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Éloge de Monsieur Isaac Newton

Éloge de M. Newton

[p. 151]

Isaac Newton naquit le jour de Noël V.S. de l'an 1642 à Volstrope, dans la province de Lincoln. Il sortait de la branche aîné de Jean Newton, chevalier baronnet, seigneur de Volstrope. Cette seigneurie était dans la famille depuis 200 ans. Messieurs Newton s’y étaient transportés de Westby dans la même province de Lincoln ; mais ils étaient originaires de Newton dans celle de Lancastre. La mère de M. Newton , nommée Anne Ascough, était aussi d’une ancienne famille. Elle se remaria après la mort de son premier mari, père de M. Newton .

Elle mit son fils âgé de 12 ans, à la grande école de Grantham, et l’en retira au bout de quelques années, afin qu’il s’accoutumât de bonne heure à prendre connaissance de ses affaires, et à les gouverner lui-même. Mais elle le trouva si peu occupé de ce soin, si distrait par les livres, qu’elle le renvoya à Grantham pour y suivre son goût en liberté. Il le satisfit encore mieux en passant de-là au collège de la Trinité dans l’université de Cambridge, où il fut reçu en 1660 à l’âge de 18 ans.

Pour apprendre les mathématiques, il n’étudia point [p. 152] Euclide , qui lui parut trop clair, trop simple, indigne de lui prendre du temps ; il le savait presque avant que de l’avoir lu, et un coup d’œil sur l’énoncé des théorèmes les lui démontrait. Il sauta tout d’un coup à des livres tels que la géométrie de Descartes et les optiques de Kepler . On lui pourrait appliquer ce que Lucain a dit du Nil, dont les Anciens ne connaissaient point la source, qu’il n’a pas été permis aux hommes de voir le Nil faible et naissant . Il y a des preuves que M. Newton avait fait à 24 ans ses grandes découvertes en géométrie, et posé les fondements de ses deux célèbres ouvrages, les Principes et l’ Optique . Si des intelligences supérieures à l’homme ont aussi un progrès de connaissances, elles volent tandis que nous rampons ; elles suppriment des milieux que nous ne parcourons qu’en nous traînant, lentement et avec effort, d’une vérité à une autre qui y touche.

Nicolas Mercator , né dans le Holstein, mais qui a passé sa vie en Angleterre, publia en 1668 sa Logarithmotechnie , où il donnait par une suite ou série infinie la quadrature de l’hyperbole. Alors il parut pour la première fois dans le monde savant une suite de cette espèce, tirée de la nature particulière d’une courbe, avec un art tout nouveau et très délié. L’illustre M. Barrou, qui était à Cambridge, où était M. Newton , âgé de 26 ans, se souvint aussitôt d’avoir vu la même théorie dans des écrits du jeune homme, non pas bornée à l’hyperbole, mais étendue par des formules générales à toutes sortes de courbes, même mécaniques, à leurs quadratures, à leurs rectifications, à leurs centres de gravité, aux solides formés par leurs révolutions, aux surfaces de ces solides : de sorte que quand les déterminations étaient possibles, les suites s’arrêtaient à un certain point, ou si, elles ne s’arrêtaient pas, on en avait les sommes par règles ; que si les déterminations précises étaient impossibles, on en pouvait toujours en approcher à l’infini, supplément le plus heureux et le plus subtile que l’esprit humain pût trouver à l’imperfection de ses connaissances. C’était une [p. 153] grande richesse pour un géomètre de posséder une théorie si féconde et si générale ; c’était une gloire encore plus grande d’avoir inventé une théorie si surprenante et si ingénieuse : et M. Newton , averti par le livre de Mercator que cet habile homme était sur la voie, et que d’autres s’y pourraient mettre en le suivant, devait naturellement se presser d’étaler ses trésors pour s’en assurer la véritable propriété qui consiste dans la découverte ; mais il se contenta de la richesse, et ne se piqua point de la gloire. Il dit lui-même dans une lettre du Commercium Epistolicum, qu’il avait cru que son secret était entièrement trouvé par Mercator, ou le serait par d’autres, avant qu’il fût d’un âge assez mur pour composer. Il se laissait enlever sans regret ce qui avait dû lui promettre beaucoup de gloire, et se flatter des plus douces espérances de cette espèce, et il attendait l’âge convenable pour composer ou pour se donner au public, n’ayant pas attendu celui de faire les plus grandes choses. Son manuscrit sur les suites infinies fut simplement communiqué à M. Collins et à Milord Brounker, habiles en ces matières, et encore ne le fut-il que par M. Barrou, qui ne lui permettait pas d’être tout à fait aussi modeste qu’il l’eût voulu.

Ce manuscrit, tiré en 1669 du cabinet de l’auteur, porte pour titre : Méthode que j’avais trouvée autrefois, etc. Et quand cet autrefois ne serait que trois ans, il aurait donc trouvé à 24 ans toute la belle théorie des suites. Mais il y a plus : ce même manuscrit contient et l’invention et le calcul des Fluxions ou infiniment petits, qui ont causé une si grande contestation entre M. Leibniz et lui, ou plutôt entre l’Allemagne et l’Angleterre. Nous en avons fait l’Histoire en 1716 1 dans l’éloge de M. Leibniz  ; et quoique ce fut l’éloge de M. Leibniz , nous y avons si exactement gardé la neutralité d’historien, que nous n’avons présentement rien de nouveau à dire pour M. Newton . Nous avons marqué expressément que M. Newton était certainement inventeur, que sa gloire était en sûreté, et qu’il n’était question que de faire savoir si M. Leibnitz avait pris de lui cette idée. Toute l’Angleterre [p. 154] en est convaincue, quoique la Société royale ne l’ait pas prononcé dans son Jugement, et l’ait tout au plus insinué. M. Newton est constamment le premier inventeur, et de plusieurs années le premier. M. Leibniz , de son côté, est le premier qui ait publié ce calcul ; et s’il l’avait pris de M. Newton , il ressemblerait du moins au Prométhée de la fable, qui déroba le feu aux dieux pour en faire part aux hommes.

