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Louis Morin naquit au Mans, le 11 juillet 1636, son père, contrôleur au grenier à sel de la ville, et sa mère, étaient tous deux d’une grande piété. Il fut l’aîné de seize enfants, charge peu proportionnée aux facultés de la maison, et qui aurait effrayé des gens moins résignés à la Providence.
Ils donnèrent à l’éducation de M. Morin tous les soins que leur fortune leur permit, et que la religion leur demanda. Dès qu’il put marquer une inclination, il en marqua pour les plantes. Un paysan qui en venait fournir les apothicaires de la ville, fut son premier maître. L’enfant payait ses leçons de quelque petite monnaie, quand il pouvait, et de ce qui devait faire son léger repas d’après dîné. Déjà avec le goût de la botanique, la libéralité et la sobriété commençaient à éclore en lui, et une inclination indifférente ne se développait qu’accompagnée de ces deux vertus naissantes.
Bientôt il eut épuisé tout le savoir de son maître, et il fallut qu’il allât herboriser lui-même aux environs du Mans, et y chercher des plantes nouvelles. Quand il eut fait ses humanités, on l’envoya à Paris pour la philosophie. Il y vint, mais en botaniste, c’est-à-dire à pied. Il n’avait garde de ne pas mettre le chemin à profit.
Sa philosophie faite, sa passion pour les plantes le détermina à l’étude de la médecine. Alors il embrassa un genre de vie que l’ostentation d’un philosophe ancien, ou la pénitence d’un anachorète n’auraient pas surpassé. Il se réduisit au pain et à l’eau, tout au plus se permettait-il [p. 69] quelques fruits. Par-là, il se maintenait l’esprit plus libre pour l’étude, et toujours également et parfaitement libre, car l’âme n’avait nul prétexte de se plaindre de la matière, il donnait à la conservation de sa santé tout le soin qu’elle mérite et qu’on ne lui donne jamais, il se ménageait beaucoup d’autorité pour prêcher un jour la diète à ses malades, et surtout il se rendait riche malgré la fortune, non pas pour lui, mais pour les pauvres, qui seuls profitaient de cette opulence artificielle, plus difficile que toute autre à acquérir. On peut aisément croire que, puisqu’il pratiquait au milieu de Paris cette frugalité digne de la Thébaïde, Paris était pour lui une Thébaïde à l’égard de tout le reste, à cela près qu’il lui fournissait des livres et des savants.
Il fut reçu docteur en médecine vers l’an 1662. MM. Fagon , Longuet et Gallois, tous trois docteurs de la faculté, et habiles botanistes, travaillaient à un catalogue des plantes du Jardin royal, qui parut en 1666, sous le nom de M. Vallot , alors premier médecin. Pendant ce travail, M. Morin fut souvent consulté, et de là vint l’estime particulière que Fagon prit pour lui, et qu’il a toujours conservée.
Après quelques années de pratique, il fut reçu Expectant à l’Hôtel-Dieu. La place de médecin pensionnaire lui aurait été bien due, dès qu’elle serait venue à vaquer, mais le mérite seul agit lentement, et c’est même beaucoup qu’il agissait. M. Morin ne savait ni s’intriguer ni faire sa cour, l’extrême modération de ses désirs lui rendait cet art inutile, et sa vie retirée lui en faisait ignorer jusqu’aux premiers éléments. A la fin cependant on fut forcé de lui rendre justice, mais l’argent qu’il recevait de sa pension de l’Hôtel-Dieu y demeurait, il le remettait dans le tronc, après avoir bien pris garde à n’être pas découvert. Ce n’était pas là servir gratuitement les pauvres, c’était les payer pour les avoir servis.
Sur la réputation qu’il s’était acquise dans Paris, Mademoiselle de Guise [p. 70] souhaita de l’avoir pour son médecin. Feu Dodart , son intime ami, eut assez de peine à lui faire accepter cette place. Sa nouvelle dignité l’obligea à prendre un carrosse, attirail fort incommode, mais en satisfaisant à cette bienséance extérieure, dont il pouvait être comptable au public, il ne relâcha rien de son austérité dans l’intérieur de sa vie, dont il était toujours le maître. Au bout de deux ans et demi, la princesse tomba malade. Comme il avait le pronostic fort sûr, il en désespéra dans un temps même où elle se croyait hors de danger, et lui annonça sa mort, ministère souverainement désagréable en de pareilles circonstances, mais dont sa piété jointe à sa simplicité l’empêchait de sentir le désagrément. Il ne le sentit pas non plus par le succès. Cette princesse, touchée de son zèle, tira de son doigt une bague qu’elle lui donna comme le dernier gage de son affection, et le récompensa encore mieux en se préparant chrétiennement à la mort. Elle lui laissa par son testament 2000 livres de pension viagère, qui lui ont toujours été bien payées.
A peine fut-elle morte, qu’il se débarrassa du carrosse et se retira à Saint-Victor, sans aucun domestique, ayant cependant augmenté son ordinaire d’un peu de riz cuit à l’eau.
