménagé est beaucoup plus long que n’imaginent ceux qui ne savent guère que le perdre. Le métier de la guerre a des vides fréquents, et quelquefois considérables, abandonnés ou à une oisiveté entière, ou à des plaisirs qu’on se rend témoignage d’avoir bien mérités. Ces vides n’en étaient point pour le comte Marsigli ; il les donnait à un autre métier presque aussi noble, à celui de philosophe et d’observateur, il les remplissait comme aurait fait Xénophon . Il amassa un grand recueil, non seulement d’écrits, de plans, de cartes, [p. 136] mais encore de curiosités d’histoire naturelle. La succession d’Espagne ayant rallumé en 1701 une guerre qui embrasa l’Europe, l’importante place de Brisac se rendit par capitulation à feu Mgr le duc de Bourgogne le 6 septembre 1703, après 13 jours de tranchée ouverte. Le comte d’Arco y commandait, et sous lui M. Marsigli , parvenu alors au grade de général de bataille. L’empereur, persuadé que Brisac avait été en état de se défendre, et qu’une si prompte capitulation s’était faite contre les règles, nomma des juges pour connaître de cette grande affaire. Ils prononcèrent le 4 fév[rier] 1704 une sentence par laquelle le comte d’Arco était condamné à avoir sa tête tranchée, ce qui fut exécuté le 18 du même mois et le comte Marsigli à être déposé de tous honneurs et charges, avec la rupture de l’épée. Un coup si terrible lui dut faire regretter l’esclavage chez les Tartares.
Il est presque impossible que de pareils coups fassent la même impression sur le coupable et sur l’innocent l’un est terrassé, malgré lui-même, par le témoignage de sa conscience ; l’autre en est soutenu et relevé. Il alla à Vienne pour se jeter aux pieds de l’empereur, et lui demander la révision du procès ; mais il ne put en huit mois approcher de S[a] M[ajesté] I[mpériale], grâce en effet très difficile à obtenir du prince le plus juste, a cause des conséquences ou dangereuses, ou tout au moins désagréables. Il eut donc recours au public, et remplit l’Europe d’un grand mémoire imprimé pour sa justification. Par bonheur pour lui, un anonyme, et ce ne fut qu’un anonyme, y répondit ce qui lui donna lieu de lever jusqu’aux moindres scrupules que son apologie aurait pu laisser. Le fond en est que longtemps avant le siège de Brisac, il avait représenté très instamment que la place ne pourrait se défendre et il le fait voir par les états de la garnison des munitions de guerre, etc., pièces dont on ne lui a pas contesté la vérité. On lui avait refusé, sous prétexte d’autres besoins, tout ce qu’il avait demandé de plus nécessaire et de plus indispen [p. 137] sable. Il n’était point le commandant, et il n’avait fait que se ranger à l’avis entièrement unanime du conseil de guerre. Mais cette grande brièveté, à laquelle nous sommes obligés de réduire ses raisons, lui fait tort et il vaut mieux nous contenter de dire que le public, qui sait si bien faire entendre son jugement sans le prononcer en forme, ne souscrivit pas à celui des commissaires impériaux. Les puissances mêmes alliées de l’empereur, intéressées par conséquent à la conservation de Brisac, reconnurent l’innocence du comte Marsigli , et la Hollande nommément permit qu’on en rendit témoignage dans des écrits qui furent publiés. Parmi tous ces suffrages favorables nous en avons encore un à compter, qui n’est à la vérité que celui d’un particulier mais ce particulier est M. le maréchal de Vauban , dont l’autorité aurait pu être opposée, s’il l’eut fallu, à celle de toute l’Europe, comme l’autorité de Caton à celle des dieux. Sur le fond de toute cette affaire, il parut généralement qu’on avait voulu au commencement d’une grande guerre donner un exemple effrayant de sévérité, dont on prévoyait les besoins dans beaucoup d’autres occasions pareilles. La morale des états se résout pour de si grands Intérêts à hasarder le sacrifice de quelques particuliers.
