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Éloge de Monsieur Michel Rolle

Éloge de M. Rolle

[p. 94]

Michel Rolle naquit à Ambert, petite ville de la basse Auvergne, le 21 avril 1652. Son père marchand peu aisé, après lui avoir fait bien apprendre à écrire, et un peu d’arithmétique, le mit chez un notaire, et ensuite chez différents procureurs du pays, pour le former aux affaires et à la pratique, qui devaient être le principal fonds de sa subsistance. Mais il se lassa bientôt de ces sortes d’occupations qui en effet ne sont pas médiocrement dégoûtantes pour qui n’y est pas appelé par la nature ; et à l’âge de 23 ans, il vint à Paris avec la seule ressource d’écrire assez bien pour en pouvoir donner des leçons.

Le peu d’arithmétique qu’il savait, et qui est communément joint à cette profession était une faible semence qui germa bien vite chez lui par la bonne disposition du terroir. Il entra plus avant, et toujours plus avant dans la science des nombres ; et enfin, sans avoir eu l’intention, et presque sans s’en apercevoir, il se trouva conduit jusqu’à l’algèbre. C’était là où la nature le voulait. Il s’enfonça dans la plus abstraite analyse ; la difficulté n’était que de trouver du temps. Sa profession, devenue d’autant plus nécessaire, qu’il était déjà chargé de famille, l’occupait beaucoup mais tout ce qu’elle pouvait lui laisser de loisir, tout ce qu’il pouvait dérober à son sommeil, la passion dominante le prenait ; et l’on sait que les passions font toujours leur part assez bonne.

Feu M. Ozanam avait proposé ce problème, trouver 4 nombres tels que la différence de deux quelconques soit un carré, et que la somme de deux quelconques des trois premiers [p. 95] soit encore un carré. Il avait ajouté que le moindre de ces nombres n’aurait pas moins de 50 chiffres, et qu’il ne croyait pas qu’on en pût trouver de plus petits. M. Rolle en 1682, c’est-à-dire âgé de 30 ans, résolut le problème par quatre formules algébriques qui exprimaient les 4 nombres, et n’avaient que deux inconnues ou indéterminées, telles qu’en supposant d’abord que la première était 1, et la seconde 2, ce qui est la plus simple des suppositions, il venait 4 nombres conditionnés comme on les demandait, et qui n’avaient chacun que 7 chiffres au lieu de cinquante, espèce d’insulte savante qu’on faisait au problème. M. Rolle donnait de plus la manière d’avoir 10 millions de fois mille milliards de résolutions dans lesquelles le plus grand nombre n’aurait pas cinquante chiffres, insulte infiniment redoublée. Aussi tôt M. Colbert , qui avait des espions pour découvrir le mérite caché ou naissant, déterra M. Rolle dans l’extrême obscurité où il vivait, et lui doum une gratification qui devint ensuite une pension fixe.

Encouragé par une récompense si prompte, et en quelque sorte si prévenante et plus encore par la gloire d’un début si brillant, il se dévoua entièrement à l’algèbre, et y fit de si grands progrès, qu’en 1685, trois ans seulement après que son nom eut paru pour la première fois, il fut reçu dans l’Académie des Sciences pour y tenir une place qu’un autre eût peut-être eu de la peine à remplir.

Il n’y a point d’habiles mathématiciens qui ne sachent beaucoup d’algèbre, ou du moins assez pour l’usage indispensable. Mais cette science, poussée au-delà de cet usage ordinaire, est si épineuse, si compliquée de difficultés, si embarrassée de calculs immenses, et pour tout dire, si affreuse, que très peu de gens ont un courage assez héroïque pour s’aller jeter dans ses abîmes profonds et ténébreux. On est plus flatté de certaines théories brillantes, où la finesse de l’esprit semble avoir plus de part que la dureté du travail. De plus, il ne s’agit dans l’algèbre que de l’art de démêler une grandeur inconnue au travers de mille nuages [p. 96] qui la couvrent, supposé qu’on ait dessein de la connaître mais ce dessein, ce sont d’autres parties des mathématiques, des intérêts particuliers, pour ainsi dire, qui le font naitre en certaines occasions, et on les attend pour se donner la peine d’employer l’algèbre ou, ce qui est encore plus court, quand l’affaire en est venue là, on se contente de la renvoyer à l’algèbre, qui est obligée de s’en charger. M. Rolle ne la traita pas ainsi il l’aima pour elle-même, et en brava toutes les horreurs, sans se proposer autre chose que de les surmonter ; cependant, comme l’algèbre et la haute géométrie sont devenues inséparables, il pénétra aussi jusqu’à cette géométrie ; mais il n’alla jamais jusqu’à celle qui est mêlée de physique, peut-être parce que l’algèbre à laquelle il était t si fidèle ne l’y conduisait pas nécessairement.

