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1 Comme il est sans exemple que l’Académie ait fait l’éloge d’un souverain, en faisant, si on ose le dire, celui d’un de ses membres, nous sommes obligés d’avertir que nous ne regarderons le feu tsar qu’en qualité d’académicien, mais d’académicien roi et empereur qui a établi les sciences et les arts dans les vastes états de sa domination et quand nous le regarderons comme guerrier et comme conquérant, ce ne sera que parce que l’art de la guerre est un de ceux dont il a donné l’intelligence à ses sujets.
La Moscovie ou Russie était encore dans une ignorance et dans une grossièreté presque pareilles à celles qui accompagnent toujours les premiers âges des nations. Ce n’est pas que l’on ne découvrit dans les Moscovites de la vivacité, de la pénétration du génie et de l’adresse à imiter ce qu’ils auraient vu, mais toute industrie était étouffée. Les paysans, nés esclaves, et opprimés par des seigneurs impitoyables, se contentaient qu’une agriculture grossière leur apportât précisément de quoi vivre ; ils ne pouvaient ni n’osaient s’enrichir. Les seigneurs eux-mêmes n’osaient paraître riches ; et les arts sont enfants des richesses et de la douceur du gouvernement. L’art, militaire, malheureusement aussi indispensable que l’agriculture, n’était guère moins négligé aussi les Moscovites n’avaient-ils étendu leur domination que du côté du nord et de l’Orient, où ils avaient trouvé des peuples plus barbares ; et non du côté de l’Occident et du [p. 106] midi, où sont les Suédois, les Polonais et les Turcs. La politique des tsars avait éloigné de la guerre les seigneurs et les gentilshommes, qui en étaient venus à regarder comme une exemption honorable cette indigne oisiveté, et, si quelques uns servaient, leur naissance les avait faits commandants, et leur tenait lieu d’expérience. On avait mis dans les troupes plusieurs officiers allemands, mais qui la plupart, simples soldats dans leur pays, et officiers seulement parce qu’ils étaient en Moscovie, n’en savaient pas mieux leur nouveau métier. Les armées russiennes, levées par force, composées d’une vile populace, mal disciplinées mal commandées, ne tenaient guère tête à un ennemi aguerri ; et il fallait que des circonstances heureuses et singulières leur missent entre les mains une victoire qui leur était assez indifférente. La principale force de l’empire consistait dans les Strelitz, milice à peu près semblable aux Janissaires turcs et redoutable, comme eux à ses maîtres, dans le même temps qu’elle les faisait redouter des peuples. Un commerce faible et languissant était tout entier entre les mains des marchands étrangers que l’ignorance et la paresse des gens du pays n’invitaient que trop à les tromper. La mer n’avait jamais vu de vaisseaux moscovites, soit vaisseaux de guerre, soit marchands, et tout l’usage du port d’Arkangel était pour les nations étrangères.
Le christianisme même, qui impose quelque nécessité de savoir, du moins au clergé, laissait le clergé dans des ténèbres aussi épaisses que le peuple tous savaient seulement qu’ils étaient de la religion grecque, et qu’il fallait haïr les Latins. Nul ecclésiastique n’était assez habile pour prêcher devant des auditeurs si peu redoutables il n’y avait presque pas de livres dans les plus anciens et les plus riches monastères, même à condition de n’y être pas lus. Il régnait partout une extrême dépravation de mœurs et de sentiments, qui n’était pas seulement comme ailleurs cachée sous des dehors légers de bienséance ou revêtue de quelque apparence d’esprit, et de quelques agréments superficiels. [p. 107] Cependant ce même peuple était souverainement fier, plein de mépris pour tout ce qu’il ne connaissait point, et c’est le comble de l’ignorance que d’être orgueilleuse. Les tsars y avaient contribué, en ne permettant point que leurs sujets voyageassent peut-être craignait-on qu’ils ne vinssent à ouvrir les yeux sur leur malheureux état. La nation moscovite, peu connue que de ses plus proches voisins, faisait presque une nation à part, qui n’entrait point dans le système de l’Europe, qui n’avait que peu de liaison avec les autres puissances et peu de considération chez elles, et dont à peine était-on curieux d’apprendre de temps en temps quelques révolutions importantes.
Tel était l’état de la Moscovie, lorsque le prince Pierre naquit le 11e juin 1672, du tsar Alexis Michaelowits et de Natalie Kirilovna Nariskin , sa seconde femme. Le tsar étant mort en 1676, Fedor ou Théodore, son fils aîné, lui succéda, et mourut en 1682, après 6 ans de règne. Le prince Pierre , âgé seulement de 10 ans fut proclamé tsar en sa place, au préjudice de Jean , quoiqu’ainé dont la santé était fort faible, et l’esprit imbécile. Les Strelitz excités par la princesse Sophie qui espérait plus d’autorité sur Jean son frère de père et de mère, et incapable de tout, se révoltèrent en faveur de Jean et pour éteindre la guerre civile, il fut réglé que les deux frères régneraient ensemble.
Pierre déjà tsar, dans un âge si tendre, était très mal élevé non seulement par le vice général de l’éducation moscovite, par celui de l’éducation ordinaire des princes, que la flatterie se bâte de corrompre dans le temps même destiné aux préceptes et à la vérité, mais encore plus par les soins de l’ambitieuse Sophie , qui déjà le connaissait assez pour craindre qu’il ne fût un jour trop grand prince et trop difficile à gouverner. Elle l’environna de tout ce qui était capable d’étouffer ses lumières naturelles, de lui gâter le cœur, de l’avilir par les plaisirs. Mais ni la bonne éducation ne fait les grands caractères ni la mauvaise ne les détruit. Les héros en tous genres sortent tout formés des mains de [p. 108] la nature, et avec des qualités insurmontables. L’inclination du tsar Pierre pour les exercices militaires se déclara dès sa première jeunesse il se plaisait à battre le tambour ; et, ce qui marque bien qu’il ne voulait pas s’amuser comme un enfant, par un vain bruit, mais apprendre une fonction de soldat, c’est qu’il cherchait à s’y rendre habile ; et il le devint effectivement au point d’en donner quelquefois des leçons à des soldats qui n’y réussissaient pas si bien que lui.
