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Éloge de Monsieur Pierre Remond de Montmort

Éloge de Montmort

[p. 83]

Pierre Remond de Montmort naquit à Paris le 26 octobre 1678 de François Remond, écuyer, Sr de Breviande, et de Marguerite Ralle. Il était le second de trois frères.

Après le collège, on le fit étudier en droit, parce qu’on le destinait à une charge de magistrature pour laquelle il avait beaucoup d’aversion. Son père était fort sévère et fort absolu, et lui fort ennemi de la contrainte, d’un esprit assez haut, ardent pour tout ce qu’il voulait, courageux pour prendre les moyens d’y réussir. Las du droit et de la maison paternelle il se sauva en Angleterre ; dès que la paix de Ryswick eut rendu l’Europe libre aux Français, il passa dans les Pays-Bas, et de là en Allemagne chez M. de Chamoys, son parent, plénipotentiaire de France à la diète de Ratisbonne.

Ce fut là que la Recherche de la vérité lui tomba entre les mains. On ne lit guère ce livre là indifféremment, quand on est d’un caractère qui donne prise à la philosophie il faut presque nécessairement ou se rendre au système, ou se croire assez fort pour le combattre. M. de Montmort s’y rendit absolument, et en éprouva les deux bons effets inséparables, il devint philosophe et véritable chrétien.

Il revint en France en 1699 et deux mois après son retour son père mourut, et le laissa à l’âge de 22 ans maître d’un bien assez considérable, et de lui-même. Mais la Recherche de la Vérité , et les autres ouvrages de la même main, les conseils de l’auteur qui l’avaient engagé dans [p. 84] l’étude des mathématiques, prévinrent les périls d’un état si agréable. Il n’avait pas des goûts faibles ni des demi-volontés  ; il se plongea entièrement dans les exercices d’une piété sincère dans la philosophie et dans les mathématiques. Il vivait dans un désert, puisqu’il ne voyait plus que ses pareils, surtout le P. Malebranche , son maître, son guide et son intime ami.

En 1700, il fit un second voyage à Londres, et il était beaucoup plus digne de le faire. Il n’avait été en Angleterre la première fois que pour sortir de France et alors il alla pour voir un pays si fertile en savants. Il osa dès ce temps-là rendre visite à M. Newton .

C’était de M. Carré et de M. Guisnée qu’il avait appris les premiers éléments de géométrie et d’algèbre, et rien de plus. Il n’avait fallu que lui ouvrir la route une grande pénétration d’esprit naturelle et la première ardeur d’une jeunesse fort vive appliquées toutes deux ensemble, et sans interruption à un seul objet devaient faire, et firent effectivement un chemin prodigieux. M. de Montmort se ménagea encore un secours très utile ; il s’associa M. Nicole, jeune homme qui avait déjà quelque teinture de géométrie, et qui promettait beaucoup. Ils s’instruisaient l’un l’autre, s’éclairaient, s’animaient, se communiquaient du goût et de la passion. Dans ce cas-là le compagnon d’un travail le rend plus étendu, et cependant plus agréable. Ils passèrent trois ans dans l’ivresse du plaisir des mathématiques ; ils pénétrèrent jusque dans le calcul intégral, qui les piquait d’autant plus qu’il était plus épineux et moins connu ; mais toute cette félicité fut troublée ; quoiqu’elle ne parût pas devoir être trop exposée à la jalousie de la fortune.

On avait revêtu d’un canonicat de Notre-Dame de Paris le frère cadet de M. de Montmort , sans trop consulter son inclination. Il voulut renoncer à l’état ecclésiastique, et se donner pour successeur, ou M. de Montmort , s’il le voulait être, ou un autre à qui les suffrages des gens [p. 85] de bien n’étaient pas si favorables. Ils agirent auprès de M. de Montmort pour le résoudre à prendre le canonicat, lui qui vivait déjà comme le meilleur ecclésiastique du monde. Il n’avait à leur opposer que l’assujettissement pénible et perpétuel de la vie de chanoine, très adouci à la vérité par l’usage ordinaire, mais dont il voudrait porter tout le poids et dans le fond il était retenu aussi par ses chères mathématiques qui devaient souffrir beaucoup de son assiduité au chœur. Mais enfin sa délicatesse de conscience, même pour autrui, lui fit tout surmonter. Il fut chanoine et le fut à toute rigueur. Les offices du jour n’avaient nulle préférence sur ceux de la nuit, ni les assiduités utiles sur celles qui n’étaient que de piété. Seulement le peu de temps qui pouvait être de reste, était soigneusement ménagé pour ce qu’il aimait.

