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Éloge de Monsieur Joseph Saurin

Éloge de M. Saurin

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Joseph Saurin naquit en 1659 à Courtaison, dans la principauté d’Orange. Pierre Saurin, son père, ministre calviniste à Grenoble, eut trois garçons qu’il destina tous trois au ministère, et dont il fut le seul précepteur depuis l’alphabet jusqu’à la théologie et à l’hébreu. Joseph était le dernier des trois et il fut reçu, quoique fort jeune, ministre à Eure en Dauphiné.

Beaucoup d’esprit naturel, et, ce qui est encore plus important, beaucoup de logique naturelle un caractère vif, ferme, noblement audacieux, et qui rendait l’éloquence plus impérieuse, un extérieur agréable et animé, qui s’accordait au discours, et le soutenait ; ce furent les talents qu’il apporta à la prédication, et qui ne manquèrent pas d’être applaudis par son parti dans un temps principalement où le calvinisme, visiblement menacé d’une ruine prochaine en France, avait besoin plus que jamais d’orateurs véhéments. M. Saurin ne le fut apparemment que trop, il s’échappa dans un sermon à quelque chose de hardi ou d’imprudent, et il fut obligé de quitter le royaume et de se retirer à Genève, d’où il passa dans l’état de Berne, qui le reçut avec toutes les distinctions dues à sa grande réputation naissante, et à son zèle pour la cause commune.

Si ses sermons ne lui avaient pas été volés avec d’autres effets qu’ils accompagnaient, nous pourrions parler avec encore plus de sûreté du genre de son éloquence, mais nous savons d’ailleurs quels étaient ses principes sur cette matière. Il rejetait sans pitié tous les ornements il ne voulait que le vrai rendu dans toute sa force, exposé avec sa seule beauté naturelle. Une éloquence si sévère est assurément plus [p. 111] chrétienne, plus digne d’hommes raisonnables ; mais ne parle-t-on pas toujours à des hommes ?

Mrs. de Berne donnèrent à M. Saurin , quoiqu’étranger, une cure considérable dans le bailliage d’Yverdun. Il était bien établi dans ce poste lorsque la révocation de l’édit de Nantes, arrivée en 1686, dispersa dans tous les états protestants presque tous ses confrères Français, fugitifs, errants, incertains du sort qui les attendait. Mais le bonheur dont il jouissait en comparaison d’eux, ou du moins sa tranquillité, ne fut pas de longue durée.

Les questions de la prédestination et de la grâce excitent des divisions et des tempêtes parmi les protestants comme parmi nous. Ils ont comme nous deux systèmes théologiques, l’un plus dur, l’autre plus doux. Le plus dur est le plus ancien chez eux ; c’est celui de Calvin , et c’est de là que tous ses sectateurs sont partis d’abord. Mais la raison naturelle résiste trop à ce système ; et comme il faut que malgré l’extrême lenteur de son opération elle produise enfin quelque effet, elle a ramené avec le temps un grand nombre de théologiens calvinistes au système le plus doux. Les défenseurs de l’autre ont pour eux l’ancienneté, révérée dans le besoin même chez les novateurs, le nom imposant ou plutôt foudroyant de leur premier chef, et l’autorité de la magistrature assez constante à suivre ses anciennes voies. Ils ont obtenu en Suisse un formulaire absolument dans leur goût, que tous ceux qui y exercent le ministère ecclésiastique sont obligés de signer.

Les théologiens dominants, aussi durs dans la pratique qu’ils l’étaient dans leur théorie, demandèrent la signature du formulaire aux ministres français réfugiés, dont on savait assez que le sentiment n’y était pas conforme, et dont la malheureuse situation méritait quelques ménagements particuliers. D’abord tous les Français refusèrent de signer, mais il s’agissait de demeurer exclus de toute fonction utile, et le premier emportement de courage céda peu à peu à cette considération bien pesée ; tous les jours il se détachait quelqu’un qui allait signer.