Le tsar Fedor avait aimé la magnificence en habits et en équipages de chevaux. Pour lui, quoique blessé dès lors de ce faste, qu’il jugeait inutile et onéreux il vit cependant avec plaisir que les sujets, qui n’avaient été jusque là que trop éloignés de toute sorte de magnificence, en prenaient peu à peu le goût.
Il conçut qu’il pouvait employer à de plus nobles usages la force de son exemple. Il forma une compagnie de cinquante hommes, commandée par des officiers étrangers, et qui étaient habillés et faisaient leurs exercices à l’allemande. Il prit dans cette troupe le moindre de tous les grades, celui de tambour. Ce n’était pas une représentation frivole qui ne fit que fournir à lui et à sa cour une matière de divertissement et de plaisanterie. Il avait bien défendu à son capitaine de se souvenir qu’il était tsar il servait avec toute l’exactitude et toute la soumission que demandait son emploi il ne vivait que de sa paye, et ne couchait que dans une tente de tambour à la suite de sa compagnie. Il devint sergent après l’avoir mérité au jugement des officiers, qu’il aurait punis d’un jugement trop favorable ; et il ne fut jamais avancé que comme un soldat de fortune, dont ses camarades mêmes auraient approuvé l’élévation. Par là il voulait apprendre aux nobles, que la naissance seule n’était point un titre suffisant pour obtenir les dignités militaires ; et à tous sujets, que le mérite seul en était un. Les bas emplois par où il passait, la vie dure qu’il y essuyait lui donnaient un droit d’en exiger autant, plus fort que celui même qu’il tenait de son autorité despotique.
[p. 109] A cette première compagnie de 50 hommes, il en joignit de nouvelles toujours commandées par des étrangers, toujours disciplinées à la manière d’Allemagne, et il forma enfin un corps considérable. Comme il avait alors la paix, il faisait combattre une troupe contre une autre, ou représentait des sièges de places ; il donnait à ses soldats une expérience qui ne coûtait point encore de sang ; il essayait leur valeur et préludait à des victoires.
Les Strelitz regardaient tout cela comme un amusement d’un jeune prince, et se divertissaient eux-mêmes des nouveaux spectacles qu’on leur donnait. Ce jeu cependant les intéressait plus qu’ils ne pensaient. Le tsar , qui les voyait trop puissants, et d’ailleurs uniquement attachés à la princesse Sophie , cachait dans le fond de son cœur un dessein formé de les abattre et il voulait s’assurer de troupes, et mieux instruites, et plus fidèles.
En même temps, il suivait une autre vue aussi grande et encore plus difficile. Une chaloupe hollandaise, qu’il avait trouvée sur un lac d’une de ses maisons de plaisance, où elle demeurait abandonnée et inutile, l’avait frappé et ses pensées s’étaient élevées jusqu’à un projet de marine ; quelque hardi qu’il dût paraître, et qu’il lui parût peut-être à lui-même.
Il fit d’abord construire à Moscou de petits bâtiments par des Hollandais, ensuite quatre frégates de 4 pièces de canon sur le lac de Pereslave. Déjà il leur avait appris à se battre les unes contre les autres. Deux campagnes de suite il partit d’Arkangel sur des vaisseaux hollandais ou anglais pour s’instruire par lui-même de toutes les opérations de mer.
Au commencement de 1696, le tsar Jean mourut, et Pierre , seul maître de l’empire, se vit en état d’exécuter ce qu’il n’eût pu avec une autorité partagée. L’ouverture de son nouveau règne fut le siège d’Azov sur les Turcs. Il ne le prit qu’en 1697, après avoir fait venir des Vénitiens pour construire sur le don des galères, qui en fermassent l’embouchure, et empêchassent les Turcs de secourir la place.
[p. 110] Il connut parla mieux que jamais l’importance d’une marine, mais il sentit aussi l’extrême incommodité de n’avoir des vaisseaux que des étrangers, ou de n’en construire que par leurs mains. Il voulut s’en délivrer et comme ce qu’il méditait était trop nouveau pour être seulement mis en délibération et que l’exécution de ses vues confiée à tout autre que lui, était plus qu’incertaine, ou du moins très lente, il prit entièrement sur lui une démarche hardie, bizarre en apparence, et qui, si elle manquait de succès, ne pouvait être justifiée qu’auprès du petit nombre de ceux qui reconnaissent le grand partout où il se trouve. En 1698, n’ayant encore régné seul que près de deux ans, il envoya en Hollande une ambassade, dont les chefs étaient Mr le Fort , genevois, qu’il honorait d’une grande faveur, et le comte Golowin , grand chancelier ; et il se mit dans leur suite incognito pour aller apprendre la construction des vaisseaux.
Il entra à Amsterdam dans la maison de l’amirauté des Indes, et se fit inscrire dans le rôle des charpentiers sous le nom de Pierre Michaelof et non de Pierre Michaelowits qu’il eût dû prendre par rapport à son grand-père ; car dans la langue russienne cette différence de terminaison marque un homme du peuple ou un homme de condition, et il ne voulait pas qu’il restât aucune trace de sa suprême dignité. Il l’avait entièrement oubliée, ou plutôt il ne s’en était jamais si bien souvenu, si elle consiste plus dans des fonctions utiles aux peuples, que dans la pompe et l’éclat qui l’accompagnent. Il travaillait dans le chantier avec plus d’assiduité et plus d’ardeur que ses compagnons, qui n’avaient pas des motifs comparables aux siens. Tout le monde connaissait le tsar , et on se le montrait les uns aux autres avec un respect que s’attirait moins ce qu’il était, que ce qu’il était venu faire. Guillaume III roi d’Angleterre , qui se trouvait alors en Hollande, et qui se connaissait en mérite personnel, eut pour lui toute la considération réelle qui lui était due. L’incognito ne retrancha que la fausse et l’apparente.
