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Martino Poli naquit à Lucques, le 21 janvier 1662, d’une honnête famille qui vivait de ses revenus, il fut l’aîné de trois frères, dont aucun n’a exercé de profession lucrative.
Une inclination naturelle, et qui se déclara bien vite, le porta à la chimie, un de ses oncles, qui était dans le même goût, l’y soutint et l’y favorisa, même contre le gré du père. A peine M. Poli avait-il 16 ans, qu’il faisait déjà des médicaments chimiques, instruit par la nature seule, dont il ne pouvait même recevoir les leçons qu’à la dérobée dans la maison paternelle. Aussi en sortit-il à 18 [p. 130] ans pour aller se mettre en liberté à Rome, où son oncle lui devait fournir les secours nécessaires.
Là, il se livra tout entier à son génie, il s’appliqua avec ardeur à la connaissance des métaux, premier objet des travaux de la chimie, et dernier terme de ses espérances, si elle ose aspirer à la transmutation, il inventa plusieurs opérations nouvelles, qui firent du bruit, et bientôt ce ne fut plus un bruit inutile, son art devint un établissement sur lequel il pouvait compter, et il se maria vers l’âge de 28 ans.
En 1691 il obtint du cardinal Altiéri Camerlingue le pouvoir d’établir dans Rome un laboratoire public, mais ce n’était qu’en qualité de chimiste, et à titre extraordinaire, et en 1700 ce fut encore à titre d’apothicaire, par les lettres de maîtrise qui lui en furent expédiées. L’autorité publique pouvait bien lui confier la partie médicinale de la chimie, après qu’il avait été autant éprouvé sur celle qui n’est que curieuse.
Quoiqu’un bon laboratoire soit, pour ainsi dire, toute la nature en abrégé, et qu’on y en puisse choisir telle partie qu’on voudra pour l’étudier à loisir et en repos, M. Poli ne renferma pas ses études dans son laboratoire. Il allait chercher tous les chimistes et les physiciens de réputation qui était en différents lieux de l’Italie, et il la parcourut tout entière en plusieurs voyages entrepris pour de semblables sujets. Ce n’est pas qu’ordinairement les livres ne soient plus savants que les savants, et que leurs propres auteurs, mais outre que tous les savants n’impriment pas quelquefois, et surtout en fait de chimie, ceux qui sont sincères donnent plus d’instruction, et une instruction plus claire que les livres.
M. Poli trouva un secret qui regardait la guerre, et comme l’Italie était assez heureuse pour n’en avoir pas beaucoup de besoin, il vint en France en 1702 l’offrir au roi. Quoique là guerre qui vient d’être terminée commençât alors, que le secret de M. Poli dût nous don [p. 131] ner un grand avantage sur les ennemis, du moins pendant une campagne, et avant qu’ils l’eussent appris de nous, le roi ne voulut point s’en servir, et préféra l’intérêt du genre humain au sien, mais pour s’assurer que l’invention serait supprimée, et en même temps pour récompenser l’habileté de l’inventeur, il lui donna une pension, et le titre de son ingénieur, avec celui d’associé étranger surnuméraire de l’Académie royale des Sciences, en attendant qu’il vint à vaquer une des huit places destinées aux étrangers. On peut avoir regret que la poudre à canon n’ait pas été présentée à un prince de ce caractère.
M. Poli retourna en Italie en 1704, revêtu de ces nouveaux titres d’honneur, et peut-être ne lui serait-il pas revenu plus de gloire de l’exécution de son secret que de la suppression, qui avait été achetée assez cher, et qui laissait tout à deviner.
Comme il était plein d’expériences chimiques, et de vues sur la physique et sur la médecine, il publia à Rome en 1706 un grand ouvrage intitulé Il trionfo degli acidi , dédié au roi, son bienfaiteur. Le but de tout ce livre est de prouver que les acides sont très injustement accusés d’être la cause d’une infinité de maladies, qu’au contraire ils en sont le remède souverain, et c’est en cela que consiste leur triomphe.
Selon M. Poli , les acides sont absolument nécessaires à toutes les fermentations ou digestions qui se font dans l’estomac, soit des aliments, soit des médicaments, et celles qui sont mauvaises, ne le sont, et par-là ne deviennent la source d’une infinité de maladies, que parce qu’elles se font par des matières qui abondent trop en alkali ; cependant les acides ne passent jamais dans le sang, toutes les analyses que M. Poli en a faites ne lui ont jamais donné un atome d’acide, il se précipite dans les intestins avec les matières excrémenteuses, et il n’entre dans les veines lactées qu’une vapeur subtile et spiritueuse, élevée par la chaleur naturelle, et formée d’une huile très douce et d’alkali volatil.
[p. 132] Ici, nous ne devons pas dissimuler que Homberg , en faisant l’analyse du sang, y a trouvé de l’acide, quoiqu’en petite quantité 1 , ainsi c’était là un point fondamental du système de M. Poli , qui restait à discuter entre les deux chimistes, si cependant des analyses qui ne donnent pas un certain produit, peuvent être opposées à d’autres qui le donnent. Il faudrait pour cela qu’on démêlât dans celles-ci, et qu’on y fit reconnaître quelque apparence trompeuse.