[p. 112] M. Saurin ne fut pas de ce nombre  ; il éluda la signature par toutes les chicanes à peu près raisonnables qu’il put imaginer pour gagner du temps, résolu, quand il ne pourrait plus se défendre, à quitter une place qui était toute sa fortune, et à se retirer en Hollande. Toutes ses mesures étaient déjà prises pour cette courageuse retraite, lorsqu’un ancien ministre fort accrédité en Suisse, fort son ami, et qui ne voyait qu’avec douleur que la Suisse allait le perdre, trouva l’expédient de lui donner un certificat absolu qu’il avait droit de donner, mais sur une signature qu’on ne verrait point, conçu en des termes dont toute la délicatesse de conscience de M. Saurin s’accommoderait. Heureusement cet ami était d’un caractère aussi ferme et aussi vigoureux que M. Saurin lui-même, qui ne se fût pas livré à la conduite d’un homme dont les principes différent des siens lui auraient paru dangereux.

Il demeura donc tranquille dans son état, et ce fut pendant ce temps si convenable qu’il épousa à l’âge de 26 ou 27 ans une demoiselle de l’ancienne et noble famille de Crouzas dans le pays de Vaux, bien alliée dans toute la Suisse. Un étranger ne possédant pour tout bien qu’une cure, plus considérable à la vérité que plusieurs autres, mais au fond d’un revenu très médiocre, n’était pas en droit de penser à un pareil mariage, mais son mérite personnel fut compté pour beaucoup. Les pays les plus sensés sont ceux où ce n’est pas là une si grande merveille.

Il n’était en repos que parce qu’il paraissait avoir signé le fatal formulaire. Les modifications secrètes apaisaient sa conscience, mais l’apparence d’une lâcheté blessait sa gloire, il voulait l’honneur d’avoir eu plus de courage que les autres, et il fit quelques confidences indiscrètes de la manière dont tout s’était passé. Il prêcha même contre le sentiment théologique qu’il n’approuvait pas et quoiqu’il eut pris des tours extrêmement adroits, on pouvait l’entendre ; et l’on sait combien des ennemis ont l’intelligence fine. Il a réparé ces fautes en les racontant dans un écrit public. C’est le chef- [p. 113] d’œuvre de la plus sincère modestie que d’avouer de l’orgueil, et les imprudences de cet orgueil.

Un orage violent se formait contre lui ; toute la protection qu’il pouvait espérer de l’alliance qu’il avait prise ne l’aurait pas dérobé aux coups de théologiens inexorables. Il le savait, mais ce n’était pas là sa plus grande peine, il était dans le fond du cœur fort ébranlé sur la religion qu’il professait. Il en avait fait toute son étude, et toujours dans le dessein de s’y affermir, mais un bon esprit n’est pas autant qu’un autre le maître de penser comme il voudrait ; peut-être aussi avait-il déjà trop souffert d’une autorité ecclésiastique, qui pour n’être que purement humaine, et pour ne prétendre à rien de plus, n’en est pas moins absolue ni moins rigoureuse. Mais une femme estimable qu’il aimait, et dont il était aimé, était un nouveau lien qui l’attachait à cette religion dont il commençait à se désabuser ? Quel parti prendre dans une situation si embarrassante et si cruelle  ?