[p. 111] Avant que de partir de ses états, il avait envoyé les principaux seigneurs moscovites voyager en différents endroits de l’Europe, leur marquant à chacun, selon les dispositions qu’il leur connaissait, ce qu’ils devaient particulièrement étudier il avait songé aussi à prévenir par la dispersion des grands les périls de son absence. Quelques uns obéirent de mauvaise grâce, et il y en eut un qui demeura 4 ans enfermé chez lui à Venise, pour en sortir avec la satisfaction de n’avoir rien vu ni rien appris. Mais en général l’expédient du tsar réussi les seigneurs s’instruisirent dans les pays étrangers, et l’Europe fut pour eux un spectacle tout nouveau dont ils profitèrent.
Le tsar voyant en Hollande que la construction des vaisseaux ne se faisait que par pratique et par une tradition d’ouvriers, et ayant appris qu’elle se faisait en Angleterre sur des plans où toutes les proportions étaient exactement marquées, jugea cette manière préférable, et passa en Angleterre. Le roi Guillaume III l’y reçut encore ; et pour lui faire un présent selon son goût, et qui fût un modèle de l’art qu’il venait étudier, il lui donna un yacht magnifique.
D’Angleterre le tsar repassa en Hollande, pour retourner dans ses états par l’Allemagne remportant avec lui la science de la construction des vaisseaux, acquise en moins de deux ans parce qu’il l’avait acquise par lui-même, et achetée courageusement par une espèce d’abdication de la dignité royale, prix qui aurait paru exorbitant à tout autre souverain.
Il fut rappelé brusquement de Vienne par la nouvelle de la révolte de 40 000 Strelitz. Arrivé à Moscou à la fin de l’an 1699, il les cassa tous sans hésiter, plus sûr du respect qu’ils auraient pour sa hardiesse, que de celui qu’ils devaient à ses ordres. Dès l’année 1700, il eut remis sur pied 30 000 hommes d’infanterie réglée, dont faisaient partie les troupes qu’il avait eu déjà la prévoyance de former et de s’attacher particulièrement.
[p. 112] Alors se déclara dans toute son étendue le vaste projet qu’il avait conçu. Tout était à faire en Moscovie, et rien à perfectionner. Il s’agissait de créer une nation nouvelle et, ce qui tient encore de la création il fallait agir seul, sans secours, sans instrument. L’aveugle politique de ses prédécesseurs avait presque entièrement détaché la Moscovie du reste du inonde le commerce y était ou ignoré ou négligé au dernier point ; et cependant toutes les richesses, et même celles de l’esprit, dépendent du commerce. Le tsar ouvrit ses grands états jusque là fermés. Après avoir envoyé ses principaux sujets chercher des connaissances et des lumières chez les étrangers, il attira chez lui tout ce qu’il put d’étrangers, capables d’en apporter à ses sujets, officiers de terre et de mer, matelots, ingénieurs, mathématiciens, architectes, gens habiles dans la découverte des mines et dans le travail des métaux, médecins, chirurgiens, artisans de toutes les espèces.
Toutes ces nouveautés cependant, aisées à décrier par le seul nom de nouveautés, faisaient beaucoup de mécontents et l’autorité despotique, alors si légitimement employée, n’était qu’à peine assez puissante. Le tsar avait affaire à un peuple dur, indocile, devenu paresseux par le peu de fruit de ses travaux, accoutumé à des châtiments cruels et souvent injustes, détaché de l’amour de la vie par une affreuse misère, persuadé par une longue expérience qu’on ne pouvait travailler à son bonheur, insensible à ce bonheur inconnu. Les changements les plus indifférera et les plus légers, tels que celui des anciens habits, ou le retranchement des longues barbes trouvaient une opposition opiniâtre, et suffisaient quelquefois pour causer des séditions. Aussi, pour lier la nation à des nouveautés utiles, fallait-il porter la vigueur au-delà de celle qui eût suffi avec un peuple plus doux et plus traitable ; et le tsar y était d’autant plus obligé, que les Moscovites ne connaissaient la grandeur et la supériorité que par le pouvoir de faire du mal, et qu’un maître indulgent et facile ne leur eût pas paru un grand prince, et à peine un maître.
[p. 113] En 1700, le tsar , soutenu de l’alliance d’ Auguste, roi de Pologne , entra en guerre avec Charles XII, roi de Suède , le plus redoutable rival de gloire qu’il pût jamais avoir. Charles était un jeune prince, non pas seulement ennemi de toute mollesse, mais amoureux des plus violentes fatigues et de la vie la plus dure, recherchant les périls par goût et par volupté invinciblement opiniâtre dans les extrémités où son courage le portait ; enfin, c’était Alexandre, s’il eût eu des vices et plus de fortune. On prétend que le tsar et lui étaient encore fortifiés par l’erreur spéculative d’une prédestination absolue.
Il s’en fallait beaucoup que l’égalité qui pouvait être entre les deux souverains ennemis, ne se trouvât entre les deux nations. Des Moscovites qui n’avaient encore qu’une légère teinture de discipline, nulle ancienne habitude de valeur, nulle réputation qu’ils craignissent de perdre, et qui leur enflât le courage, allaient trouver des Suédois exactement disciplinés depuis longtemps, accoutumés à combattre sous une longue suite de rois guerriers, leurs généraux animés par le seul souvenir de leur histoire. Aussi le tsar disait-il, en commençant cette guerre Je sais bien que mes troupes seront longtemps battues mais cela même leur apprendra enfin à vaincre. Il s’armait d’une patience plus héroïque que la valeur même et sacrifiait l’intérêt de sa gloire à celui qu’avaient ses peuples de s’aguerrir.
Cependant, après que les mauvais succès des premiers commencements eurent été essuyés, il remporta quelques avantages assez considérables, et la fortune varia ; ce qui honorait déjà assez ses armes. On put espérer de se mesurer bientôt avec les Suédois sans inégalité tant les Moscovites se formaient rapidement. Au bout de quatre ans, le tsar avait déjà fait d’assez grands progrès dans la Livonie et dans l’Ingrie, provinces dépendantes de la Suède, pour être en état de songer à bâtir une place dont le port, situé sur la mer Baltique pût contenir une flotte et il commença en effet le fameux Pétersbourg en 1704. Jamais tous les efforts des [p. 114] Suédois n’ont pu l’en chasser, et il a rendu Pétersbourg une des meilleures forteresses de l’Europe.