M. Dodart , qui s’était chargé du soin d’avoir des vues et de l’ambition pour lui, fit en sorte qu’au renouvellement de l’Académie, en 1699, il fût nommé associé botaniste. Il ne savait pas, et sans doute il eût été bien aise de le savoir, qu’il faisait entrer dans cette compagnie son successeur à sa place de pensionnaire.
Comme M. Morin était un homme qui, à proprement parler, ne se rangeait pas à ses devoirs, mais qui s’y trouvait naturellement tout rangé, ce ne fut pas un effort pour lui que de se rendre assidu à l’Académie, malgré la grande distance des lieux, tant que ses forces lui permirent d’en faire le voyage. Mais sa diète, qui était fort propre à prévenir des maladies, ne l’était pas à donner beaucoup de [p. 71] vigueur : il avait 64 ans au temps du renouvellement et de son entrée dans la compagnie, et son assiduité ne dura guère plus d’un an après la mort de M. Dodart , à qui il succéda en 1707.
Quand M. Tournefort alla herboriser dans le Levant en 1700 1 , il pria M. Morin de mire en sa place les démonstrations des plantes au Jardin royal, et le paya de ses peines en lui rapportant de l’Orient une nouvelle plante, qu’il nomma Morin a Orientalis. Il a nommé de même la Dodarte, la Fagonne, la Bignonne, la Phelypée, et ce sont là de ces sortes de grâces que les savans peuvent faire non-seulement à leurs pareils, mais aux grands. Une plante est un monument plus durable qu’une médaille ou qu’un obélisque. Il est vrai cependant qu’il arrive des malheurs même aux noms attachés à des plantes, témoin le Nicotiane, qui ne s’appelle plus que tabac.
M. Morin avançant fort en âge, fut obligé de prendre un domestiqué, et, ce qui est encore plus considérable, il se résolut à une once devin par jour, car il le mesurait aussi exactement qu’un remède, qui n’est pas éloigné d’être un poison. Alors il quitta toutes ses pratiques de la ville, et se réduisit aux pauvres de son quartier, et à ses visites de l’Hôtel-Dieu. Sa faiblesse augmentait, et il fallut augmenter la dose du vin, mais toujours avec la balance. A 78 ans ses jambes ne purent plus le porter, et il ne quitta plus guère le lit. Sa tête fût toujours bonne, excepté les six derniers mois. Il s’éteignit enfin le 1er mars 1715, âgé de près de 80 ans, sans maladie, et uniquement faute de force. Une vie longue et saine, une mort lente et douce, furent les fruits de son régime.
Ce régime si singulier n’était qu’une portion de la règle journalière de sa vie, dont toutes les fonctions observaient un ordre presque aussi uniforme et aussi précis que les mouvements des corps célestes. Il se couchait à sept heures du soir en tout temps, et se levait à deux heures du matin. Il passait trois heures en prières. Entre cinq et six heures [p. 72] en été, et l’hiver entre six et sept, il allait à l’Hôtel-Dieu, et entendait le plus souvent la messe à Notre-Dame. A son retour il lisait l’Écriture Sainte, et dinait à onze heures. Il allait ensuite jusqu’à deux heures au Jardin royal, lorsqu’il faisait beau. Il y examinait les plantes nouvelles, et satisfaisait sa première et sa plus forte passion. Après cela il se renfermait chez lui, si ce n’était qu’il eût des pauvres à visiter, et passait le reste de la journée à lire des livres de médecine ou d’érudition, mais surtout de médecine, à cause de son devoir. Ce temps-là était destiné aussi à recevoir des visites, s’il en recevait, car on lui a entendu dire, ceux qui me viennent voir me font honneur, ceux qui n’y viennent pas me font plaisir, et l’on peut bien croire que chez un homme qui pense ainsi, la foule n’y est pas. Il n’y avait guère que quelque Antoine qui pût aller voir ce Paul.
On a trouvé dans ses papiers un index d’ Hippocrate grec et latin, beaucoup plus ample et plus correct que celui de Pini. Il ne l’avait fini qu’un an avant sa mort. Un pareil ouvrage demande une assiduité et une patience d’ermite.
Il en est de même d’un journal de plus de 40 années, où il marquait exactement l’état du baromètre et du thermomètre, la sécheresse ou l’humidité de l’air, le vent et ses changements dans le cours d’une journée, la pluie, le tonnerre, et jusqu’aux brouillards, tout cela dans une disposition fort commode et fort abrégée, qui présentait une grande suite de choses différentes en peu d’espaces. Il échapperait un nombre infini de ces sortes d’observations à un homme plus dissipé dans le monde, et d’une vie moins uniforme.
Il a laissé une bibliothèque de près de 20 000 écus, un médailler, et un herbier, nulle autre acquisition. Son esprit lui avait sans comparaison plus coûté à nourrir que son corps.
1 V. l’Histoire de 1708 p. 152.