Après bien des agitations qui n’admettaient aucun confident, bien des irrésolutions qui n’étaient ni éclairées, ni soulagées par un conseil étranger, il se détermina à passer en Hollande, sur un prétexte qui, quoique vrai, trompait sa femme qu’il laissait en Suisse. Les entretiens qu’il eut avec les plus habiles ministres de Hollande, le confirmèrent d’autant moins dans leur parti, qu’ils étaient apparemment moins précautionnés avec un confrère et enfin il écrivit à l’illustre M. Bossuet , évêque de Meaux, le dessein ou plutôt le besoin où il était de conférer avec lui sur la religion. Les sauf-conduits nécessaires car on était alors dans la guerre qui commença en 1688 furent bientôt expédiés, toutes les difficultés du voyage aplanies. Le zèle de ce grand prélat égalait ses lumières, et en peu de temps le voilà tête à tête dans sa maison de Germiny avec le jeune ministre calviniste fort instruit, plein de feu dans la dispute, nullement dressé à la politesse d’un monde qu’il n’avait pas encore vu ne reconnaissant rien de supérieur à lui que la raison, secrètement animé encore, comme on le peut soupçonner, par la [p. 114] gloire de paraître à M. de Meaux une conquête digne de lui. Il se rendit à la fin et il fit son abjuration entre les mains du vainqueur le 21 septembre 1690, âgé de 31 ans.

Le secret lui était absolument nécessaire par rapport à sa femme, mais un malheureux hasard le fit découvrir et dès que la nouvelle en fut portée à Berne, il est aisé de s’imaginer le cri universel qui s’éleva contre lui. De là partirent des bruits qui attaquaient violemment son honneur ; et comme ils n’ont pas été appuyés par la conduite qu’il a tenue depuis en France, on peut juger que le zèle de religion produisit alors, ainsi qu’il le fait quelquefois, tout ce qui est le plus contraire à la religion. 

Il s’agissait de tirer de Suisse Madame Saurin et, ce qui était incomparablement plus difficile, de la convertir. Le voyage de M. Saurin déguisé, ses entrevues secrètes avec sa femme, les reproches qu’il eut à soutenir, les larmes qu’il eut à essuyer, l’art qui lui fut nécessaire pour amener seulement la proposition du monde la plus révoltante, le refus absolu qu’on lui fit d’abord de le suivre, les combats de l’amour et du préjugé de religion qui succédèrent à ce premier refus, la victoire de l’amour, encore imparfaite cependant, et suivie de nouveaux combats, enfin une victoire entière, et la résolution désormais ferme de suivre un mari, leur départ bien concerté, la détention du mari sur la frontière, séparé alors de sa femme, détention à laquelle, par le crédit de M. de Meaux , le roi même s’intéressa ; c’est ce que M. Saurin appelait le roman de sa vie ; il n’a pas voulu par cette raison le donner au public dans un grand détail, et nous l’abrégeons encore infiniment en parlant à l’Académie des sciences.

M. Saurin , arrivé à Paris, eut l’honneur d’être présenté par M. de Meaux au roi, qui le reçut avec une extrême bonté, et sur le témoignage du prélat, l’honora aussitôt de ses bienfaits. C’est là où commence la partie de son histoire qui nous intéresse le plus.

Libre désormais, et tranquille dans Paris, il n’eut plus qu’à se déterminer sur le choix d’une occupation ; son esprit et sa [p. 115] fortune en avaient également besoin. Il délibéra entre la géométrie et la jurisprudence ; la géométrie l’emporta. II sortait d’une théologie toute contentieuse, il serait tombé dans la jurisprudence, qui l’est encore davantage. Il conçut qu’en se donnant à la géométrie, il habiterait une région où la vérité est moins sujette à se couvrir de nuages, et où sa raison trop longtemps agitée, jouirait avec sûreté d’un certain repos. De plus, il avait l’esprit naturellement géométrique, et il eût été géomètre jusque dans le barreau.

Dès l’an 1703, c’est-à-dire après 12 ans tout au plus d’application aux mathématiques, il s’y trouva assez fort pour oser défendre le système des tourbillons de Descartes contre une objection de l’illustre Huygens, sous laquelle tous les cartésiens avaient succombé, et qu’ils avaient le déplaisir de voir souvent répétée comme victorieuse. Huygens avait prouvé que, selon Descartes , les corps pesants auraient dû tendre, non au centre de la terre, comme ils y tendent toujours, mais à différents points de l’axe de la Terre et M. Saurin démontra fort simplement même, et fort naturellement, qu’ils tendraient toujours au centre. L’objection ne reparait plus depuis la réponse.