Selon la loi qu’il s’était prescrite à lui-même, de n’avancer dans les dignités de la guerre qu’autant qu’il le méritait, il devait être avancé. A Grodno, en Lituanie, où se trouvaient le roi de Pologne et les principaux seigneurs de ce royaume, il pria ce prince de prendre le commandement de son armée. Quelques jours après il lui fit proposer en public par le général moscovite Ogilvi, de remplir deux places de colonel vacantes. Le roi Auguste répondit qu’il ne connaissait pas encore assez les officiers moscovites, et lui dit de lui en nommer quelques uns des plus dignes de ces emplois. Ogilvi lui nomma le prince Alexandre Menzicou, et le lieutenant-colonel Pierre Alexionits, c’est-à-dire le tsar. Le roi dit qu’il connaissait le mérite de Menzicou et qu’il lui ferait incessamment expédier le brevet ; mais que pour l’autre il n’était pas assez informé de ses services. On sollicita pendant cinq ou six jours pour Pierre Alexionits, et enfin le roi le fit colonel. Si c’était là une espèce de comédie, du moins elle était instructive, et méritait d’être jouée devant tous les rois.
Après de grands désavantages qu’il eut contre les Suédois depuis 1704, enfin il remporta sur eux, en 1709, devant Pultava, une victoire complète il s’y montra aussi grand capitaine que brave soldat, et il fit sentir à ses ennemis combien ses troupes s’étaient instruites avec eux. Une grande partie de l’armée suédoise fut prisonnière de guerre et on vit un héros, tel que le roi de Suède , fugitif sur les terres de Turquie, et ensuite presque captif à Bender. Le tsar se crut digne alors de monter au grade de lieutenant-général.
Il faisait manger à sa table les généraux suédois prisonniers et un jour qu’il but à la santé de ses maîtres dans l’art de la guerre, le comte de Rhinschild, l’un des plus illustres d’entre ces prisonniers, lui demanda qui étaient ceux à qui il donnait un si beau titre. Vous, dit-il, Messieurs les généraux [p. 115] V[otre] M[ajesté] est donc lien ingrate répliqua le comte, d’avoir si maltraité ses maîtres. Le tsar pour réparer en quelque façon cette glorieuse ingratitude, fit rendre aussitôt une épée à chacun d’eux. Il les traita toujours comme aurait fait leur roi, qu’ils auraient rendu victorieux.
Il ne pouvait manquer de profiter du malheur et de l’éloignement du roi de Suède . Il acheva de conquérir la Livonie et l’Ingrie, et y joignit la Finlande, et une partie de la Poméranie suédoise. Il fut plus en état que jamais de donner ses soins à son Pétersbourg naissant. Il ordonna aux seigneurs d’y venir bâtir, et le peupla, tant des anciens artisans de Moscovie que de ceux qu’il rassemblait de toutes parts.
Il fit construire des galères inconnues jusque là dans ces mers, pour aller sur les côtes de Suède et de Finlande, pleines de rochers, et inaccessibles aux bâtiments de haut bord. Il acheta des vaisseaux d’Angleterre, et fit travailler sans relâche à en bâtir encore. Il parvint enfin à en bâtir un de 90 pièces de canon où il eut le sensible plaisir de n’avoir travaillé qu’avec des ouvriers moscovites. Ce grand navire fut lancé à la mer en 1718, au milieu des acclamations de tout un peuple et avec une pompe digne du principal charpentier.
La défaite des Suédois à Pultava lui produisit, par rapport à l’établissement des arts, un avantage que certainement il n’attendait pas lui-même. Près de 3000 officiers suédois furent dispersés dans tous ses états, et principalement en Sibérie, vaste pays qui s’étend jusqu’aux confins de la Chine, et destiné à la punition des Moscovites exilés. Ces prisonniers qui manquaient de subsistance, et voyaient leur retour éloigné et incertain, se mirent presque tous à exercer les différents métiers dont ils pouvaient avoir quelque connaissance, et la nécessité les y rendit promptement assez habiles. Il y eut parmi eux jusqu’à des maîtres de langues et de mathématiques. Ils devinrent une espèce de colonie qui civilisa les anciens habitants et tel art qui, quoiqu’établi à Moscou [p. 116] ou à Pétersbourg, eût pu être longtemps à pénétrer en Sibérie, s’y trouva porté tout d’un coup.
L’histoire doit avouer les fautes des grands hommes ils en ont eux-mêmes donné l’exemple. Les Turcs ayant rompu la trêve qu’ils avaient avec le tsar il se laissa enfermer en 1712 par leur armée sur les bords de la rivière de Pruth dans un poste où il était perdu sans ressource. Au milieu de la consternation générale de son armée, la tsarine Catherine , qui avait voulu le suivre osa seule imaginer un expédient elle envoya négocier avec le grand visir, en lui laissant entrevoir une grosse somme d’argent. Il se laissa tenter, et la prudence du tsar acheva le reste. En mémoire de cet événement il voulut que la tsarine instituât l’ordre de Sainte-Catherine, dont elle serait chef, et où il n’entrerait que des femmes. Il éprouva toute la douceur que l’on goûte, non seulement devoir beaucoup à ce qu’on aime, mais encore à en faire un aveu éclatant, et qui lui soit glorieux.