M. de Louvois , dont un des fils avait appris de lui les éléments de mathématiques, lui donna au bureau de l’extraordinaire des guerres une seconde place qui valait mieux que celle de l’académie, et pouvait le mener plus loin. Il lâcha pendant quelque temps de les accorder toutes deux et même M. de Barbezieux voulut bien lui permettre de s’absenter deux fois la semaine pour venir aux assemblées de la Compagnie ; mais tout cela était forcé ; il s’accablait de travail, il prenait trop sur son sommeil. Enfin, il sentit l’impossibilité absolue de servir à deux maîtres ; et dans la nécessité de choisir, il préféra celui que sa fortune étroite ne lui conseillait pas, mais que son goût demandait. Il a fait encore d’autres sacrifices courageux à l’algèbre et à sa liberté, ou plutôt à l’algèbre seule ; car il n’avait besoin de liberté que pour elle. Il y a entre les sciences et les richesses une ancienne et irréconciliable division.

En 1690, il publia un traité d’algèbre in-4. Ce qui en a le plus brillé, a été sa méthode des cascades qui résout les équations déterminées de tous les degrés. On approche toujours de la valeur de l’inconnue par des équations diffé [p. 97] rentes et successives, qui vont toujours en baissant ou en tombant d’un degré; et de là est venu le nom de cascades. Il enrichissait encore le dictionnaire de l’algèbre de quelques termes nouveaux, tels que l’Arbre de direction l’arbre de retour, etc. La nouveauté des choses avait produit nécessairement celle des mots.

Comme il s’était contenté d’exposer sa méthode des cascades sans la démontrer, il donna l’année suivante un nouvel ouvrage Démonstration d’une méthode pour résoudre les égalités de tous les degrés suivie de deux autres méthodes dont la première donne les moyens de résoudre ces mêmes égalités par la géométrie et la seconde pour résoudre plusieurs questions de Diophante qui n’ont point été résolues . Il arrive quelquefois dans ces matières, que l’on trouve de bonnes méthodes, et qu’il n’est pas aisé d’en trouver la démonstration assez précise ou assez claire. On voit la route qu’il faut tenir, on voit que l’on arrivera on arrive toujours, mais à toute rigueur on pourrait douter, et on ne forcerait pas un incrédule triomphe indispensable pour les mathématiques. Il manquait aux cascades et leur auteur le leur assura. Quant aux questions de Diophante que la propriété des carrés des trois côtés du triangle rectangle a fait naître et qui regardent les nombres carrés, elles ont exercé plusieurs géomètres modernes, qui en avaient encore laissé à M. Rolle une assez grande quantité des plus difficiles à résoudre. La multitude de calculs et de combinaisons dont il avait, l’esprit plein, le rendait singulièrement propre à cette entreprise.

En 1699 il publia encore un ouvrage intitulé Méthode pour résoudre les questions indéterminées de l’algèbre . Il les avait promises dans son grand traité de 1690. Le Journal des Savants assura qu’elles étaient les seules générales que l’on eût jusqu’alors pour résoudre par des lignes les équations indéterminées, et qu’elles étaient de plus fort utiles, et quelquefois nécessaires pour résoudre aussi par des lignes toutes les équations déterminées. On sait assez que les in [p. 98] déterminées expriment des courbes, et que les déterminées se résolvent par des intersections de courbes, ce qui fait le grand et important commerce de l’algèbre et de la géométrie. Mais il semble que M. Rolle avait soin d’y donner toujours beaucoup d’avantage à l’algèbre, et de lui faire jouer le personnage le plus considérable.

En ce temps-là le livre du marquis de l’Hôpital avait paru et presque tous les mathématiciens commençaient à se tourner du côté de la nouvelle géométrie de l’infini, jusque-là peu connue. L’universalité surprenante des méthodes, l’élégante brièveté des démonstrations, la finesse et la promptitude des solutions les plus difficiles, une nouveauté singulière et imprévue, tout attirait les esprits, et il se faisait dans le monde géomètre une révolution bien marquée. Elle n’était pourtant pas absolument générale dans le pays même des démonstrations, on trouve encore le moyen de se diviser. Feu M. l’ abbé Gallois , comme nous l’avons dit, même dans son éloge 1 , ne goûtait point la nouvelle géométrie; mais il était bien aise de ne la combattre qu’avec le secours ou à l’abri d’un géomètre de nom, et heureusement il trouva dans M. Rolle les dispositions nécessaires pour s’unir à lui. Il mit dans la société le courage d’entreprendre la guerre, et l’art de la conduire, qui tous deux auraient peut-être manqué à M. Rolle  ; et celui-ci lie fut obligé que de fournir les raisonnements. La contestation éclata dans l’Académie 2 , qui eut d’abord la sagesse d’écouter tout, et ensuite celle d’assoupir par son autorité une dispute qui n’en devait pas être une, du moins de la manière dont elle l’était car il pouvait bien y avoir, et il y a certainement encore des difficultés à éclaircir dans le système de la nouvelle géométrie ; mais ou parlait de renverser le système total, et la proposition offensait trop les oreilles savantes.