Après ce coup d’essai, il donna encore dans la même année la solution d’un problème proposé par M. le marquis de l’Hôpital dès 1692 aux géomètres, comme méritant leur recherche, et qui certainement n’avait pas été 10 ou 11 ans sans être tâté et même bien tourné de tous les sens par les plus habiles, mais inutilement. M. Saurin étant alors le géomètre de la petite société choisie qui travaillait au Journal des savants, ornait ce journal de tout ce qu’il voulait publier dans le genre qui lui appartenait.

Ensuite il se trouva engagé dans la fameuse dispute des infiniment petits ; il semblait que, quoique réfugié dans le sein de la géométrie, la controverse allât l’y chercher. Son adversaire était M. Rolle , le plus profond de nos algébristes, et en même temps subtil, artificieux, fécond en certains stratagèmes, dont on ne croirait pas trop que des sciences [p. 116] démonstratives fussent susceptibles. Avec la bonne cause en main, c’était bien tout ce qu’on pouvait faire que de le suivre de retranchement en retranchement, et de se sauver de tous les pièges qu’il savait tendre sur son chemin. M. Saurin las d’avoir passé bien du temps à cet exercice, las de ses avantages mêmes, s’adressa à l’Académie dont M. Rolle était membre, pour lui demander une décision déclarant que si elle ne jugeait pas dans un certain temps il tiendrait M. Rolle pour condamné puisque toute la faveur de la compagnie devait être pour lui. L’Académie ne jugea entre eux qu’en adoptant M. Saurin en 1707, et avec des distinctions flatteuses. Il eut l’assurance de ne demeurer que fort peu de temps dans un petit grade par où la rigueur de l’usage établi voulait qu’il passât ; et quand il parvint à celui qui lui convenait, il fut préféré à des concurrents dont on ne put s’empêcher de faire l’éloge dans le temps qu’on ne les choisissait pas. La géométrie des infiniment petits n’avait pas besoin d’une décision plus formelle.

M. Saurin débuta dans l’Académie par d’importants mémoires sur les courbes de la plus vite descente ; question que les illustres frères Bernoulli avaient chargée à l’envi de difficultés pour s’embarrasser mutuellement, et à plus forte raison ceux qui oseraient toucher après eux à cette matière. Nous en avons rendu un compte assez ample en 1709 1 .

Il avait entrepris un traité sur la pesanteur selon le système cartésien, et il en donna un morceau dans la même année. Il se trouvait en tête le redoutable Newton , et quoiqu’animé par son succès avec Huygens , il n’en était pas enflé au point d’attaquer sans beaucoup de crainte ce nouvel adversaire. Il propose des vues ingénieuses, mais il ne les donne pas pour démontrées quand elles ne le sont pas, il ne se dissimule rien de ce qui est contre lui, et sauve du moins sa gloire, mais au milieu des difficultés dont il se sent environné, il paraît toujours bien convaincu que les vrais philosophes doivent faire tous leurs efforts pour conserver les tourbillons de Descartes  ; sans quoi dit-il en se trouverait [p. 117] replongé dans les anciennes ténèbres du péripatétisme dent le fiel veuille nous préserver. On entend assez qu’il parle des attractions newtoniennes. Eût-on cru qu’il fallût jamais prier le ciel de préserver des Français d’une prévention trop favorable pour un système incompréhensible, eux qui aiment tant la clarté ; et pour un système né en pays étranger eux qu’on accuse tant de ne goûter que ce qui leur appartient ?