En 1687, M. Newton se résolut enfin à se dévoiler et à révéler ce qu’il était : les Principes mathématiques de la Philosophie naturelle parurent. Ce livre, où la plus profonde géométrie sert de base à une physique toute nouvelle, n’eut pas d’abord tout l’éclat qu’il méritait, et qu’il devait avoir un jour. Comme il est écrit très savamment, que les paroles y sont fort épargnées, qu’assez souvent les conséquences y naissent rapidement des principes, et qu’on est obligé à suppléer de soi-même tout l’entre-deux, il fallait que le public eût le loisir de l’entendre. Les grands géomètres n’y parvinrent qu’en l’étudiant avec soin ; les médiocres ne s’y embarquèrent qu’excités par le témoignage des grands : mais enfin, quand le livre fut suffisamment connu, tous ces suffrages qu’il avait gagnés si lentement éclatèrent de toutes parts, et ne formèrent qu’un cri d’admiration. Tout le monde fut frappé de l’esprit original qui brille dans l’ouvrage ; de cet esprit créateur qui, dans toute l’étendue du siècle le plus heureux, ne tombe guère en partage qu’à trois ou quatre hommes pris dans toute l’étendue des pays savants.

Deux théories principales dominent dans les principes mathématiques, celle des forces centrales, et celle de la résistance des milieux au mouvement, toutes deux presqu’entièrement neuves, et traitées selon la sublime géométrie de l’auteur. On ne peut plus toucher ni à l’une ni à l’autre de ces matières, sans avoir M. Newton devant les yeux, sans le répéter ou sans le suivre ; et si on veut le déguiser, quelle adresse pourra empêcher qu’il ne soit reconnu !

Le rapport trouvé par Kepler entre les révolutions des corps célestes et leurs distances à un centre commun de ces [p. 155] révolutions, règne constamment dans tout le ciel. Si l’on imagine, ainsi qu’il est nécessaire, qu’une certaine force empêche ces grands corps de suivre pendant plus d’un instant leur mouvement naturel en ligne droite d’Occident en Orient, et les retire continuellement vers un centre, il suit de la règle de Kepler , que cette force, qui sera centrale, ou plus particulièrement centripète, aura sur un même corps une action variable selon les différentes distances à ce centre, et cela dans la raison renversée des quarrés de ces distances ; c’est-à-dire, par exemple, que si ce corps était deux fois plus éloigné du centre de sa révolution, l’action de la force centrale sur lui en serait quatre fois plus faible. Il paraît que M. Newton est parti de-là pour toute sa physique du monde pris en grand. Nous pouvons supposer aussi ou feindre qu’il a d’abord considéré la Lune, parce qu’elle a la Terre pour centre de son mouvement.

Si la Lune perdait toute l’impulsion, toute la tendance qu’elle a pour aller d’Occident en Orient en ligne droite, et qu’il ne lui restât que la force centrale qui la porte vers le centre de la terre, elle obéirait donc uniquement à cette force, en suivrait uniquement la direction, et viendrait en ligne droite vers le centre de la terre. Son mouvement de révolution étant connu, M. Newton démontre par ce mouvement, que dans la première minute de sa descente elle décrirait 15 pieds de Paris. Sa distance de la Terre est de 60 demi-diamètres de la Terre : donc si la Lune était à la surface de la Terre, sa force serait augmentée selon le quarré de 60, c’est-à-dire qu’elle serait 3600 fois plus puissante, et que la Lune dans une minute décrirait 3600 fois 15 pieds.

Maintenant si l’on suppose que la force qui agissait sur la Lune soit la même que celle que nous appelons pesanteur dans les corps terrestres, il s’ensuivra du système de Galilée , que la Lune, qui à la surface de la Terre parcourait 3600 fois 15 pieds en 1 minute, devra aussi parcourir quinze pieds dans la première soixantième partie, ou dans la première seconde de cette minute. Or, on sait par toutes les expériences, et on n’a [p. 156] pu les faire qu’à de très petites distances de la surface de la Terre, que les corps pesants tombent de 15 pieds dans la première seconde de leur chute. Ils sont donc, quand nous éprouvons la durée de leur chute, dans le même cas précisément que si ayant fait autour de la Terre, avec la même force centrale que la Lune, la même révolution, et à la même distance, ils se trouvaient ensuite tout près de la surface de la terre ; et s’ils sont dans le cas où serait la Lune, la Lune est dans le même cas où ils sont, et n’est retirée à chaque instant vers la Terre que par la même pesanteur. Une conformité si exacte d’effets, ou plutôt cette parfaite identité, ne peut venir que de celle des causes.

Il est vrai que dans le système de Galilée , qu’on a suivi ici, la pesanteur est constante, et que la force centrale de la Lune ne l’est pas dans la démonstration même qu’on vient de donner. Mais la pesanteur peut bien ne paraître constante, ou, pour mieux dire, elle ne le paraît dans toutes nos expériences, qu’à cause que la plus grande hauteur d’où nous puissions voir tomber des corps, n’est rien par rapport à la distance de 1500 lieues où ils sont tous du centre de la Terre. Il est démontré qu’un boulet de canon tiré horizontalement, décrit dans l’hypothèse de la pesanteur constante une parabole terminée à un certain point par la rencontre de la Terre ; mais que s’il était tiré d’une hauteur qui pût rendre sensible l’inégalité d’action de la pesanteur, il décrirait au lieu de la parabole une ellipse, dont le centre de la Terre serait un des foyers, c’est-à-dire qu’il ferait exactement ce que fait la Lune.