M. Marsigli envoya en 1705 toutes ses pièces justificatives à l’Académie, comme à un corps dont il ne voulait pas perdre l’estime, et il est remarquable dans la lettre qu’il lui écrivit, qu’après avoir parlé en peu de mots de sa malheureuse situation il ne pense plus qu’à des projets d’ouvrages, et les expose assez au long, principalement l’idée qu’il avait d’établir le véritable cours de la ligne des montagnes, qui commence à la mer Noire, va parallèlement au Danube jusqu’au mont Saint-Gotard, et continue jusqu’à la Méditerranée.
Dans l’impression de ses apologies, il met pour vignette une espèce de devise singulière qui a rapport à son aventure. C’est une première lettre de son nom, qui porte de part [p. 138] et d’autre entre ses deux jambes les deux tronçons d’une épée rompue avec ces mots fractus integro. Eût-il imaginé, eût-il publié cette représentation affligeante, s’il se fût cru flétri ? et n’eût-il pas cru l’être, si la voix publique ne l’eût pleinement rassuré ?
Il chercha sa consolation dans les sciences, dont il s’était heureusement ménage le secours, sans prévoir qu’il lui dût être un jour si nécessaire. Ce qui n’avait été pour lui qu’un lieu de plaisance devint un asile, il conserva la pratique d’étudier par les voyages, dont il avait contracté l’habitude, et c’est réellement la meilleure pour l’histoire naturelle, qui était son grand objet. Il alla en Suisse, où la nature se présente sous un aspect si différent de tous les autres ; et ce pays l’intéressait particulièrement, parce qu’il voulait faire un traité de la structure organique de la terre, et que les montagnes sont peut-être des espèces d’os de ce grand corps. Il vint ensuite à Paris, où il ne trouva pas moins de quoi exercer sa curiosité, quoique d’une manière différente. De là il parcourut la France, et s’arrêta à Marseille pour étudier la mer.
Étant un jour sur le port, il reconnut un galérien turc pour être celui qui l’attachait toutes les nuits au pieu, dont nous avons parlé. Ce malheureux, frappé d’un effroi mortel, se jeta à ses pieds pour implorer sa miséricorde, qui ne devait consister qu’à ne pas ajouter de nouvelles rigueurs à sa misère présente. M. Marsigli écrivit au comte de Pontchartrain pour le prier de demander au roi la liberté de ce Turc, et elle fut accordée. On le renvoya à Alger, d’où il manda à son libérateur qu’il avait obtenu du bacha des traitements plus doux pour les esclaves chrétiens. Il semble que la fortune imitât un auteur de roman, qui aurait ménage des rencontres imprévues et singulières en faveur des vertus de son héros.
Le comte Marsigli fut rappelé de Marseille en 1709, par les ordres du pape Clément XI , qui dans les conjonctures d’alors crut avoir besoin de troupes, et lui en donna [p. 139] le commandement, tant l’affaire de Brisac lui avait laissé une réputation entière, car la valeur et la capacité les plus réelles n’auraient pas suffi ; il faut toujours dans de semblables choix compter avec l’opinion des hommes. Quand ce commandement fut fini par le changement des conjonctures, le pape voulut retenir M. Marsigli auprès de lui par l’offre des emplois militaires les plus importants dont il disposât ; et même, pour n’épargner aucun moyen, par l’offre de la prélature qui aurait pu le relever si glorieusement, et le porter a un rang si haut mais il refusa tout pour aller reprendre en Provence les délicieuses recherches qu’il y avait commencées. Il en envoya à l’Académie en 1710 une assez ample relation dont nous avons rendu compte 1 , et la belle découverte des fleurs du corail y est comprise. Cet ouvrage a été imprimé à Amsterdam en 1715 sous le titre d’ Histoire physique de la mer . Des affaires domestiques le rappelèrent à Bologne, et là il commença l’exécution d’un dessein qu’il méditait depuis longtemps, digne d’un homme accoutumé au grand pendant tout le cours de sa vie.