Il avait reçu de la nature des inclinations nobles, généreuses et bienfaisantes ; et tout ce qui pouvait les porter à un haut degré de perfection se réunissait en lui, la philosophie, la religion les engagements encore plus étroits de l’état ecclésiastique. Il faisait imprimer à ses frais les livres d’autrui, qui, quoique bons, n’eussent pas trop été recherchés par les libraires, comme celui de Guisnée sur l’ Application de l’algèbre et de la géométrie , ou des ouvrages rares, qui, par certaines circonstances, ne se fussent pas aisément répandus, comme le traité de Newton sur la quadrature des courbes ; il mariait ou faisait religieuses des filles qui faute de bien, n’eussent trouvé que des amants, et pas même des monastères ; et pourvu que les besoins ne fussent pas tout-à-fait disproportionnés à son pouvoir, il ne manquait jamais ni à l’amour des sciences, ni à celui du prochain. Cependant il faut avouer qu’au milieu de la douceur inséparable des bonnes actions, il n’était point pleinement content, sa vie rigoureuse de chanoine, sur laquelle il ne se faisait aucun quartier, le gênait trop, il ne sentait point qu’il fût où il aurait voulu être.

Vers la fin de 1704 il acheta la terre de Montmort. [p. 86] A celle de Mareuil qui était dans le voisinage demeurait Madame la duchesse d’Angoulême, qui par un paradoxe chronologique, était bru de Charles IX , mort il y avait alors 130 ans. M. de Montmort alla rendre ses respects à cette princesse, et il vit chez elle Mademoiselle de Romicourt, sa petite-nièce et sa filleule. Après cette visite, son canonicat lui fut plus à charge que jamais et enfin il se défit de l’importune prébende, pour pouvoir prétendre à cette demoiselle, dont il était toujours plus touché, parce qu’il la connaissait davantage et il l’épousa en 1706 au château de Mareuil. Avant le mariage, et malgré une extrême envie de conclure, il lui déclara de lui-même et sans aucune nécessité, qu’il avait dépensé vingt-cinq mille écus de son bien, tant il avait peur de tromper, même en cette occasion, où l’usage autorise les tromperies, en ne les punissant pas par le déshonneur qu’elles mériteraient. Il fut facile de juger à quoi ces 25 mille écus avaient été employés sans cela on n’aurait jamais su jusqu’où il avait poussé la générosité ou la charité chrétienne, et il arriva qu’une vertu fut trahie par une autre.

Etant marié il continua sa vie simple et retirée, et d’autant plus que par un bonheur assez singulier le mariage lui rendit sa maison plus agréable. Les mathématiques en profitèrent. Plein de différentes vues, il se fixa sur une matière toute neuve ; car le peu que Mrs Pascal et Huygens en avaient effleuré ne l’empêchait pas de l’être et il se mit à en composer un ouvrage qui ne pouvait manquer d’être original. Feu M. Bernouilli avait eu à peu près le même dessein 1 , et l’avait fort avancé ; mais rien n’en avait paru.

L’esprit du jeu n’est pas estimé ce qu’il vaut. Il est vrai qu’il est un peu déshonoré par son objet, par son motif, et par la plupart de ceux qui le possèdent ; mais du reste, il ressemble assez à l’esprit géométrique. Il demande aussi beaucoup d’étendue pour embrasser à la fois un grand nombre de différents rapports, beaucoup de justesse pour les comparer, beaucoup de sûreté pour déterminer le résultat [p. 87] des comparaisons et de plus une extrême promptitude d’opérer. Souvent les plus habiles joueurs ne jugent qu’en gros, et avec beaucoup d’incertitude, surtout dans les jeux de hasard, où les partis qu’il faut prendre dépendent du plus ou moins d’apparence que certains cas arrivent, ou n’arrivent pas. On sent assez que ces différents degrés d’apparence ne sont pas facile à évaluer il semble que ce serait mesurer des idées purement spirituelles, et leur appliquer la règle et le compas. Cela ne se peut qu’avec des raisonnements d’une espèce particulière, très fin, très glissants, et avec une algèbre inconnue aux algébristes ordinaires. Aussi ces sortes de sujets n’avaient-ils point été traités ; c’était un vaste pays inculte, où à peine voyait-on cinq ou six pas d’hommes. M. de Montmort s’y engagea avec un courage de Christophe Colomb , et en eut aussi le succès. Ce fut en 1708 qu’il donna son Essai d’analyse sur les jeux de hasard , où il découvrait ce nouveau monde aux géomètres. Au lieu des courbes qui leur sont familières, des sections coniques, cycloïdes, des spirales des logarithmiques, c’étaient le pharaon, la bassette, le lansquenet, l’hombre, le trictrac, qui paraissaient sur la scène assujettis au calcul, et domptés par l’algèbre.