Le roi de Suède étant sorti enfin des états du turc en 1713 après les actions qu’il fit à Bender, et qu’un Romain n’aurait osé feindre, le tsar se trouva ce formidable ennemi en tête mais il était fortifié de l’alliance du roi de Danemark . Il porta la guerre dans le duché d’Holstein, allié de la Suède ; et en même temps il y porta ses observations continuelles et ses études politiques. Il faisait prendre par des ingénieurs le plan de chaque ville, et les dessins des différents moulins et des machines qu’il n’avait pas encore ; il s’informait de toutes les particularités du labourage et des métiers, et partout il engageait d’habiles artisans qu’il envoyait chez lui. A Gottorp dont le roi de Danemark était alors maître, il vit un grand globe céleste en dedans et terrestre en dehors, fait sur un dessin de Ticho-Brahé. Douze personnes peuvent s’asseoir dedans autour d’une table, et y faire des observations célestes, en faisant tourner cet énorme globe. La curiosité du tsar en fut frappée il le demanda au roi de Danemark , et fit venir [p. 117] exprès de Pétersbourg une frégate qui l’y porta. Des astronomes le placèrent dans une grande maison bâtie pour cet usage.
La Moscovie vit en 1714 un spectacle tout nouveau et que le tsar était peut-être surpris de lui donner sitôt, un triomphe pour une victoire navale remportée sur les Suédois à Gango vers les côtes de Finlande. La flotte moscovite entra dans le port de Pétersbourg avec les vaisseaux ennemis qu’elle amenait, et le contre-amiral suédois Ockrenskield prisonnier, chargé de sept blessures. Les troupes débarquées passèrent avec pompe sous un arc de triomphe qu’on avait élevé ; et le tsar , qui avait combattu en personne et qui était le vrai triomphateur moins par sa qualité de souverain, que par celle de premier instituteur delà marine, ne parut dans cette marche qu’à son rang de contre amiral, dont il avait alors le titre. Il alla à la citadelle où le vice-tsar Romanodofski, assis sur un trône au milieu d’un grand nombre de sénateurs le fit appeler, reçu de sa main une relation du combat ; et après l’avoir assez longtemps interrogé, l’éleva par l’avis du conseil à la dignité de vice-amiral. Ce prince n’avait pas besoin de l’esclave des triomphateurs romains ; il savait assez lui seul prescrire de la modestie à son triomphe.
Il y joignit encore beaucoup de douceur et de générosité, en traitant le contre-amiral suédois Ockrenskield comme il avait fait auparavant le général Rinschild. Il n’y a que la vraie valeur qui aime à se retrouver dans un ennemi, et qui s’y respecte.
Nous supprimerons désormais presque tout ce qui appartient à la guerre. Tous les obstacles sont surmontés, et d’assez beaux commencements établis.
Le tsar , en 1716 alla avec la tsarine voir le roi de Danemark à Copenhague et y passa trois mois. Là, il visita tous les collèges toutes les académies, et vit tous les savants. Il lui était indifférent de les faire venir chez lui, ou d’aller chez eux. Tous les jours il allait dans une [p. 118] chaloupe avec deux ingénieurs côtoyer les deux royaumes de Danemark et de Suède pour mesurer toutes les sinuosités sonder tous les fonds, et porter ensuite le tout sur des cartes si exactes, que le moindre banc de sable ne leur a pas échappé. Il fallait qu’il fût bien respecté de ses alliés, pour n’être pas traversé par eux-mêmes dans ce grand soin de s’instruire si particulièrement.
Ils lui donnèrent encore une marque de considération plus éclatante. L’Angleterre était son alliée aussi bien que le Danemark et ces deux puissances ayant joint leurs flottes à la sienne, lui déférèrent le commandement en chef. Les nations les plus expérimentées sur la mer voulaient bien déjà obéir au premier de tous les Russes qui eût connu la mer.
De Danemark il alla à Hambourg, de Hambourg à Hanovre et à Volfenbutel toujours observant, et de là en Hollande où il laissa la tsarine , et vint en France en 1717. Il n’avait plus rien d’essentiel à apprendre ni à transporter chez lui mais il lui restait à voir la France, un pays où les connaissances ont été portées aussi loin et les agréments de la société plus loin que partout ailleurs seulement est-il à craindre que l’on n’y prenne à la fin un bizarre mépris du bon devenu trop familier.
Le tsar fut fort touché de la personne du roi encore enfant. On le vit qui traversait avec lui les appartements du Louvre, le conduisant par la main, et le prenant presque entre ses bras pour le garantir de la foule, aussi occupé de ce soin et d’une manière aussi tendre que son propre gouverneur.
Le 19 juin 1717 il fit l’honneur à l’Académie des Sciences d’y venir. Elle se para de ce qu’elle avait de plus nouveau et de plus curieux en fait d’expériences ou de machines. Dès qu’il fut retourné dans ses états, il fit écrire à M. l’ abbé Bignon par Mr Areskins, écossais, son premier médecin qu’il voulait bien être membre de cette Compagnie ; et quand elle lui en eut rendu grâce avec tout le respect et [p. 119] toute la reconnaissance qu’elle devait il lui en écrivit lui-même une lettre, qu’on n’ose appeler une lettre de remerciement, quoiqu’elle vînt d’un souverain qui s’était accoutumé depuis longtemps à être homme. Tout cela est imprimé dans l’Histoire de 1720 2 ; et tout glorieux qu’il est à l’Académie, nous ne le répéterons pas. On était ici fort régulier à lui envoyer chaque année le volume qui lui était dû en qualité d’académicien, et il le recevait avec plaisir de la part de ses confrères. Les sciences en faveur desquelles il s’abaissait au rang de simple particulier, doivent l’élever en récompense au rang des Auguste et des Charlemagne, qui leur ont aussi accordé leur familiarité.
Pour porter la puissance d’un état aussi haut qu’elle puisse aller, il faudrait que le maître étudiât son pays presque en géographe et en physicien qu’il en connût parfaitement tous les avantages naturels ; et qu’il eût l’art de les faire valoir. Le tsar travailla sans relâche à acquérir cette connaissance et à pratiquer cet art. Il ne s’en fiait point à des ministres peu accoutumés à rechercher si soigneusement le bien public il n’en croyait que ses yeux ; et des voyages de 3 ou 400 lieues ne lui coûtaient rien, pour s’instruire par lui-même. Il les faisait, accompagné seulement de trois ou quatre personnes et avec cette intrépidité qui suffit seule pour éloigner les périls. Aussi le tsar possédait-il si exactement la carte de son vaste empire, qu’il conçut sans crainte de se tromper, les grands projets qu’il pouvait fonder, tant sur la situation en général que sur les détails particuliers des pays.