Le principal et presque l’unique divertissement de M. Saurin était d’aller tous les jours à un café où s’assemblaient des gens de lettres de toutes les espèces et là se forma le plus cruel orage qu’il ait jamais essuyé. Nous n’en renouvellerons point l’histoire en détail ; elle fut longtemps l’entretien de Paris et des provinces. Il se répandit dans ce café des chansons contre tous ceux qui y venaient, ouvrage digne des trois Furies, si elles ont de l’esprit. On en soupçonna violemment M. Rousseau , illustre par son talent poétique, et celui-ci en accusa juridiquement M. Saurin , à qui personne ne pensait, et qui ne faisait point de vers. Cependant sur l’accusation du poète, le géomètre fut arrêté en 1711 pour avoir fait les chansons. Il écrivit de sa prison à des personnes d’un grand crédit, qui protégeaient hautement et vivement M. Rousseau , des lettres fort touchantes, et ou le vrai se faisait bien sentir. Il publia sur le même ton des requêtes adressées au public autant qu’aux juges, des mémoires où il faisait le parallèle de sa vie et de ses mœurs avec la vie et les mœurs de son accusateur ; et c’est de là que sont tirées quantité de particularités que nous avons rapportées. Toutes ces pièces sont assez bien écrites et assez bien tournées pour faire beaucoup d’honneur à quelqu’un qui aurait recherché cette gloire. Enfin le parlement termina l’affaire par un arrêt du 7 avril 1712. M. Saurin fut pleinement justifié, et M. Rousseau banni à perpétuité du royaume, et condamné à des dépens et dommages très considérables. La France perdit un poète dont le génie et la réputation lui firent encore de grands et de respectables protecteurs dans les pays étrangers, où il pouvait appeler de l’arrêt du parlement.

[p. 118] Cette interruption d’études dans la vie de M. Saurin , toujours fort cruelle malgré l’événement, fut aussi fort longue, et on ne voit reparaître son nom dans nos volumes annuels qu’en 1716 2 .Un ébranlement violent dure encore après que la cause en a cessé ; et une âme longtemps agitée, bouleversée en quelque sorte par de vives passions, ne recouvre pas sitôt la tranquillité nécessaire pour reprendre le fil délié des spéculations mathématiques qu’elle avait entièrement perdu. M. Saurin les recommença par une question importante, déjà entamée par M. Rolle , sur la nouvelle méthode des tangentes des courbes. Il faisait voir que l’ingénieuse application qu’en avait faite M. Bernoulli à un sujet différent en apparence était plus étendue que n’avait cru M. Bernoulli lui-même ; et il en montrait aux yeux toute l’universalité par certaines colonnes de différentes grandeurs qui répondaient aux différents cas. La géométrie va jusqu’à avoir de l’agrément, quand elle donne de ces sortes de spectacles dont l’ordonnance et pour ainsi dire l’architecture plaisent à l’esprit.

M. Saurin traita encore cette matière en 1723, et non seulement il continuait de répondre à M. Rolle qu’il était à propos de poursuivre jusqu’au bout, mais il donna des éclaircissements sur quelques autres points de la nouvelle géométrie, qui n’avaient pas été bien saisis par d’habiles gens ; car ce n’a été qu’avec le temps qu’on a appris à bien manier un instrument si fin et si délicat. Ici j’hésite à lui donner un témoignage public de ma reconnaissance, où l’on pourra bien croire que ma vanité aura la principale part. Il annonça à cette occasion dans les termes les plus obligeants, un ouvrage manuscrit sur la géométrie de l’infini qu’il avait entre les mains, et qui fut imprimé quatre ans après en 1727. Il épuisa enfin en 1725 3 tout ce sujet qu’il avait tant approfondi, et rectifia encore quelques idées d’un bon géomètre.

Les intérêts du système des tourbillons ne lui étaient pas moins chers que ceux de la nouvelle géométrie, mais il procédait partout de bonne loi. Il aurait bien souhaité, pour [p. 119] se débarrasser entièrement d’une terrible objection de M. Newton , que des fluides plus subtils eussent eu par eux-mêmes moins de force pour le choc, mais il se convainquit malgré lui par ses propres lumières, que cela n’était pas ; et il en donna en 1718 4 une démonstration si simple et si naturelle, qu’elle en marquait encore plus combien il avait eu tort. Cependant, et il le savait bien, cette difficulté même pourra être résolue d’ailleurs d’autres aussi invincibles en apparence ont déjà été surmontées ; tout commence â s’éclaircir, et il est permis de croire que l’univers cartésien, violemment ébranlé et étrangement défiguré, se raffermira et reprendra sa forme.