Quand la paix des infiniment petits fut faite, ou le silence ordonné, M. Rolle donna son application à d’autres sujets de géométrie, où l’algèbre dominait toujours. Il ne [p. 99] laissait pas d’y glisser encore adroitement des accusations d’insuffisance, ou même de fausseté contre le nouveau calcul, avec lequel il ne s’est jamais bien réconcilié, et les infinitaires étaient au guet pour ne lui rien passer qui les intéressât trop. Il se mit aussi à examiner, et pour ne rien dissimuler, il attaqua ouvertement la géométrie de Descartes sur sa merveilleuse théorie de la construction des égalités. Feu M. de la Hire d’en rendit le défenseur comme Mrs Varignon et Saurin l’étaient des infiniment petits. Cette matière produisit des discussions fort fines et fort délicates dont la plus curieuse est dans l’Histoire de 1710 3  ; et il est vrai que malgré un grand zèle pour la gloire de Descartes , il fallut accorder à M. Rolle quelques unes de ses prétentions, et reconnaître ce qu’on lui devait sur des points assez importants. Il résultait de tout cela, que quand il ouvrait une matière dans l’Académie, il semblait qu’on dût se préparer à combattre. Une légère différence de forme dans ce qu’il proposait, eût prévenu cet inconvénient. L’objection la plus fulminante peut, sans rien perdre de sa force, devenir un simple éclaircissement qu’on demande ; mais il déclarait trop nuement et trop géométriquement le fond de sa pensée sur des ouvrages révérés. La géométrie n’a qu’un ton ; mais peut-être ferait-elle bien elle-même d’en changer quelquefois un peu, puisqu’elle parle à des hommes.

Quelques uns soupçonnaient M. Rolle de tendre des pièges aux autres mathématiciens par des questions artificieusement conçues, où il voulait se donner le plaisir de les voir plus embarrassés que la chose ne le méritait. Cependant il s’est trouvé dans des occasions importantes que ces soupçons étaient injustes les questions très réelles, et les solutions très solides; témoin le cas nouveau et paradoxe de l’intersection de deux sections coniques en quatre points du même côté de l’axe dont nous avons parlé dans l’Histoire de 1713 4 .

Il croyait l’algèbre encore fort imparfaite, et susceptible d’une étendue que l’on ne pense pas même à y désirer. [p. 100] Il eu méditait des éléments tout nouveaux mais dans ce qu’il communiquait à l’Académie, il rapportait quelquefois certaines choses à ces éléments inconnus, ou les supposait ; ce qui donnait à ses écrits une apparence de simples projets, et même de l’obscurité. Ses idées pouvaient se nuire les unes aux autres par leur multitude, et l’espace borné de nos mémoires ne suffisait pas toujours pour les contenir toutes le champ était trop petit, pour y ranger une armée en bataille. C’est dommage qu’il n’ait fait ces éléments, où il aurait pu se développer en liberté on ne peut douter que l’ouvrage n’eût été fort considérable ; et en homme capable, comme lui, de se sacrifier entièrement à l’algèbre, n’est pas un présent que la nature fasse tous les jours aux sciences.

Il eut en 1703 une attaque d’apoplexie dont il sortit avec tout son esprit, et presque la même force pour le travail. Mais dix ans après, une seconde attaque le jeta dans une paralysie qui ne lui permit plus de sortir, et dont il mourut le 8 novembre 1719, âgé de 68 ans après avoir donné toutes les marques d’une solide piété. Ses mœurs avaient toujours été telles que les forment un grand attachement à l’étude, et l’heureuse privation du commerce du monde.

M. de Mairan a eu la place de géomètre pensionnaire de M. Rolle .

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1 V. l’Hist. de 1707, p. 180.

2 V. l’Hist. de 1701, p. 87 et suiv.

3 p. 88 et suiv.

4 p. 55 et suiv.