Si la Lune est pesante à la manière des corps terrestres, si elle est portée vers la Terre par la même force qui les y porte, si, selon l’expression de M. Newton , elle pèse sur la Terre, la même cause agit dans tout ce merveilleux assemblage de corps célestes : car toute la nature est une ; c’est partout la même disposition, partout des ellipses décrites par des corps dont le mouvement se rapporte à un corps placé dans un des foyers. Les satellites de Jupiter pèsent sur Jupiter comme [p. 157] la Lune, les satellites de Saturne sur Saturne, toutes les planètes ensemble sur le Soleil.

On ne sait point en quoi consiste la pesanteur, et M. Newton lui-même l’a ignoré. Si la pesanteur agit par impulsion, on conçoit qu’un bloc de marbre qui tombe peut être poussé vers la terre sans que la terre soit aucunement poussée vers lui ; et en un mot tous les centres auxquels se rapportent les mouvements causés par la pesanteur, pourront être immobiles. Mais si elle agit par attraction, la Terre ne peut attirer le bloc de marbre, sans que ce bloc de marbre n’attire aussi la Terre. Pourquoi cette vertu attractive serait-elle plutôt dans certains corps que dans d’autres ? M. Newton pose toujours l’action de la pesanteur réciproque dans tous les corps, et proportionnelle seulement à leurs masses ; et par-là il semble déterminer la pesanteur à être réellement une attraction. Il n’emploie à chaque moment que ce mot pour exprimer la force active des corps ; force, à la vérité, inconnue, et qu’il ne prétend pas définir : mais si elle pouvait agir aussi par impulsion, pourquoi ce terme plus clair n’aurait-il pas été préféré ? Car on conviendra qu’il n’était guère possible de les employer tous deux indifféremment ; ils sont trop opposés. L’usage perpétuel du mot d’attraction, soutenu d’une grande autorité, et peut-être aussi de l’inclination qu’on croit sentir à M. Newton pour la chose même, familiarise du moins les lecteurs avec une idée proscrite par les cartésiens, et dont tous les autres philosophes avaient ratifié la condamnation ; il faut être présentement sur ses gardes pour ne lui pas imaginer quelque réalité : on est exposé au péril de croire qu’on l’entend.

Quoi qu’il en soit, tous les corps, selon M. Newton , pèsent les uns sur les autres, ou s’attirent en raison de leurs masses ; et quand ils tournent autour d’un centre commun, [p. 158] dont par conséquent ils sont attirés, et qu’ils attirent, leurs forces attractives varient dans la raison renversée des quarrés de leurs distances à ce centre ; et si tous ensemble avec leur centre commun tournent autour d’un autre centre commun à eux et à d’autres, ce sont encore de nouveaux rapports qui font une étrange complication. Ainsi chacun des cinq satellites de Saturne pèsent sur les quatre autres, et les quatre autres sur lui ; tous les cinq pèsent sur Saturne, et Saturne sur eux : le tout pèse sur le Soleil, et le Soleil sur ce tout. Quelle géométrie a été nécessaire pour débrouiller ce chaos de rapports ! Il paraît téméraire de l’avoir entrepris ; et on ne peut voir sans étonnement que d’une théorie si abstraite, formée de plusieurs théories particulières, toutes très difficiles à manier, il naisse nécessairement des conclusions toujours conformes aux faits établis par l’astronomie.

Quelquefois même ces conclusions semblent deviner des faits auxquels les astronomes ne se seraient pas attendus. On prétend depuis un temps, et surtout en Angleterre, que quand Jupiter et Saturne sont entre eux dans leur plus grande proximité, qui est de 165 millions de lieues, leurs mouvements ne sont plus de la même régularité que dans le reste de leur cours ; et le système de M. Newton en donne tout d’un coup la cause qu’aucun autre système ne donnerait. Jupiter et Saturne s’attirent plus fortement l’un l’autre, parce qu’ils sont plus proches ; et par-là, la régularité du reste de leur cours est sensiblement troublée. On peut aller jusqu’à déterminer la quantité et les bornes de ce dérèglement.

La Lune est la moins régulière des planètes ; elle échappe assez souvent aux tables les plus exactes, et fait des écarts dont on ne connaît point les principes. M. Halley , que son profond savoir en mathématiques n’empêche pas d’être bon poète, dit dans des vers latins qu’il a mis au-devant des Principes de M. Newton , que la Lune jusque-là ne s’était point laissée assujettir au frein des calculs, et n’avait été domptée par aucun Astronome ; mais qu’elle l’est enfin dans le nouveau système. Toutes les bizarreries de son cours y deviennent d’une nécessité qui les fait prédire ; et il est difficile qu’un système où elles prennent cette forme, ne soit qu’un système heureux, surtout si on ne les regarde que comme une petite partie d’un tout, qui embrasse avec le même succès une infinité [p. 159] d’autres explications. Celle du flux et du reflux s’offre si naturellement par l’action de la Lune sur les mers, combinée avec celle du Soleil, que ce merveilleux phénomène semble en être dégradé.