Dans ce même temps un autre géomètre tourna ses vues de ce même côté c’est M. Nicolas Bernouilli , neveu des deux célèbres Jacques et Jean Bernoulli . Jacques, qui était mort, avait laissé un manuscrit imparfait, intitulé De arte conjectandi et quand le neveu soutint à Bâle, en 1709, sa thèse de docteur en droit, il prit pour sujet De arte conjectandi in jure ; comme il était habile géomètre, aussi bien que jurisconsulte, il ne put s’empêcher de choisir dans le droit une matière qui admît de la géométrie. Il traitait du prix où l’on doit légitimement mettre des rentes viagères et des usufruits, selon les différents âges ; du temps où un absent doit être censé mort, des assurances entre marchands, de la probabilité des témoignages, etc. Il appliquait à tout cela les principes de [p. 88] son oncle qui lui étaient connus, et ensuite, entraîné par le charme de la nouveauté et de la difficulté, il s’enfonça dans les mêmes théories que de M. de Montmort . Cette conformité de goûts et d’études fit naître entre eux l’amitié et l’émulation. M. Bernouilli vint à Paris, et M. de Montmort l’emmena chez lui à sa campagne où ils passèrent trois mois dans un combat continuel de problèmes dignes des plus grands géomètres. Il s’agissait toujours d’estimer les hasards de régler des paris, de calculer ce qui se dérobait le plus au calcul. Leurs journées passaient comme des moments, grâce à ces plaisirs, qui ne sont pourtant pas compris dans ce qu’on appelle ordinairement les plaisirs.

Les problèmes qui occupaient ces deux géomètres, conduisent nécessairement à des combinaisons très compliquées, et à des suites de nombres formées selon certaines conditions, et composées d’une infinité de termes, dont tantôt il fallait trouver les sommes finies ou infinies, tantôt, ce qui est souvent plus difficile, les sommes d’un nombre déterminé de termes, tantôt un terme quelconque.

La théorie de ces suites infinies est une clef de la plus sublime géométrie des courbes ; car elles se résolvent en des suites conditionnées d’une certaine manière et leurs circonférences ou les espaces qu’elles renferment sont des sommes de ces suites. Mais outre ces usages savants, les théories de M. de Montmort en peuvent encore avoir une infinité de politiques et de civils. Le chevalier Petty , anglais, a fait voir dans son Arithmétique politique , combien de connaissances nécessaires au gouvernement se réduisent à des calculs du nombre des hommes, de la quantité de nourriture qu’ils doivent consommer, du travail qu’ils peuvent faire, du temps qu’ils ont à vivre, de la fertilité des terres, de la quantité des naufrages dans les navigations, etc. Ces connaissances, et beaucoup d’autres pareilles étant acquises par l’expérience, et posées pour fondement, combien de conséquences en tirerait un habile ministre pour la perfection de l’agriculture pour le commerce, tant intérieur [p. 89] qu’extérieur, pour les colonies, pour le cours de l’argent, etc. Mais il faudrait qu’il passât par les combinaisons et par les suites de nombres, à moins qu’un grand génie naturel ne le dispensât d’une marche si lente et si pénible sans compter que la nature des affaires ne demanda pas la précision géométrique. Enfin, il est certain et les peuples s’en convaincront de plus en plus, que le monde politique, aussi bien que le physique se règle par poids, nombre et mesure.

