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Éloge de Monsieur Pierre-Sylvain Régis

Éloge de M. Régis

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Pierre-Sylvain Régis naquit en 1632 à la Salvetat de Blanquefort, dans le comté d’Agenois. Son père vivait noblement, et était assez riche, mais il eut beaucoup d’enfants, et M. Régis , qui était un des cadets se trouva avec peu de bien.

Après avoir fait avec éclat ses humanités et sa philosophie chez les jésuites à Cahors, il étudia en théologie dans l’université de cette ville, parce qu’il était destiné à l’état ecclésiastique, et il se rendit si habile en 4 ans, que le corps de l’université le sollicitant de prendre le bonnet de docteur, lui offrit d’en faire tous les frais. Mais il ne s’en crut pas digne, qu’il n’eût étudié en Sorbonne à Paris. Il y vint, mais s’étant dégoûté de la longueur excessive de ce que dictait un célèbre professeur sur la seule question de l’heure de l’institution de l’Eucharistie, et ayant été frappé de la philosophie cartésienne, qu’il commença à connaître par les conférences de M. Rohaut , il s’attacha entièrement à cette philosophie, dont le charme, indépendamment même de la nouveauté, ne pouvait manquer de se faire sentir à un esprit tel que le sien. Il n’avait plus que 4 ou 5 mois à demeurer à Paris, et il se hâta de s’instruire sous M. Rohaut , qui, de son côté, zélé pour sa doctrine, donna tous ses soins à un disciple qu’il croyait propre à la répandre.

M. Régis étant parti de Paris avec une espèce de mission de son maître, alla établir la nouvelle philosophie à Toulouse, par des conférences publiques qu’il commença d’y tenir en 1665. Il avait une facilité agréable de parler, et le don d’amener les matières abstraites à la portée [p. 158] de ses auditeurs. Bientôt toute la ville fut remuée par le nouveau philosophe, savants, magistrats, ecclésiastiques, tout accourut pour l’entendre, les dames même faisait partie de la foule, et si quelqu’un pouvait partager avec lui la gloire de ce grand succès, ce n’était du moins que l’illustre Descartes , dont il annonçait les découvertes. On soutint une thèse de pur cartésianisme en français, dédiée à une des premières dames de Toulouse, que M. Régis avait rendue fort habile cartésienne, et il présida à cette thèse. On n’y disputa qu’en français, la dame elle-même y résolut plusieurs difficultés considérables, et il semble qu’on affectât par toutes ces circonstances de faire une abjuration plus parfaite de l’ancienne philosophie. Mrs de Toulouse, touchés des instructions et des lumières que M. Régis leur avait apportées, lui firent une pension sur leur hôtel de ville ; événement presque incroyable dans nos mœurs, et qui semble appartenir à l’ancienne Grèce.

M. le marquis de Vardes , alors exilé en Languedoc, étant venu à Toulouse, y connut aussitôt M. Régis , et l’obtint de la ville avec quelque peine, pour l’emmener avec lui dans son gouvernement d’Aigues-Mortes. Là, il se l’attacha entièrement par l’estime, par l’amitié, et par le mérite qu’il lui fit voir; et ce qui est à la gloire de l’un et de l’autre, il n’eut pas besoin de se l’attacher par d’autres moyens, qui passent ordinairement pour plus efficaces. Il tâcha de s’occuper avec lui, ou plutôt de s’amuser de la philosophie cartésienne, et comme il avait brillé par l’esprit dans une cour très délicate, peut-être le philosophe ne profita-t-il pas moins du commerce du courtisan, que le courtisan de celui du philosophe. L’un de ces deux différents caractères est ordinairement composé de tout ce qui manque à l’autre.

M. De Vardes alla à Montpellier en 1671, et M. Régis qui l’y accompagna, y fit des conférences avec le même applaudissement qu’à Toulouse. Mais enfin tous les grands talents doivent se rendre dans la capitale. M. Régis y vint [p. 159] en 1680, et commença à tenir de semblables conférences chez M. Lémery , membre aujourd’hui de cette Académie. Le concours du monde y fut si grand qu’une maison de particulier en était incommodée, on venait s’y assurer d’une place longtemps avant l’heure marquée pour l’ouverture, et peut-être la sévérité de cette histoire ne me défend-elle pas de remarquer qu’on y voyait tous les jours le plus agréable acteur du théâtre italien, qui hors de là cachait sous un masque et sous un badinage inimitable, l’esprit sérieux d’un philosophe.