La seconde des deux grandes théories sur lesquelles roule le livre des Principes est celle de la résistance des milieux au mouvement, qui doit entrer dans les principaux phénomènes de la nature, tels que les mouvements des corps célestes, la lumière, le son. M. Newton établit à son ordinaire sur une très profonde géométrie ce qui doit résulter de cette résistance, selon toutes les causes qu’elle peut avoir, la densité du milieu, la vitesse du corps mû, la grandeur de sa surface ; et il arrive enfin à des conclusions qui détruisent les tourbillons de Descartes , et renversent ce grand édifice céleste qu’on aurait cru inébranlable. Si les planètes se meuvent autour du Soleil dans un milieu quel qu’il soit, dans une matière éthérée qui remplit tout, et qui, quelque subtile qu’elle soit, n’en résistera pas moins, ainsi qu’il est démontré, comment les mouvements des planètes n’en sont-ils pas perpétuellement et même promptement affaiblis ? Surtout comment les comètes traversent-elles les tourbillons librement en tous sens, quelquefois avec des directions de mouvements contraires aux leurs, sans en recevoir nulle altération sensible dans leurs mouvements, de quelque longue durée qu’ils puissent être ? Comment ces torrents immenses et d’une rapidité presqu’incroyable n’abordent-ils pas en peu d’instants tout le mouvement particulier d’un corps qui n’est qu’un atome par rapport à eux, et ne le forcent-ils pas à suivre leur cours ?

Les corps célestes se meuvent donc dans un grand vide, si ce n’est que leurs exhalaisons et les rayons de lumière, qui forment ensemble mille entrelacements différents, mêlent un peu de matière à des espaces immatériels presque infinis. L’attraction et le vide, bannis de la physique par Descartes , et bannis pour jamais selon les apparences, y reviennent ramenés par M. Newton , armés d’une force toute nouvelle [p. 160] dont on ne les croyait pas capables, et seulement peut-être un peu déguisés.

Les deux grands hommes qui se trouvent dans une si grande opposition, ont eu de grands rapports. Tous deux ont été des génies du premier ordre, nés pour dominer sur les autres esprits, et pour fonder des empires. Tous deux géomètres excellents ont vu la nécessité de transporter la géométrie dans la physique. Tous deux ont fondé leur physique sur une géométrie qu’ils ne tenaient presque que de leurs propres lumières. Mais l’un, prenant un vol hardi, a voulu se placer à la source de tout, se rendre maître des premiers principes par quelques idées claires et fondamentales, pour n’avoir plus qu’à descendre aux phénomènes de la nature comme à des conséquences nécessaires. L’autre, plus timide ou plus modeste, a commencé sa marche par s’appuyer sur les phénomènes pour remonter aux principes inconnus, résolu de les admettre quels que les pût donner l’enchaînement des conséquences. L’un part de ce qu’il entend nettement pour trouver la cause de ce qu’il voit ; l’autre part de ce qu’il voit pour en trouver la cause, soit claire, soit obscure. Les principes évidents de l’un ne le conduisent pas toujours aux phénomènes tels qu’ils sont ; les phénomènes ne conduisent pas toujours l’autre à des principes assez évidents. Les bornes qui dans ces deux routes contraires ont pu arrêter deux hommes de cette espèce, ce ne sont pas les bornes de leur esprit, mais celles de l’esprit humain.

En même temps que Newton travaillait à son grand ouvrage des Principes , il en avait un autre entre les mains, aussi original, aussi neuf, moins général par son titre, mais aussi étendu par la manière dont il devait traiter un sujet particulier. C’est l’ Optique , ou Traité de la lumière et des couleurs , qui parut pour la première fois en 1704. Il avait fait pendant le cours de trente années les expériences qui lui étaient nécessaires.

L’art de faire des expériences portées à un certain degré, n’est nullement commun. Le moindre fait qui s’offre à nos yeux, est compliqué de tant d’autres faits qui le composent [p. 161] ou le modifient, qu’on ne peut sans une extrême adresse démêler tout ce qui y entre, ni même sans une sagacité extrême soupçonner tout ce qui peut y entrer. Il faut décomposer le fait dont il s’agit, en d’autres qui ont eux-mêmes leur composition ; et quelquefois, si l’on n’avait bien choisi sa route, on s’engagerait dans des labyrinthes d’où l’on ne sortirait pas. Les faits primitifs et élémentaires semblent nous avoir été cachés par la nature avec autant de soin que les causes ; et quand on parvient à les voir, c’est un spectacle tout nouveau et entièrement imprévu.

L’objet perpétuel de l’ Optique de M. Newton est l’anatomie de la lumière. L’expression n’est point trop hardie, ce n’est que la chose même. Un très petit rayon de lumière qu’on laisse entrer dans une chambre parfaitement obscure, mais qui ne peut être aussi petit qu’il ne soit encore un faisceau d’une infinité de rayons, est divisé, disséqué, de façon que l’on a les rayons élémentaires qui le composaient séparés les uns des autres, et teints chacun d’une couleur particulière, qui, après cette séparation, ne peut plus être altérée. Le blanc dont était le rayon total avant la dissection, résultait du mélange de toutes les couleurs particulières du rayon primitif. La séparation de ces rayons était si difficile, que quand M. Mariotte l’entreprit sur les premiers bruits des expériences de M. Newton , il la manqua, lui qui avait tant de génie pour les expériences, et qui a si bien réussi sur tant d’autres sujets.