Entre toutes les villes d’Italie, Bologne est célèbre par rapport aux sciences et aux arts. Elle a une ancienne université pareille aux autres de l’Europe, une académie de peinture ; de sculpture et d’architecture, nommée Clémentine, parce qu’elle a été établie par Clément XI enfin une académie des sciences, qui s’appelle l’Académie des inquiets, nom assez convenable aux philosophes modernes, qui n’étant plus fixés par aucune autorité, cherchent et chercheront toujours. Le comteMarsigli voulut encore orner de ce côté-là sa patrie, quoique déjà si ornée. Il avait un fonds très riche de toutes les différentes pièces qui peuvent servir à l’histoire naturelle, d’instruments nécessaires aux observations astronomiques ou aux expériences de chimie, de plans pour les fortifications, de modèles de machines, d’antiquités, d’armes étrangères, etc. ; le tout non seulement acquis à grands frais, mais transporté encore à plus [p. 140] grands frais, de différents lieu éloignés jusqu’à Bologne et il en fit une donation au sénat de cette ville par un acte authentique du 11 janvier 1712, en formant un corps qui eut la garde de tous les fonds donnés, et qui en fit à l’avantage du public l’usage réglé par les conditions du contrat. Il nomma ce corps l’Institut des sciences et des arts de Bologne. Sans doute il eut des difficultés à vaincre de la part des compagnies plus anciennes, différents intérêts à concilier ensemble des caprices même à essuyer ; mais il n’en reste plus de traces, et c’est autant de perdu pour sa gloire, à moins qu’on ne lui tienne compte de ce qu’il n’en reste plus de traces. Il subordonna son institut à l’université, et le lia aux deux académies. De cette nouvelle disposition faite avec toute l’habileté requise, et tous les ménagements nécessaires, il en résulte certainement que la physique et les mathématiques ont aujourd’hui dans Bologne des secours et des avantages considérables qu’elles n’y avaient jamais eus, et dont le fruit doit se communiquer par une heureuse contagion. Le sénat donna à l’institut un palais tel que le demandaient les grands fonds reçus de M. Marsigli , qu’il fallait distribuer en différents appartements, selon les sciences. Dans ce palais habitent six professeurs, chacun dans le quartier de la science qui lui appartient. On croit voir l’Atlantide du chancelier Bacon exécutée, le songe d’un savant réalisé. Il sera facile de juger qu’on n’a pas oublié un observatoire. Il est occupé par Eustachio Manfredi , astronome de l’institut, si ce n’est pas lui faire tort que de le désigner par cette seule qualité, lui qui allie aux mathématiques les talents qui leur sont le plus opposés.
L’institut s’ouvrit, en 1714 par une harangue du P[ère] Hercule Corazzi , religieux Olivétan, mathématicien de la nouvelle compagnie. Le comteMarsigli , qui n’avait pas voulu permettre que son nom parût dans aucun monument public, ne put échapper aux justes louanges de l’orateur. Comment séparer le fondateur d’avec la fondation ? Les louanges [p. 141] refusées savent bien revenir avec plus de force et il est peut-être aussi modeste de leur laisser leur cours naturel en ne les prenant que pour ce qu’elles valent.
En 1715, l’Académie des sciences ayant proposé au roi, selon sa règle, pour une place vacante d’associé étranger, deux sujets, qui furent le duc d’Escalonne, grand d’Espagne, et M. Marsigli , le roi ne voulut point faire de choix entre eux et il ordonna que tous deux seraient de l’Académie, parce que la première place d’associé étranger qui vaquerait ne serait point remplie. N’eût-il pas sans hésiter donné la préférence à un homme du mérite et de la dignité du duc d’Escalonne, pour peu qu’il fut resté de tache au nom de son concurrent, et cette tache n’eût-elle pas été de l’espèce la plus odieuse aux yeux de ce grand prince ? M. Marsigli était aussi de la Société royale de Londres, et de celle de Montpellier. Ce n’était pas un honneur à négliger pour les différentes académies, que de compter parmi leurs membres le fondateur d’une académie.