Il ne faut pas trop réussir ; les conférences avaient un éclat qui leur devint funeste. Feu M. l’archevêque de Paris, par déférence pour l’ancienne philosophie, donna à M. Régis un ordre de les suspendre, déguisé sous la forme de conseil ou de prière, et enveloppé de beaucoup de louanges. Ainsi le public fut privé de ces assemblées au bout de six mois, et au milieu de son goût le plus vif; et l’on ne fit peut-être, sans en avoir l’intention, que prévenir son inconstance, et augmenter son estime pour ce qu’il perdait.

M. Régis plus libre ne songea plus qu’à faire imprimer un système général de philosophie qu’il avait composé, et qui était le principal sujet de son voyage à Paris. Mais cette impression fut traversée aussi pendant 10 ans. Enfin à force de temps et de raison, toutes les oppositions furent surmontées, et l’ouvrage parut en 1690 sous ce titre, Système de philosophie contenant la logique, la métaphysique, la physique et la morale , en 3 volumes in-4°.

L’avantage d’un système général, est qu’il donne un spectacle plus pompeux à l’esprit, qui aime toujours à voir d’un lieu plus élevé, et à découvrir une plus grande étendue. Mais, d’un autre côté, c’est un mal sans remède, que les objets vus de plus loin et en plus grand nombre, le sont aussi plus confusément. Différentes parties sont liées pour la composition d’un tout, et fortifiées mutuellement par cette union, mais chacune en particulier est traitée avec moins de soin, et souffre de ce qu’elle est [p. 160] partie d’un système général. Une seule matière particulière bien éclaircie satisferait peut-être autant, sans compter que, dès-là qu’elle serait bien éclaircie, elle deviendrait toujours assez générale. Si l’on considère la gloire de l’auteur, il ne reste guère à qui entreprend un pareil ouvrage, que celle d’une compilation judicieuse ; et quoiqu’il puisse, comme M. Régis , y ajouter plusieurs idées nouvelles, le public n’est guère soigneux de les démêler d’avec les autres.

Engagé comme il l’était à défendre la philosophie cartésienne, il répondit en 1691 au livre intitulé, Censura philosophiae cartesianae , sorti d’une des plus savantes mains de l’Europe, et feu M. Bayle , très fin connaisseur, ayant vu cette réponse, jugea qu’elle devait servir de modèle à tout ce qu’on en ferait à l’avenir pour la même cause. L’année suivante, M. Régis se défendit lui-même contre un habile professeur de philosophie, qui avait attaqué son système général. Ces deux réponses, qu’il se crut obligé de donner en peu de temps, et une augmentation de plus d’un tiers qu’il avait faite immédiatement auparavant à son système dans le même temps qu’on l’imprimait, lui causèrent des infirmités qui n’ont fait qu’augmenter toujours dans la suite. La philosophie elle-même a ses passions et ses excès qui ne demeurent pas impunis.