Comme tous les méridiens se rassemblent sous le pôle en un seul point, les Français et les Chinois par exemple, se trouveraient voisins du côté du septentrion, si leur royaume s’étendait beaucoup davantage de ce côté là. Ainsi la situation fort septentrionale de l’empire moscovite jointe à sa grande étendue, fait que par ses parties méridionales il touche aux parties septentrionales de grands états fort éloignés les uns des autres vers le midi. Il est le voisin d’une grande partie de l’Europe et de toute l’Asie il a d’ailleurs [p. 120] de grandes rivières qui tombent en différentes mers ; la Duvine dans la mer Blanche, partie de l’Océan ; le Don dans la mer Noire partie de la Méditerranée, le Volga dans la mer Caspienne. Le tsar comprit que ces rivières, jusque là presque inutiles, réuniraient chez lui tout ce qu’il y a de plus séparé, s’il les faisait communiquer entre elles, soit par de moindres rivières qui s’y jettent, soit par des canaux qu’il tirerait. Il entreprit ces grands travaux, fit faire tous les nivellements nécessaires, choisit lui-même les lieux où les canaux devaient être creusés, et régla le nombre des écluses.
La jonction de la rivière de Volkova, qui passe à Pétersbourg, avec le Volga est présentement finie ; et l’on fait par eau à travers toute la Russie un chemin de plus de 800 lieues, depuis Pétersbourg, jusqu’à la mer Caspienne, ou en Perse. Le tsar envoya à l’Académie le plan de cette grande communication où il avait tant de part comme ingénieur ; il semble qu’il voulût faire ses preuves d’académicien.
Il y a encore un autre canal fini qui joint le Don avec le Volga. Mais les Turcs ayant repris la ville d’Azov, située à l’embouchure du Don, la grande utilité de ce canal attend une nouvelle conquête.
Vers l’orient la domination du tsar s’étend dans un espace de plus de 1500 lieues jusqu’aux frontières de la Chine et au voisinage des mers du Japon. Les caravanes moscovites qui allaient trafiquer à la Chine, mettaient une année entière à leur voyage. C’était là une ample matière à exercer un génie tel que le sien ; car ce long chemin pouvait être et abrégé et facilité, soit par des communications de rivières, soit par d’autres travaux, soit par des traités avec des princes tartares qui auraient donné passages dans leurs pays. Le voyage pouvait n’être que de quatre mois. Selon son dessein tout devait aboutir à Pétersbourg, qui par sa situation serait un entrepôt du monde. Cette ville à qui il avait donné la naissance et son nom était pour lui ce qu’était Alexandrie pour Alexandre son fondateur et comme [p. 121] Alexandrie se trouva si heureusement située qu’elle changea la face du commerce d’alors, et en devint la capitale à la place de Tyr ; de même Pétersbourg changerait les routes d’aujourd’hui, et deviendrait le centre d’un des plus grands commerces de l’univers.
Le tsar porta encore ses vues plus loin. Il voulut savoir quelle était sa situation à l’égard de l’Amérique ; si elle tient à la Tartarie ou si la mer du septentrion donnait un passage dans ce grand continent, ce qui lui aurait encore ouvert le nouveau monde. De deux vaisseaux qui partirent d’Arkangel pour cette découverte jusqu’à présent impossible, l’un fut arrêté par les glaces ; on n’a pas eu de nouvelles de l’autre, qui apparemment a péri. Au commencement de cette année il a encore donné ordre à un habile capitaine de marine d’en construire deux autres pour le même dessein. Il fallait que dans de pareilles entreprises l’opiniâtreté de son voyage se communiquât à ceux qu’il employait. La révolution arrivée en Perse par la révolte de Mahmoud attira de ce côté-là les armes du tsar et du grand-seigneur. Le tsar s’empara de la ville de Derbent sur la côte occidentale de la mer Caspienne et de tout ce qui lui convenait par rapport au projet d’étendre le commerce de Moscovie il lit lever le plan de cette mer ; et grâce à ce conquérant académicien, on en connut enfin la véritable figure, fort différente de celle qu’on lui donnait communément. L’Académie reçut aussi du tsar une carte de sa nouvelle mer Caspienne.
La Moscovie avait beaucoup de mines, mais ou inconnues, ou négligées par l’ancienne paresse et le découragement général de la nation. Il n’était pas possible qu’elles échappassent à la vive attention que le souverain portait sur tout. Il fit venir d’Allemagne des gens habiles dans la science des métaux, et mit en valeur tous ces trésors enfouis il lui vint de la poudre d’or des bords de la mer Caspienne et du fond de la Sibérie. On dit qu’une livre de cette dernière poudre rendait 14 onces d’or pur. Du moins le fer beaucoup [p. 122] plus nécessaire que l’or, devint commun en Moscovie, et avec lui tous les arts qui le préparent ou qui l’emploient.
On ne peut que parcourir les différents établissements que lui doit la Moscovie et seulement les principaux. Une infanterie de cent mille hommes aussi belle et aussi aguerrie qu’il y en ait en Europe dont une assez grande partie des officiers sont déjà Moscovites. On convient que la cavalerie n’est pas si bonne, faute de bons chevaux.
Une marine de 40 vaisseaux de ligne et de deux cents galères.
Des fortifications, selon les dernières règles, à toutes les places qui en méritent.
Une excellente police dans les grandes villes, qui auparavant étaient aussi dangereuses pendant la nuit, que les bois les plus écartés.
Une académie de marine et de navigation, où toutes les familles nobles sont obligées d’envoyer quelques uns de leurs enfants. Des collèges à Moscou, à Pétersbourg et à Kiof, pour les langues, les belles-lettres et les mathématiques de petites écoles dans les villages, où les enfants des paysans apprennent à lire et à écrire.
Un collège de médecine et une belle apothicairerie publique à Moscou qui fournit de remèdes les grandes villes et les armées. Jusque là il n’y avait eu dans tout l’empire aucun médecin que pour le tsar, nul apothicaire.