On ne séparerait jamais les rayons primitifs et colorés, s’ils n’étaient de leur nature tels qu’en passant par le même lieu, par le même prisme de verre, ils se rompent sous différents angles, et par-là se démêlent quand ils sont reçus à des distances convenables. Cette différente réfrangibilité [p. 162] des rayons rouges, jaunes, verts, bleus, violets, et de toutes les couleurs intermédiaires en nombre infini, propriété qu’on n’avait jamais soupçonnée, et à laquelle on ne pouvait guère être conduit par aucune conjecture, est la découverte fondamentale du traité de M. Newton . La différente réfrangibilité amène la différente réflexibilité. Il y a plus : les rayons qui tombent sous le même angle sur une surface, s’y rompent et réfléchissent alternativement ; espèce de jeu qui n’a pu être aperçu qu’avec des yeux extrêmement fins et bien aidés par l’esprit. Enfin, et sur ce point seul, la première idée n’appartient pas à M. Newton  ; les rayons qui passent près des extrémités d’un corps sans le toucher, ne laissent pas de s’y détourner de la ligne droite, ce qu’on appelle inflexion. Tout cela ensemble forme un corps d’ Optique si neuf, qu’on pourra désormais regarder cette science comme presque entièrement due à l’auteur.

Pour ne pas se borner à des spéculations qu’on traite quelquefois injustement d’oisives, il a donné dans cet ouvrage l’invention et le dessin d’un télescope par réflexion, qui n’a été bien exécuté que longtemps après. On a vu ici que ce télescope n’ayant que 2 pieds et demi de longueur, faisait autant d’effet qu’un bon télescope ordinaire de 8 ou 9 pieds ; avantage très considérable, et dont apparemment on connaîtra mieux encore à l’avenir toute l’étendue.

Une utilité de ce livre, aussi grande peut-être que celle qu’on tire du grand nombre de connaissances nouvelles dont il est plein, est qu’il fournit un excellent modèle de l’art de se conduire dans la philosophie expérimentale. Quand on voudra interroger la nature par les expériences et les observations, il la faudra interroger, comme M. Newton , d’une manière aussi adroite et aussi prenante. Des choses qui se dérobent presque à la recherche par être trop déliées, il les fait réduire à souffrir le calcul, et un calcul qui ne demande pas seulement le savoir des bons géomètres, mais encore plus une dextérité particulière. L’application qu’il fait de la géométrie a autant de finesse que sa géométrie a de sublimité.

Il n’a pas achevé son Optique , parce que des expériences dont il avait encore besoin furent interrompues, et qu’il n’a pu les reprendre. Les pierres d’attente qu’il a laissées à cet édifice imparfait, ne pourront guère être employées que [p. 163] par des mains aussi habiles que celle du premier architecte. Il a du moins mis sur la voie, autant qu’il a pu, ceux qui voudront continuer son ouvrage, et même il leur trace un chemin pour passer de l’optique à une physique entière. Sous la forme de Doutes ou de Questions à éclaircir, il propose un grand nombre de vues qui aideront les philosophes à venir, ou du moins feront l’histoire toujours curieuse des pensées d’un grand philosophe.

L’attraction domine dans ce plan abrégé de physique. La force, qu’on appelle dureté des corps, est l’attraction mutuelle de leurs parties, qui les serre les unes contre les autres ; et si elles sont de figure à se pouvoir toucher par toutes leurs faces sans laisser d’interstices, les corps sont parfaitement durs. Il n’y a de cette espèce que de petits corps primordiaux et inaltérables, éléments de tous les autres. Les fermentations ou effervescences chimiques, dont le mouvement est si violent, qu’on les pourrait quelquefois comparer à des tempêtes, sont des effets de cette puissante attraction, qui n’agit entre les petits corps qu’à de petites distances.

En général, il conçoit que l’attraction est le principe agissant de toute la nature, et la cause de tous les mouvements. Car si une certaine quantité de mouvement une fois imprimée par les mains de Dieu ne faisait ensuite que se distribuer différemment selon les lois du choc, il paraît qu’il périrait toujours du mouvement par les chocs contraires sans qu’il en pût renaître, et que l’univers tomberait assez promptement dans un repos qui serait la mort générale de tout. La vertu de l’attraction toujours subsistante, et qui ne s’affaiblit qu’en s’exerçant, est une ressource perpétuelle d’action et de vie. Encore peut-il arriver que les effets de cette vertu viennent enfin à se combiner de façon que le système de l’univers se déréglerait, et qu’il demanderait, selon M. Newton , une main qui y retouchât.

Il déclare bien entendu qu’il ne donne cette attraction que pour une cause qu’il ne connaît point, et dont seulement il considère, compare et calcule les effets ; et pour se sauver [p. 164] du reproche de rappeler les qualités occultes des scholastiques, il dit qu’il n’établit que des qualités manifestes et très sensibles par les phénomènes : mais qu’à la vérité les causes de ces qualités sont occultes, et qu’il en laisse la recherche à d’autres philosophes. Mais ce que les scholastiques appelaient qualités occultes, n’étaient-ce pas des causes ? Ils voyaient bien aussi les effets. D’ailleurs, ces causes occultes que M. Newton n’a pas trouvées, croyait-il que d’autres les trouvassent ? S’engagera-t-on avec beaucoup d’espérance à les chercher ?

Il mit à la fin de l’ Optique deux traités de pure géométrie, l’un de la quadrature des courbes, l’autre un dénombrement des lignes qu’il appelle du troisième ordre. Il les en a retranchés depuis, parce que le sujet en était trop différent de celui de l’optique ; et on les a imprimés à part en 1711 avec une Analyse par les équations infinies , et la Méthode différentielle . Ce ne serait plus rien dire que d’ajouter ici qu’il brille dans tous ces ouvrages une haute et fine géométrie qui lui appartenait entièrement.