M. Régis eut à soutenir encore de plus grandes contestations. Il avait attaqué dans sa physique l’explication que le P. Malebranche avait donnée dans sa Recherche de la Vérité, de ce que la lune parait plus grande à l’horizon qu’au méridien. Ils écrivirent de part de d’autre, et la question principale se réduisit entre eux à savoir, si la grandeur apparente d’un objet dépendait uniquement de la grandeur de son image tracée sur la rétine, ou de la grandeur de son image, et du jugement naturel que l’âme porte de son éloignement, de sorte que tout le reste étant égal, elle le dût voir d’autant plus grand, qu’elle le jugerait plus éloigné. M. Régis avait pris le [p. 161] premier parti, le P. Malebranche le second, et ce dernier soutenait qu’un géant 6 fois plus haut qu’un nain, et placé à 12 pieds de distance, ne laissait pas de paraître plus haut que le nain placé à 2 pieds, malgré l’égalité des images qu’ils formaient dans l’œil, et cela parce qu’on voyait le géant comme le plus éloigné, à cause de l’interposition des différents objets. Il niait même à M. Régis que l’image de la lune à l’horizon fût augmentée par les réfractions, du moins de la manière dont elle aurait dû l’être pour ce phénomène, et il ajoutait différentes expériences par lesquelles la lune cessait de paraître plus grande dès qu’elle était vue de façon qu’on ne la jugeât pas plus éloignée. M. Régis cependant défendit toujours son opinion ; et comme les écrits, selon la coutume de toutes les disputes, se multipliaient assez inutilement, le P. Malebranche se crut en droit de terminer la question par la voie de l’autorité, mais d’une autorité telle qu’on la pouvait employer en matière de science. Il prit une attestation de 4 géomètres des plus fameux, qui déclarèrent que les preuves qu’il apportait de son sentiment étaient démonstratives, et clairement déduites des véritables principes de l’optique. Ces géomètres étaient feu M. le marquis de l’Hôpital , l’ abbé Catelan , M. Sauveur , et M. Varignon . M. Régis fit en cette occasion ce que lui inspira un premier mouvement de la nature, il tâcha de trouver des reproches contre chacun d’eux. Le Journal des Savants de l’an 1694 fut le théâtre de cette guerre.

Il le fut encore, du moins en partie, d’une autre guerre entre les mêmes adversaires. M. Régis , dans sa métaphysique avait souvent attaqué celle du P. Malebranche . Une de leurs principales contestations roula sur la nature des idées, sur leur cause ou efficiente ou exemplaire, matière si sublime et si abstraite, que s’il n’est pas permis à l’esprit humain d’y trouver une entière certitude, ce sera pour lui une assez grande gloire d’avoir pu y parvenir à des doutes fondés et raisonnés. Les deux métaphysiciens [p. 162] agitèrent encore, si le plaisir nous rend actuellement heureux, et se partagèrent aussi sur cette question qui parait moins métaphysique. Comme les ouvrages du P. Malebranche lui avaient fait plusieurs disciples habiles et zélés, quelques uns écrivirent aussi contre M. Régis , qui se contenta d’avoir paru sur la lice avec leur maître.

L’inclination qu’il avait toujours conservée pour la théologie, et l’amour de la religion, lui inspirèrent ensuite une autre entreprise déjà tentée plusieurs fois par de grands hommes, digne de tous leurs efforts et de leur plus sage ambition, et plus nécessaire que jamais dans un siècle aussi éclairé que celui-ci. Il la finit en 1704, malgré ses infirmités continuelles, et publia un livre in-4° sous ce titre : L’usage de la raison et de la foi, ou l’accord de la foi et de la raison . Il le dédia à M. l’ abbé Bignon , à qui il dit dans son épître, qu’il ne pouvait citer les ennemis ou de la raison ou de la foi devant un juge à qui les droits de l’une et de l’autre fussent mieux connus, et que si on le récusait, ce ne serait que parce qu’il s’était trop déclaré pour toutes les deux. La manière dont il parvient à cet accord si difficile est celle qu’emploierait un arbitre éclairé à l’égard de deux frères, entre lesquels il voudrait étouffer toutes les semences de division. M. Régis fait un partage si net entre la raison et la foi, et assigne à chacune des objets et des emplois si séparés, qu’elles ne peuvent plus avoir, pour ainsi dire, aucune occasion de se brouiller. La raison conduit l’Homme jusqu’à une entière conviction des preuves historiques de la religion chrétienne, après quoi elle le livre et l’abandonne à une autre lumière, non pas contraire, mais toute différente, et infiniment supérieure. L’éloignement où M. Régis tient la raison et la foi ne leur permet pas de se réunir dans des systèmes qui accommodent les idées de quelques philosophes dominantes à la révélation, ou quelquefois même la révélation à ces idées. Il ne veut point que ni Platon, ni Aristote , ni Descartes même appuient l’évangile, il paraît croire que tous les systèmes philosophiques ne sont [p. 163] que des modes, et il ne faut point que des vérités éternelles s’allient avec des opinions passagères, dont la ruine leur doit être indifférente. On doit s’en tenir à la majestueuse simplicité des conciles, qui décident toujours le dogme divin, sans y mêler les explications humaines. Tel est l’esprit général de l’ouvrage, du moins par rapport au titre, car M. Régis y fait entrer une théorie des facultés de l’homme, de l’entendement, de la volonté, etc., plus ample qu’il n’était absolument nécessaire. Il lui a donné même pour conclusion un traité de l’amour de Dieu, parce que cette matière qui, si l’on voulait, serait fort simple, venait d’être agitée par de grands hommes avec beaucoup de subtilité. Enfin il a joint à tout le livre une réfutation du système de Spinosa . Il a été réduit à en développer les obscurités, nécessaires pour couvrir l’erreur, mais heureusement peu propres pour la séduction.