Des leçons publiques d’anatomie, dont le nom n’était seulement pas connu ; et ce qu’on peut compter pour une excellente leçon toujours subsistante le cabinet du fameux M. Ruysch , acheté par le tsar , où sont rassemblées tant de dissections si fines, si instructives et si rares.
Un observatoire où des astronomes ne s’occupent pas seulement à étudier le ciel, mais où l’on renferme toutes les curiosités d’histoire naturelle, qui apparemment donneront naissance à un long et ingénieux travail de recherches physiques.
[p. 123] Un jardin des plantes, où des botanistes qu’il a appelés rassembleront avec notre Europe connue tout le nord inconnu de l’Europe, celui de l’Asie, la Perse et la Chine.
Des imprimeries, dont il a changé les anciens caractères trop barbares et presque indéchiffrables à cause des fréquentes abréviations. D’ailleurs, des livres si difficiles à lire étaient plus rares qu’aucune marchandise étrangère.
Des interprètes pour toutes les langues des états de l’Europe, et de plus pour la latine pour la grecque pour la turque pour la calmouque, pour la mongule et pour la chinoise ; marque de la grande étendue de cet empire, et peut-être présage d’une plus grande.
Une bibliothèque royale, formée de trois grandes bibliothèques qu’il avait achetées en Angleterre, en Holstein et en Allemagne.
Après avoir donné à son ouvrage des fondements solides et nécessaires, il y ajouta ce qui n’est que de parure et d’ornement. Il changea l’ancienne architecture grossière et difforme au dernier point, ou plutôt il fit naître chez lui l’architecture. On vit s’élever un grand nombre de maisons régulières et commodes, quelques palais, des bâtiments publics et surtout une amirauté, qu’il n’a faite aussi superbe et aussi magnifique, que parce que ce n’est pas un édifice destiné à une simple ostentation de magnificence. Il a fait venir d’Italie et de France beaucoup de tableaux, qui apprennent ce que c’est que la peinture à des gens qui ne la connaissaient que par de très mauvaises représentations de leurs saints. Il envoyait à Gênes et à Livourne des vaisseaux chargés de marchandises qui lui rapportaient du marbre et des statues. Le pape Clément XI , touché de son goût, lui donna une antique qu’il fit venir par terre à Pétersbourg, de peur de la risquer sur mer. Il a même fait un cabinet de médailles curiosité qui n’est pas ancienne dans ce pays-ci. Il aura eu l’avantage de prendre tout dans l’état où l’ont mis jusqu’à présent les nations les plus savantes et les plus polies, et elles lui auront épargné cette suite si [p. 124] lente de progrès qu’elles ont eue à essuyer ; bientôt elles verront la nation russienne arriver à leur niveau, et y arriver d’autant plus glorieusement, qu’elle sera partie de plus loin.
Les vues du tsar embrassaient si généralement tout, qu’il lui passa par l’esprit de faire voyager dans quelques villes principales d’Allemagne les jeunes demoiselles moscovites, afin qu’elles prissent une politesse et des manières dont la privation les défigurait entièrement. Il avait vu ailleurs combien l’art des agréments aide la nature à faire des personnes aimables et combien même il en fait sans elle. Mais les inconvénients de ces voyages se présentèrent bien vite, il fallut y renoncer, et attendre que les hommes devenus polis fussent en état de polir les femmes elles surpasseront bientôt leurs maîtres.
Le changement général comprit aussi la religion, qui à peine méritait le nom de religion chrétienne. Les Moscovites observaient plusieurs carêmes, comme tous les Grecs ; et ces jeûnes, pourvu qu’ils fussent très rigoureusement gardés, leur tenaient lieu de tout. Le culte des saints avait dégénéré en une superstition honteuse ; chacun avait le sien dans sa maison pour en avoir la protection particulière, et on prêtait à son ami le saint domestique dont on s’était bien trouvé : les miracles ne dépendaient que de la volonté et de l’avarice des prêtres. Les pasteurs qui ne savaient rien, n’enseignaient rien à leurs peuples ; et la corruption des mœurs, qui peut se maintenir jusqu’à un certain point malgré l’instruction, était infiniment favorisée et accrue par l’ignorance. Le tsar osa entreprendre la réforme de tant d’abus, sa politique même y était intéressée. Les jeunes, par exemple, si fréquents et si rigoureux, incommodaient trop les troupes, et les rendaient souvent incapables d’agir. Ses prédécesseurs s’étaient soustraits à l’obéissance du patriarche de Constantinople, et s’en étaient fait un particulier. Il abolit cette dignité, quoiqu’assez dépendante de lui ; et par là se trouva plus maître de son église. Il lit divers règlements ecclésiastiques sages et [p. 125] utiles, et, ce qui n’arrive pas toujours, tint la main à l’exécution. On prêche aujourd’hui en moscovite dans Pétersbourg : ce nouveau prodige suppléera ici pour les autres. Le tsar osa encore plus ; il retrancha aux églises ou aux monastères trop riches l’excès de leurs biens, et l’appliqua à son domaine. On n’en saurait louer que sa politique, et non pas son zèle de religion quoique la religion bien épurée pût se consoler de ce retranchement. Il a aussi établi une pleine liberté de conscience dans ses états, article dont le pour et le contre peut être soutenu en général, et par la politique, et par la religion.
Il n’avait que 53 ans lorsqu’il mourut le 28 janvier 1726 d’une rétention d’urine causée par un abcès dans le col de la vessie. Il souffrit d’extrêmes douleurs pendant douze jours, et ne se mit au lit que dans les trois derniers. Il quitta la vie avec tout le courage d’un héros et toute la piété d’un chrétien. Comme il avait déclaré par édit, trois ans auparavant, qu’il était maître de disposer de sa succession, il la laissa à la tsarine , sa veuve, qui fut reconnue par tous les ordres de l’état, souveraine impératrice de Russie. Il avait toujours eu pour elle une vive passion, qu’elle avait justifiée par un mérite rare, par une intelligence capable d’entrer dans toutes ses vues, et de les seconder, par une intrépidité presque égale à la sienne, par une inclination bienfaisante, qui ne demandait qu’à connaître des malheureux pour les soulager.