Après le livre de M. de Montmort , il en parut un en Angleterre sur la même matière, intitulé De mensura sortis . Il est de M. Moivre fameux géomètre que la France a droit, puisqu’il est français, de revendiquer sur l’Angleterre, d’ailleurs fort riche. Je ne dissimulerai point que M. de Montmort fut vivement piqué de cet ouvrage, qui lui parut avoir été entièrement fait sur le sien, et d’après le sien. Il est vrai qu’il y était loué ; et n’était-ce pas assez, dira-t-on ! Mais un seigneur de fief n’en quittera pas pour des louanges celui qu’il prétend lui devoir foi et hommage des terres qu’il tient de lui. Je parle selon sa prétention et ne décide nullement s’il était en effet le seigneur.

M. de Montmort , voisin à sa campagne de Madame la duchesse d’Angoulême s’était fort attiré son estime et sa confiance ; peut-être aussi avait-il pour elle une sorte de reconnaissance de ce que son mariage était heureux. Après qu’elle eut vendu sa terre de Mareuil pour l’arrangement de ses affaires il lui offrit la plus belle partie du château de Montmort pour sa demeure, et elle l’accepta. Elle y fut trois ans, au bout desquels elle mourut en 1713, ayant encore augmenté de dix ans la merveille d’être belle-fille de Charles IX . Elle laissa son hôte chargé d’une lettre pour le roi, et son exécuteur testamentaire. Il fallut que le philosophe allât à Versailles, et, ce qui est encore plus terrible, au palais, et fort souvent car il se trouva sur les bras deux procès que le testament avait fait naître. Il avait pour les affaires la double haine et d’honnête homme et de [p. 90] savant cependant il en fit parfaitement son devoir et gagna les deux procès. En comparaison de ces sortes d’honneurs funèbres qu’il rendit à la mémoire de la princesse, les obsèques dignes d’elle qu’il lui fit faire, et l’épitaphe qu’il composa ne méritent pas d’être comptés.

En 1714, il fit une nouvelle édition de ses jeux de hasard, très considérablement augmentée, et enrichie de son commerce épistolaire avec Mrs Bernoulli oncle et neveu ; surtout avec le neveu, qui ne respirait alors, comme lui, que combinaisons et suites infinies de nombres.

Ce n’était pas seulement avec ces deux illustres mathématiciens qu’il était en commerce, mais avec tous les autres de l’Europe, Mrs Leibnitz , Halley, Craige, Taylor , Herman, Poleni . Tous les plus grands noms dans ce genre composaient la liste de ses amis. Il apprenait par eux les nouvelles les plus fraîches des mathématiques, leurs vues particulières, leurs projets d’ouvrages, leurs réflexions sur ce qui paraissait au jour, l’histoire anecdote des sciences il recevait et rendait des solutions de problèmes difficiles, des jugements raisonnés, des dissertations méditées avec soin ; un géomètre médiocre aurait été souvent fort embarrassé de pareils commerces ; pour lui, il ne pouvait l’être que quand il fallait se ménager entre des savants brouillés ensemble, comme dans la querelle qui s’éleva sur l’invention des nouveaux calculs, et dont nous avons parlé en 1716 2 . D’un côté était toute l’Angleterre en armes pour M. Newton , et de l’autre M. Leibnitz , et après sa mort M. Jean Bernoulli qui, aussi bien que Jacques son frère, ayant pris les premières idées de ces calculs dans les écrits de M. Leibnitz où tout autre qu’eux ne les eût pas prises, les avait poussées si loin, qu’il y pouvait prendre le même intérêt que M. Leibnitz . M. Jean Bernoulli seul, comme le fameux Coclés , soutenait sur le pont toute l’armée anglaise. On en était venu aux grandes hostilités, à des défis de problèmes ; et M. de Montmort , toujours posté entre les deux partis ennemis, dont chacun tâchait de l’attirer à soi, [p. 91] reconnu presque pour juge en quelques occasions avait besoin de toute sa sagesse. Il était peut-être plus lié avec les Anglais qu’il connaissait personnellement cependant il se maintint parfaitement neutre, en usant du seul artifice qui put réussir, il disait toujours vrai de part et d’autre, mais du ton qui fait passer la vérité. Les savants avec qui il a eu le commerce le plus étroit, sont Mrs Bernoulli oncle et neveu, et M. Taylor .

En 1715, il fit un troisième voyage en Angleterre, pour y observer l’éclipse solaire qui devait être totale à Londres. La Société royale ne le voulut pas laisser partir sans se l’être acquis et sans l’avoir reçu dans son corps.