Absorbé dans ces spéculations, il devait naturellement être indifférent pour les affaires, et incapable de les traiter. Cependant lorsqu’en 1687, année de la publication de ses Principes , les privilèges de l’université de Cambridge, où il était professeur en mathématique dès l’an 1669, par la démission de M. Barrou en sa faveur, furent attaqués par le roi Jacques II , il fut un des plus zélés à les soutenir, et son université le nomma pour être un de ses délégués par devant la cour de Haute-Commission. Il en fut aussi le membre représentant dans le Parlement de Convention en 1688, et il y tint séance jusqu’à ce qu’il fût dissous.

En 1696, le comte d’Halifac[corr. Halifax], chancelier de l’échiquier, et grand protecteur des savants, car les seigneurs anglais ne se piquent pas de l’honneur d’en faire peu de cas, et souvent le sont eux-mêmes, obtint du roi Guillaume de créer M. Newton Garde des Monnaies ; et dans cette charge il rendit des services importants à l’occasion de la grande [p. 165] refonte qui se fit en ce temps-là. Trois ans après, il fut Maître de la Monnaie, emploi d’un revenu très considérable, et qu’il a possédé jusqu’à sa mort.

On pourrait croire que sa charge de la Monnaie ne lui convenait que parce qu’il était excellent géomètre et physicien : et en effet cette matière demande souvent des calculs difficiles, et quantité d’expériences chimiques ; et il a donné des preuves de ce qu’il pouvait en ce genre, par sa Table des Essais des Monnaies étrangères , imprimée à la fin du livre du docteur Arbuthnott . Mais il fallait que son génie s’étendît jusqu’aux affaires purement politiques, et où il n’entrait nul mélange des sciences spéculatives. A la convocation du Parlement de 1701, il fut choisi de nouveau membre de cette assemblée pour l’université de Cambridge. Après tout, c’est peut-être une erreur de regarder les sciences et les affaires comme si incompatibles, principalement pour les hommes d’une certaine trempe. Les affaires politiques bien entendues se réduisent elles-mêmes à des calculs très fins, et à des combinaisons délicates, que les esprits accoutumés aux hautes spéculations saisissent plus facilement et plus sûrement, dès qu’ils sont instruits des faits, et fournis des matériaux nécessaires.

M. Newton a eu le bonheur singulier de jouir pendant sa vie de tout ce qu’il méritait, bien différent de Descartes qui n’a reçu que des honneurs posthumes. Les Anglais n’en honorent pas moins les grands talents, pour être nés chez eux. Loin de chercher à les rabaisser par des critiques injurieuses, loin d’applaudir à l’envie qui les attaque, ils sont tous de concert à les élever ; et cette grande liberté, qui les divise sur les points les plus importants, ne les empêche point de se réunir sur celui-là. Ils sentent tous combien la gloire de l’esprit doit être précieuse à un état ; et qui peut la procurer à leur patrie, leur devient infiniment cher. Tous les savants d’un pays qui en produit tant, mirent M. Newton à leur tête par une espèce d’acclamation unanime : ils le reconnurent pour chef et pour maître ; un rebelle n’eût osé s’élever, ou n’eût pas [p. 166] souffert même un médiocre admirateur. Sa philosophie a été adoptée par toute l’Angleterre ; elle domine dans la Société royale, et dans tous les excellents ouvrages qui en sont sortis, comme si elle était déjà consacrée par le respect d’une longue suite de siècles. Enfin, il a été révéré au point que la mort ne pouvait plus lui produire de nouveaux honneurs : il a vu son apothéose. Tacite , qui a reproché aux Romains leur extrême indifférence pour les grands hommes de leur nation, eût donné aux Anglais la louange toute opposée. En vain les Romains se seraient-ils excusés sur ce que le grand mérite leur était devenu familier ; Tacite leur aurait répondu que le grand mérite n’était jamais commun, ou que même il faudrait, s’il était possible, le rendre commun par la gloire qui y serait attachée.

En 1703, M. Newton fut élu président de la Société royale, et l’a été sans interruption jusqu’à sa mort pendant 23 ans : exemple unique, et dont on n’a pas cru devoir craindre les conséquences.

La reine Anne le fit chevalier en 1705 ; titre d’honneur qui marque du moins que son nom était allé jusqu’au trône, où les noms les plus illustres en ce genre ne parviennent pas toujours.

Il fut plus connu que jamais à la cour sous le roi Georges . La princesse de Galles, aujourd’hui reine d’Angleterre, avait assez de lumières et de connaissances pour interroger un homme tel que lui, et pour ne pouvoir être satisfaite que par lui. Elle a souvent dit publiquement qu’elle se tenait heureuse de vivre de son temps, et de le connaître. Dans combien d’autres siècles et dans combien d’autres nations aurait-il pu être placé sans y retrouver une princesse de Galles !

Il avait composé un ouvrage de chronologie ancienne, qu’il ne songeait point à publier : mais cette princesse, à qui il en confia les vues principales, les trouva si neuves et si ingénieuses, qu’elle voulut avoir un précis de tout l’ouvrage, qui ne sortirait jamais de ses mains, et qu’elle posséderait [p. 167] seule. Elle le garde encore aujourd’hui avec tout ce qu’elle a de plus précieux. Il s’en échappa cependant une copie : il était difficile que la curiosité, excitée par un morceau singulier de M. Newton , n’usât de toute son adresse pour pénétrer jusqu’à ce trésor ; et il est vrai qu’il faudrait être bien sévère pour la condamner. Cette copie fut apportée en France par celui qui était assez heureux pour l’avoir, et l’estime qu’il en faisait l’empêchait de la garder avec le dernier soin. Elle fut vue, traduite, et enfin imprimée.