La domination de l’ impératrice Catherine est encore affermie par la profonde vénération que tous les sujets du tsar avaient conçue pour lui. Ils ont honoré sa mort de larmes sincères ; toute sa gloire leur avait été utile. Si Auguste se vantait d’avoir trouvé Rome de brique et de la laisser de marbre on voit assez combien à cet égard l’empereur romain est inférieur à celui de la Russie. On vient de lui frapper des médailles où il est appelé Pierre le Grand et sans doute le nom de grand lui sera confirmé par le consentement des étrangers, nécessaire pour ratifier ces titres d’honneur donnés par des sujets à leur maître.
[p. 126] Son caractère est assez connu par tout ce qui a été dit ; on ne peut plus qu’y ajouter quelques particularités des plus remarquables. Il jugeait indigne de lui toute la pompe et tout le faste qui n’eût fait qu’environner sa personne, et il laissait au prince Menzicou représenter par la magnificence du favori la grandeur du maître. Il l’avait chargé des dehors brillants, pour ne se réserver que les fonctions laborieuses. Il les poussait à tel point, qu’il allait lui-même aux incendies qui sont en Moscovie très communs, et font beaucoup de ravage, parce que les maisons y sont ordinairement de bois. Il avait créé des officiers obligés à porter du secours ; il avait pris une de ces charges ; et pour donner l’exemple, il montait au haut des maisons en feu quel que fût le péril ; et ce que nous admirerions ici dans un officier subalterne, était pratiqué par l’empereur. Aussi les incendies sont-ils aujourd’hui beaucoup plus promptement éteints. Nous devons toujours nous souvenir de ne pas prendre pour règles de nos jugements des mœurs aussi délicates pour ainsi dire et aussi adoucies que les nôtres ; elles condamneraient trop vite des mœurs plus fortes et plus vigoureuses. Il n’était pas exempt d’une certaine dureté naturelle à toute sa nation et à laquelle l’autorité absolue ne remédiait pas. Il s’était corrigé des excès du vin, très ordinaires en Moscovie, et dont les suites peuvent être terribles dans celui à qui on ne résiste jamais. La tsarine savait l’adoucir s’opposer à propos aux emportements de sa colère, ou fléchir sa sévérité ; et il jouissait de ce rare bonheur, que le dangereux pouvoir de l’amour sur lui, ce pouvoir qui a déshonoré tant de grands hommes, n’était employé qu’à le rendre plus grand. Il a publié avec toutes les pièces originales la malheureuse histoire du prince Alexis , son fils ; et la confiance avec laquelle il a fait l’univers juge de sa conduite, prouve assez qu’il ne se reprochait rien. Des traits éclatants de clémence à l’égard de personnes moins chères et moins importantes, font voir aussi que sa sévérité pour son fils dut être nécessaire. Il savait parfaitement honorer le mérite ; ce qui était l’unique moyen d’en [p. 127] faire naître dans ses états, et de l’y multiplier. Il ne se contentait pas d’accorder des bienfaits, de donner des pensions, faveurs indispensables et absolument dues selon les desseins qu’il avait formés ; il marquait par d’autres voies une considération plus flatteuse pour les personnes, et quelquefois il la marquait même encore après la mort. Il fit faire des funérailles magnifiques à M. Areskins, son premier médecin et y assista portant une torche allumée à la main. Il a fait le même honneur à deux Anglais, l’un contre-amiral de sa flotte, l’autre interprète des langues.
Nous avons dit en 1716 3 qu’ayant consulté sur ses grands desseins l’illustre M. Leibniz , il lui avait donné un titre d’honneur et une pension considérable qui allaient chercher dans son cabinet un savant étranger, à qui l’honneur d’avoir été consulté eût suffi. Le tsar a composé lui-même des traités de marine, et l’on augmentera de son nom la liste peu nombreuse des souverains qui ont écrit. Il se divertissait à travailler au tour il a envoyé de ses ouvrages à l’empereur de la Chine et il a eu la bonté d’en donner un à M. d’Onzembrai dont il jugea le cabinet digne d’un si grand ornement. Dans les divertissements qu’il prenait avec sa cour, tels que quelques relations nous les ont exposés, on peut trouver des restes de l’ancienne Moscovie mais il lui suffisait de se relâcher l’esprit, et il n’avait pas le temps de mettre beaucoup de soins à raffiner sur les plaisirs. Cet art vient assez tôt de lui-même après les autres.
Sa vie ayant été assez courte, ses projets, qui avaient besoin d’une longue suite d’exécution ferme et soutenue, auraient péri presque en naissant ; et tout serait retombé par son propre poids dans l’ancien chaos, si l’ impératrice Catherine n’avait succédé à la couronne. Pleinement instruite de toutes les vues de Pierre le Grand , elle en a pris le fil, et le suit ; c’est toujours lui qui agit par elle. Il lui avait particulièrement recommandé, en mourant, de protéger les étrangers, et de les attirer. M. Delisle , astronome de cette Académie, vient de partir pour Pétersbourg, engagé par [p. 128] les grâces de l’impératrice. Mrs Nicolas et Daniel Bernoulli , fils de Jean dont le nom sera immortel dans les mathématiques, l’ont devancé de quelques mois et ils ont été devancés aussi par le célèbre M. Herman, dont nous avons de si beaux ouvrages. Quelle colonie pour Pétersbourg ! La sublime géométrie des infiniment petits va pénétrer avec ces grands géomètres dans un pays où les éléments d’ Euclide étaient absolument inconnus il y a 25 ans. Nous ne parlerons point des autres sujets de l’Académie de Pétersbourg ; ils se feront assez connaître, excités et favorisés comme ils le seront par l’autorité souveraine. Le Danemark a eu une reine qu’on a nommée la Sémiramis du nord ; il faudra que la Moscovie trouve quelque nom aussi glorieux pour son impératrice.