Mais un adversaire particulier, quelque considérable qu’il soit, ne l’est pas beaucoup en comparaison de tout le corps des philosophes modernes que le livre de M. Poli attaque. Il s’y déclare ennemi à toute outrance de tous les auteurs et de tous les sectateurs de la philosophie corpusculaire, qu’il prétend être renouvelée d’ Épicure , et à qui il ne donne pas sans dessein cette origine suspecte. On ne doit point être surpris de cette façon de penser dans un Italien, il est d’un pays où la philosophie ancienne domine encore, parce qu’elle est ancienne, et que tout ce qui ne l’est pas y fait ombrage. En Angleterre même on commence à ne traiter guère mieux la philosophie corpusculaire, car j’entends par-là celle qui n’admet que des idées claires, figures et mouve- mens. Peut-être dans un pays on ne veut point de nouveautés, et dans l’autre on ne veut de nouveautés que- celles qui y ont pris naissance.
Quoi qu’il en soit, on ne peut abandonner la philosophie corpusculaire sans tomber dans des pensées qui seront, si l’on veut, spécieuses, nobles, brillantes, mais à qui il manquera de la clarté, ce défaut ne gâte pas tout, et d’excellents livres n’en sont pas exempts. Celui de M. Poli contient quantité d’expériences remarquables, de raisonnements, soit de chimie, soit de médecine, qui méritent beaucoup d’attention, même de la part de ceux qui n’en seront pas persuadés, un assez grand nombre de remèdes nouveaux, et de son invention, dont les médecins pour [p. 133] ront profiter. Il ne croyait pas la goutte même incurable, toujours n’est-il pas bien certain qu’elle le soit, et quelquefois une espérance hardie a des succès qu’un désespoir plus sage en apparence n’aurait pas tentés.
En 1708, le pape nomma M. Poli premier ingénieur dans les troupes que sa Sainteté avait levées contre l’empereur. Il est rare qu’un chimiste, accoutumé à son paisible laboratoire, en sorte pour aller faire dans des armées des opérations périlleuses. La campagne finie, il alla à Venise, où la renommée lui avait préparé chez les savans et chez les principaux de la république une réception honorable.
Le prince Cibo, duc de Massa, l’appela auprès de lui en 1712, pour examiner des mines qu’il avait dans ses terres, et voir ce qui s’en pourrait retirer. M. Poli trouva des mines très abondantes, soit de cuivre, soit de vitriol vert, et une de vitriol blanc, et le physicien ne quitta le prince qu’après l’avoir enrichi.
Quelque sujet qu’il eût d’être content de sa patrie, il regardait la France, à laquelle il tenait déjà par les bienfaits du roi, ou comme un plus grand théâtre, ou du moins comme un théâtre nouveau. Il y revint en 1713, avec l’agrément de Sa Majesté, et il prit ici sa place d’associé étranger, qui n’était plus surnuméraire, parce qu’en 1703 il avait eu celle de M. Viviani .
L’esprit qui règne dans l’intérieur de cette compagnie, est un amour sincère de la vérité, peu d’égards et de déférence pour les simples opinions, une assez grande liberté de contredire, nécessaire pour la communication des lumières, et honorable à ceux mêmes que l’on contredit, car toute flatterie et toute molle complaisance déshonore son objet. Les expériences et les faits nouveaux que M. Poli apporta ici, y furent reçus avec une approbation générale, mais comme on n’y connait encore rien de mieux que la philosophie corpusculaire, et que les idées qu’il substituait en la place n’étaient pas de l’évidence à laquelle on [p. 134] était accoutumé, il eut des contradictions à essuyer sur une théorie inutile. Il eût pu se les épargner absolument en se renfermant dans les simples faits, mais il y a un courage d’esprit qui ne s’accommode pas de dissimuler le fond de ses pensées. Un étranger, incertain de son sort, craintif par sa situation, plus jaloux qu’un autre de sa réputation par le besoin qu’il en avait, pouvait s’alarmer un peu trop de ces libertés académiques, mais enfin ces inquiétudes purent être extrêmement adoucies par de nouvelles marques qu’il reçut de la bonté du roi. Sa pension fut augmentée de plus de la moitié en cette année 1714, et ce qui le touchait encore plus, c’était une augmentation d’honneur.
Il commençait d’ailleurs à être utilement connu dans Paris par les remèdes qu’il savait faire avec un art particulier. Ainsi se voyant assuré de toutes parts d’un établissement en France, il obéit avec joie à un ordre supérieur qu’il reçut, de faire venir d’Italie toute sa famille. Sa femme et ses enfants abandonnèrent donc leur maison de Rome, leurs amis, leurs connaissances, vendirent tout avec précipitation, et par conséquent avec beaucoup de perte, se mirent sur la mer, où ils souffrirent beaucoup, et enfin, après toutes les fatigues d’un long voyage, ils arrivèrent à Paris le 28 juillet, où ils trouvèrent M. Poli malade à l’extrémité d’une grosse fièvre, qui ne parlait déjà plus, qui ne les reconnut qu’à peine, et qui mourut le lendemain. Jamais famille n’a été frappée d’un coup plus imprévu, ni dans des circonstances plus douloureuses.
1 V. l’Hist. de 1712, pag. 45 et suiv.