C’est par-là qu’il a fini sa carrière savante. Ses infirmités qui devinrent plus continues et plus douloureuses, ne lui permirent plus le travail. La manière dont il les soutint pendant plusieurs années, fut un exemple du plus noble et du plus difficile usage que l’on puisse faire de la raison et de la foi tout ensemble. Il mourut le 11 janvier 1707 chez le duc de Rohan, qui lui avait donné un appartement dans son hôtel, outre la pension qu’il avait été chargé de lui payer par le testament du marquis de Vardes son beau-père. Il était entré à l’Académie en 1699, lorsqu’elle se renouvela : mais à cause de ses maladies il ne fit presque aucune fonction académique ; seulement son nom servit à orner une liste où le public eût été surpris de ne le pas trouver.

Il avait eu toute sa vie beaucoup de commerce avec des personnes du premier rang. Feu M. l’archevêque de Paris, en lui défendant les assemblées, l’avait engagé à le venir voir à de certains temps marqués pour l’entretenir sur les mêmes matières, et peut-être la gloire de M. [p. 164] Régis augmentait-elle de ce qu’un prélat si éclairé prenait la place du public. Feu M. le prince, dont le génie embrassait tout, l’envoyait chercher souvent, et il a dit plusieurs fois qu’il ne pouvait s’empêcher de prendre pour vrai ce qui lui était expliqué si nettement.

Sa réputation alla jusque dans les pays étrangers lui faire des amis élevés aux plus grandes places. Tel était M. le duc d’Escalonne, grand d’Espagne, aujourd’hui vice-roi de Naples. Ce seigneur, plus curieux et plus touché des sciences que ne l’est jusqu’ici le reste de sa nation, avait pris pour lui une estime singulière sur son système général qu’il avait étudié avec beaucoup de soin ; et quand à la journée du Ter* (*en 1694), où il commandait l’armée espagnole, ses équipages furent pris par l’armée victorieuse de M. le maréchal de Noailles , il ne lui envoya redemander que les Commentaires de César, et le livre de M. Régis , qui étaient dans sa cassette. M. le comte de Saint-Estevant de Gormas son fils étant venu en France en 1706, il alla voir le philosophe par ordre de son père, et après la première visite, ce ne fut plus par obéissance qu’il lui en rendit. M. le duc d’Albe, ambassadeur de S[a] M[ajesté] catholique, lui a fait le même honneur à la prière de M. le vice-roi de Naples.

Les mœurs de M. Régis étaient telles que l’étude de la philosophie les peut former, quand elle ne trouve pas trop de résistance du côté de la nature. Les occasions qu’il a eues par rapport à la fortune, lui ont été aussi peu utiles qu’elles le devaient être. Une grande estime, et une amitié fort vive que le feu P. Ferrier, confesseur du roi, avait prise pour lui à Toulouse pendant ses conférences, ne lui valurent qu’une très modique pension sur la préceptoriale d’Aigues-Mortes. Quoiqu’il fût accoutumé à instruire, sa conversation n’en était pas plus impérieuse ; mais elle était plus facile et plus simple, parce qu’il était accoutumé à se proportionner à tout le monde. Son savoir ne l’avait pas rendu dédaigneux pour les ignorants, et en effet on l’est ordinairement d’autant moins à leur égard, que l’ [p. 165] on sait davantage, car on en sait mieux combien on leur ressemble encore.

La place qu’il avait de géomètre associé a été remplie par M. Chevalier, auparavant élève de M. l’ abbé Gallois .

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