Elle l’occupait toujours ; et il se livrait volontiers à toutes les idées qui lui venaient sur ce sujet, quelques soins et quelques dépenses qu’elles demandassent. Il mit sur pied une imprimerie, qui devait être fournie non seulement de caractères latins et grecs, mais encore hébreux et arabes, et il fit venir de Hollande des ouvriers habiles pour les fondre. II eut des raisons pour ne pas donner ce grand fonds à l’institut directement, mais aux pères dominicains de Bologne, à condition que tous les ouvrages qui partiraient de l’institut seraient imprimés en remboursant seulement les frais. Il donna à cette imprimerie le nom d’imprimerie de S. Thomas d’Aquin , dont il invoquait la protection pour cet établissement et pour tout l’institut. Le protecteur était bien choisi car Saint Thomas , dans un autre siècle et dans d’autres circonstances, était Descartes . Nous passons sous silence des processions, où il voulait que l’on portât huit bannières, qui auraient représenté les principaux événements [p. 142] de la vie du saint, et auxquelles on jugea a propos de substituer la chasse de ses reliques. La dévotion d’Italie prend assez souvent une forme qui n’est guère de notre goût d’aujourd’hui.
Ce qui en sera certainement davantage, c’est l’établissement qu’il fit d’un tronc dans la chapelle de l’institut, pour le rachat des Chrétiens, et principalement de ses compatriotes esclaves en Turquie. Il n’oublia rien pour animer cette charité il se souvenait de ses malheurs utilement pour les autres malheureux. Par le même souvenir, il ordonna une procession solennelle de l’institut tous les vingt-cinq ans, le jour de l’Annonciation. Ces fêtes, ces cérémonies fondées sur la piété pouvaient aussi avoir une politique sensée et légitime elles liaient l’institut à la religion et en assuraient la durée.
Il manquait encore à la collection de l’histoire naturelle, dont l’institut était en possession, quantité de choses des Indes ; car ce qui y dominait c’était l’Europe, et il jugea qu’il ne pouvait avoir promptement ces curiosités qu’en les allant chercher en Angleterre et en Hollande. Il s’embarqua à Livourne pour Londres, quoique dans un âge déjà fort avancé ; et il alla de Londres à Amsterdam finir ses savantes empiètes. Là, il donna à imprimer son grand ouvrage du Cours de Danube dont il parut à la Haye en 1726 une édition magnifique en six volumes in-folio, et il négocia avec les libraires un nombre de bons livres destinés à son institut. Quand toutes ses nouvelles acquisitions furent rassemblées dans Bologne, il en fit sa donation en 1727.
Tout cela fini, tous ses projets heureusement terminés, il imita en quelque sorte Solon , qui après avoir été le législateur de son pays, et n’ayant plus de bien à lui faire s’en exila. Il alla en 1728 retrouver sa retraite de provence, pour y reprendre ses recherches de la mer, et suivre en liberté ce génie d’observation qui le possédait. Mais il eut en 1729 une légère attaque d’apoplexie, et les médecins le [p. 143] renvoyèrent dans l’air natal. Il ne fit qu’y languir jusqu’au 1 nov[embre] 1730, qu’une seconde attaque l’emporta. Tout Bologne fit parfaitement son devoir pour un pareil citoyen, qui, à l’exemple des anciens Romains, avait uni en même degré les lettres et les armes, et donné tant de preuves d’un amour singulier pour sa patrie.
1 V. l’Hist. de 1710, p. 23, 48 et 69.