Le point principal du système chronologique de M. Newton , tel qu’il paraît dans cet extrait qu’on a de lui, est de rechercher, en suivant avec beaucoup de subtilité quelques traces assez faibles de la plus ancienne astronomie grecque, quelle était au temps de Chiron le centaure la position du colure des équinoxes par rapport aux étoiles fixes. Comme on sait aujourd’hui que ces étoiles ont un mouvement en longitude d’un degré en 72 ans, si on sait une fois qu’au temps de Chiron le colure passait par certaines fixes, on saura, en prenant leur distance à celles par où il passe aujourd’hui, combien de temps s’est écoulé depuis Chiron jusqu’à nous. Chiron était du fameux voyage des Argonautes, ce qui en fixera l’époque, et nécessairement ensuite celle de la guerre de Troyes, deux grands événements d’où dépend toute l’ancienne chronologie. M. Newton les met de 500 ans plus proches de l’ère chrétienne, que ne font ordinairement les autres chronologistes. Le système a été attaqué par deux savants français. On leur reproche en Angleterre de n’avoir pas attendu l’ouvrage entier, et de s’être pressés de critiquer. Mais cet empressement même ne fait-il pas honneur à M. Newton  ? Ils se sont saisis le plus promptement qu’ils ont pu de la gloire d’avoir un pareil adversaire. Ils en vont trouver d’autres en sa place. Le célèbre M. Halley , premier astronome du roi de la Grande-Bretagne, a déjà écrit pour soutenir toute l’astronomique du système : son amitié pour l’illustre mort et ses grandes connaissances dans la matière, doivent le rendre redoutable. Mais enfin, la contestation [p. 168] n’est pas terminée ; le public, peu nombreux, qui est en état de juger, ne l’a pas encore fait ; et quand il arriverait que les plus fortes raisons fussent d’un côté, et de l’autre le nom de M. Newton , peut-être ce public serait-il quelque temps en suspens, et peut-être serait-il excusable.

Dès que l’Académie des Sciences par le règlement de 1699 put choisir des associés étrangers, elle ne manqua pas de se donner M. Newton . Il entretint toujours commerce avec elle, en lui envoyant tout ce qui paraissait de lui. C’étaient ses anciens travaux, ou qu’il faisait réimprimer, ou qu’il donnait pour la première fois. Depuis qu’il fut employé à la Monnaie, ce qui était arrivé déjà quelque temps auparavant, il ne s’engagea plus dans aucune entreprise considérable de mathématique ni de philosophie. Car, quoique l’on pût compter pour une entreprise considérable la solution du fameux problème des Trajectoires, proposé aux Anglais comme un défi par M. Leibniz pendant sa contestation avec eux, et recherché bien soigneusement pour l’embarras et la difficulté, ce ne fut presque qu’un jeu pour M. Newton . On assure qu’il reçut ce problème à quatre heures du soir, revenant de la Monnaie fort fatigué, et ne se coucha point qu’il n’en fût venu à bout. Après avoir servi si utilement dans les connaissances spéculatives toute l’Europe savante, il servit uniquement sa patrie dans des affaires dont l’utilité était plus sensible et plus directe, plaisir touchant pour tout bon citoyen : mais tout le temps qu’il avait libre, il le donnait à la curiosité de son esprit, qui ne se faisait point une gloire de ne dédaigner aucune sorte de connaissance, et savait se nourrir de tout. On a trouvé de lui, après sa mort, quantité d’écrits sur l’Antiquité, sur l’histoire, sur la théologie même si éloignée des sciences par où il est connu. Il ne se permettait, ni de passer des moments oisifs sans s’occuper, ni de s’occuper légèrement et avec une faible attention.

Sa santé fut toujours ferme et égale jusqu’à l’âge de quatre-vingt ans, circonstance très essentielle du rare bonheur dont il a joui. Alors il commença à être incommodé d’une inconti [p. 169] nence d’urine ; encore dans les cinq années suivantes qui précédèrent sa mort, eut-il de grands intervalles de santé, ou d’un état fort tolérable, qu’il se procurait par le régime et par des attentions dont il n’avait pas eu besoin jusque là. Il fut obligé de se reposer de ses fonctions à la Monnaie sur M. Conduitt , qui avait épousé une de ses nièces ; il ne s’y résolut que parce qu’il était bien sûr de remettre en bonnes mains un dépôt si important et si délicat. Son jugement a été confirmé depuis sa mort par le choix du roi, qui a donné cette place à M. Conduitt . M. Newton ne souffrit beaucoup que dans les derniers vingt jours de sa vie. On jugea sûrement qu’il avait la pierre, et qu’il n’en pouvait revenir. Dans des accès de douleur si violents que les gouttes de sueur lui en coulaient sur le visage, il ne poussa jamais un cri, ni ne donna aucun signe d’impatience ; et dès qu’il avait quelques moments de relâche, il souriait et parlait avec sa gaieté ordinaire. Jusque là il avait toujours lu ou écrit plusieurs heures par jour. Il lut les gazettes le samedi 18 mars V.S. au matin, et parla longtemps avec le docteur Mead , médecin célèbre. Il possédait parfaitement tous ses sens et tout son esprit ; mais le soir il perdit absolument la connaissance, et ne la reprit plus, comme si les facultés de son âme n’avaient été sujettes qu’à s’éteindre totalement, et non pas à s’affaiblir. Il mourut le lundi suivant 20 mars, âgé de quatre-vingt-cinq ans.