A quelque point que cet honneur le flattât, il ne le séduisit pourtant pas en faveur des attractions, abolies, à ce qu’on croyait, par le cartésianisme, et ressuscitées par les Anglais, qui cependant se cachent quelquefois de l’amour qu’ils leur portent. M. de Montmort eut de grandes querelles sur ce sujet avec M. Taylor son ami particulier, et lui composa même, avec soin, une assez longue dissertation par laquelle il renvoyait les attractions dans le néant, d’où elles tâchaient de sortir. M. Taylor y répondit peu de temps après. Il est certain que si l’on veut entendre ce qu’on dit, il n’y a que des impulsions ; et si on ne se soucie pas de l’entendre, il y a des attractions et tout ce qu’on voudra mais alors la nature nous est si incompréhensible, qu’il est peut-être plus sage de la laisser là pour ce qu’elle est.

M. de Montmort , pour remplir quelque devoir de membre de la Société royale de Londres, lui envoya un grand écrit fort curieux et fort profond sur les suites infinies, qu’elle fit imprimer dans ses Transactions en 1717. M. Taylor , très versé aussi dans cette matière, comme il paraît par son traité De methodo incrementorum y fit une addition ce qui marquait entre deux géomètres vivants une liaison assez tendre, et une espèce de fraternité.

M. de Montmort destinait aussi un pareil morceau à [p. 92] l’Académie des Sciences, où il avait été reçu associé libre en 1716 mais étant venu de sa campagne à Paris au mois de septembre 1716 pour des affaires, il fut pris de la petite-vérole, qui faisait alors beaucoup de ravage, et mourut le 7 octobre suivant.

Quand il fut extrêmement mal, et que, selon la coutume, on l’envoya recommander aux prières de trois paroisses dont il était seigneur, les églises retentissaient des gémissements et des cris des paysans. Sa mort fut honorée de la même oraison funèbre, éloges les plus précieux de tous, tant parce qu’aucune contrainte ne les arrache que parce qu’ils ne se donnent ni à l’esprit ni au savoir, mais à des qualités infiniment plus estimables.

Il travaillait depuis un temps à l’ Histoire de la géométrie . Chaque science, chaque art devrait avoir la sienne. Il est très agréable, et ce plaisir renferme beaucoup d’instruction, de voir la route que l’esprit humain a tenue, et, pour parler géométriquement, cette espèce de progression, dont les intervalles sont d’abord extrêmement grands, et vont ensuite naturellement en se serrant toujours de plus en plus. L’histoire de la géométrie ancienne aurait été d’une discussion, et d’une recherche fort pénible, et il eût fallu beaucoup travailler pour ne rien apprendre que des méthodes embarrassées qui ont conduit les plus grands génies à ce qui n’est présentement qu’un jeu. La géométrie moderne, dont l’époque est à Descartes , qui a changé la face de tout, eût été plus agréable et plus intéressante, mais en même temps plus dangereuse à traiter. Non seulement les particuliers, mais les nations mêmes ont des jalousies. Heureusement M. de Montmort était assez intelligent et assez laborieux pour la première partie de son ouvrage, assez instruit et assez équitable pour la seconde. Il n’était pas encore fort avancé, puisse-t-il avoir un digne successeur !

Le fort de son travail n’était qu’à sa campagne où il passait la plus grande partie de l’année ; la vie de Paris lui paraissait trop distraite pour des méditations aussi suivies [p. 93] que les siennes. Du reste il ne craignait pas les distractions en détail. Dans la même chambre où il travaillait aux problèmes les plus embarrassants, on jouait du clavecin son fils courait et le lutinait, et les problèmes ne laissaient pas de se résoudre. Le P. Malebranche en a été plusieurs fois témoin avec étonnement. Il y a bien de la force dans un esprit qui n’est pas maîtrisé par les impressions du dehors même les plus légères.

Il faisait volontiers les honneurs de Paris aux savants étrangers, qui la plupart s’adressaient d’abord à lui. Quoique vif et sujet à des colères d’un moment, surtout quand on l’interrompait dans ses études pour lui parler d’affaires, il était fort doux, et à ces colères succédait une petite honte et un repentir gai. Il était bon maître, même à l’égard de domestiques qui l’avaient volé, bon ami, bon mari, bon père, non seulement pour le fond des sentiments, mais, ce qui est plus rare, dans tout le détail de la vie.

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1 V. l’Hist. de 1705, p. 148 et suiv.

2 p. 109 et suiv.