Son corps fut exposé sur un lit de parade dans la chambre de Jérusalem, endroit d’où l’on porte au lieu de leur sépulture les personnes du plus haut rang, et quelquefois les têtes couronnées. On le porta dans l’abbaye de Westminster, le poêle étant soutenu par Milord grand chancelier, par les ducs de Montrose et Roxburgh, et par les comtes de Pembrocke, de Suffex et de Maclesfield. Ces six pairs d’Angleterre qui firent cette fonction solennelle font assez juger quel nombre de personnes de distinction grossirent la pompe funèbre. L’évêque de Rochester fit le service, accompagné de tout le clergé de l’église. Le corps fut enterré près de [p. 170] l’entrée du chœur. Il faudrait presque remonter chez les anciens Grecs, si on voulait trouver des exemples d’une aussi grande vénération pour le savoir. La famille de Newton imite encore la Grèce de plus près par un monument qu’elle lui fit élever, et auquel elle emploie une somme considérable. Le doyen et le chapitre de Westminster ont permis qu’on le construisît dans un endroit de l’abbaye qui a souvent été refusé à la plus haute noblesse. La patrie et la famille ont fait éclater pour lui la même reconnaissance, que s’il les avait choisies.

Il avait la taille médiocre, avec un peu d’embonpoint dans ses dernières années, l’œil fort vif et fort perçant ; la physionomie agréable et vénérable en même temps, principalement quand il ôtait sa perruque, et laissait voir une chevelure toute blanche, épaisse et bien fournie. Il ne se servit jamais de lunettes, et ne perdit qu’une seule dent pendant toute sa vie. Son nom doit justifier ces petits détails.

Il était né fort doux, et avec un grand amour pour la tranquillité. Il aurait mieux aimé être inconnu, que de voir le calme de sa vie troublé par ces orages littéraires que l’esprit et la science attirent à ceux qui s’élèvent trop. On voit par une de ses lettres du Commercium Epistolicum , que son traité d’optique étant prêt à imprimer, des objections prématurées qui s’élevèrent lui firent alors abandonner ce dessein. Je me reprocherais , dit-il, mon imprudence de perdre une chose aussi réelle que le repos, pour courir après une ombre . Mais cette ombre ne lui a pas échappé dans la suite ; il ne lui en a pas coûté son repos qu’il estimait tant, et elle a eu pour lui autant de réalité que son repos même.

Un caractère doux promet naturellement de la modestie, et on atteste que la sienne s’est toujours conservée sans altération, quoique tout le monde fût conjuré contre elle. Il ne parlait jamais ou de lui ou des autres ; il n’agissait jamais d’une manière à faire soupçonner aux observateurs les plus malins le moindre sentiment de vanité. Il est vrai qu’on lui épargnait assez le soin de se faire valoir ; mais combien d’autres n’auraient [p. 171] pas laissé de prendre encore un soin dont on se charge si volontiers, et dont il est si difficile de se reposer sur personne ! Combien de grands hommes généralement applaudis ont gâté le concert de leurs louanges en y mêlant leurs voix !

Il était simple, affable, toujours de niveau avec tout le monde. Les génies du premier ordre ne méprisent point ce qui est au-dessous d’eux, tandis que les autres méprisent même ce qui est au-dessus. Il ne se croyait dispensé, ni par son mérite, ni par sa réputation, d’aucun des devoirs du commerce ordinaire de la vie ; nulle singularité, ni naturelle, ni affectée ; il savait n’être, dès qu’il le fallait, qu’un homme du commun.

Quoiqu’il fût attaché à l’église anglicane, il n’eût pas persécuté les non-conformistes pour les y ramener. Il jugeait les hommes par les mœurs, et les vrais non-conformistes étaient pour les vicieux et les méchants. Ce n’est pas cependant qu’il s’en tînt à la religion naturelle : il était persuadé de la révélation ; et parmi les livres de toute espèce qu’il avait sans cesse entre les mains, celui qu’il lisait le plus assidument était la Bible.

L’abondance où il se trouvait, et par un grand patrimoine et par son emploi, augmentée encore par la sage simplicité de sa vie, ne lui offrait pas inutilement les moyens de faire du bien. Il ne croyait pas que donner par son testament, ce fût donner : aussi n’a-t-il point laissé de testament, et il s’est dépouillé toutes les fois qu’il a fait des libéralités ou à ses parents, ou à ceux qu’il savait dans quelque besoin. Les bonnes actions qu’il a faites dans l’une et l’autre espèce, n’ont été ni rares, ni peu considérables. Quand la bienséance exigeait de lui en certaines occasions de la dépense et de l’appareil, il était magnifique sans aucun regret et de très bonne grâce. Hors de là, tout ce faste qui ne paraît quelque chose de grand qu’aux petits caractères, était sévèrement retranché, et les fonds réservés à des usages plus solides. Ce serait effectivement un prodige qu’un esprit accoutumé aux réflexions, nourri de raisonnements, et en même temps amoureux de cette vaine magnificence.

[p. 172] Il ne s’est point marié, et peut-être n’a-t-il pas eu le loisir d’y penser jamais ; abîmé d’abord dans des études profondes et continuelles pendant la force de l’âge, occupé ensuite d’une charge importante, et même de sa grande considération, qui ne lui laissait sentir ni vide dans sa vie, ni besoin d’une société domestique.

Il a laissé en biens meubles environ 32 000 livres sterlings, c’est-à-dire, sept cents mille livres de notre monnaie. M. Leibniz son concurrent mourut riche aussi, quoique beaucoup moins, et avec une somme de réserve assez considérable 2 . Ces exemples rares, et tous deux étrangers, semblent mériter qu’on ne les oublie pas.

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1 p.109 et suiv.

2 V. l’Hist. de 1716, p. 128.