On n’a eu qu’un échantillon de remarques de M. Saurin sur l’art de l’horlogerie 5 dont il avait entrepris un examen général. Il avait beaucoup de peine à se contenter lui-même, et par conséquent il expédiait peu et finissait difficilement. Il n’est pas impossible qu’un peu de paresse ne se cache sous d’honnêtes apparences, mais c’est dommage qu’il ait abandonné cette entreprise qui demandait beaucoup de finesse d’esprit. Ce sont des ouvriers, mais habiles, qui, conduits moins par des principes scientifiques que par des observations bien faites et des expériences bien suivies, ont formé à la longue un art si merveilleux. Il s’agit maintenant pour les savants de développer ce qu’on peut y avoir mis sans trop savoir qu’on l’y mettait, et de découvrir de la géométrie et de la mécanique où elles ne sont pas visibles pour tous les géomètres et pour tous les mécaniciens.

Nous ne nous arrêterons plus sur quelques morceaux de géométrie, presque tous dans le goût de recherches fines, que M. Saurin a semés dans nos volumes, jusqu’à ce qu’enfin il demandât et obtint la vétérance en 1731. Il commençait à ressentir les infirmités de l’âge avancé, il devenait sujet à de fréquents accès de fièvre, qui paraissaient venir de son naturel toujours ardent. Le temps de son repos fut occupé tantôt par des consultations qu’on lui faisait d’ouvrages importants, auquel il avait le loisir de se prêter ; tantôt par [p. 120] de simples lectures dont il laissait le choix à son goût seul, et, si l’on veut, aux caprices de son goût. Pousserons-nous assez loin la sincérité que nous nous sommes toujours prescrite, pour oser dire ici qu’il lisait jusqu’à des romans, et y prenait beaucoup de plaisir ? Cependant, si l’on y fait réflexion on trouvera que cette lecture frivole peut assez accommoder les deux extrémités de la vie la jeunesse infiniment moins touchée du simple vrai que d’un merveilleux toujours passionné ; la vieillesse, qui devenue moins sensible au vrai, assez souvent douteux ou peu utile, a besoin d’être réveillée par le merveilleux.

M. Saurin mourut d’une fièvre léthargique le 29 décembre 1737. Son caractère est déjà presque entièrement représenté dans ce qui a été dit ; d’un côté un esprit élevé, lumineux qui pensait en grand et ajoutait du sien à toutes les lumières acquises, un grand talent pour toutes les opérations d’esprit et qui n’attendait que son choix pour se déterminer entre elles d’un autre côté, du courage de la vigueur d’âme, qui devaient rendre aussi les passions plus difficiles à maîtriser. Il avait cette noble fierté qui rend impraticables les voies de la fortune qui sied si bien et est si nuisible et qui, par conséquent, n’est guère permise qu’à un homme isolé dont la conduite ne tire à conséquence que pour lui. La famille de M. Saurin a recueilli après sa mort quelque fruit de son nom et de son mérite, mais elle l’aurait peut-être manqué sous un ministre moins persuadé de l’espèce de droit qu’elle avait, et moins sensible à la manière ingénieuse dont il fut appuyé par le fils du défunt. Les soins de M. Saurin vivant auraient dû naturellement avoir des effets plus considérables. Il ne cherchait pas à se faire beaucoup de liaisons, et jusqu’à sa forme de vie tout s y opposait ; il travaillait toute la nuit, et dormait le jour. Ses principaux amis ont été M. de Meaux , M. de l’Hôpital , le P. Malebranche , on y peut joindre M. de la Motte, digne d’entrer dans une liste si noble et si courte.

Annotations réduire la fenêtre detacher la fenêtre

1 V. l’Hist. p. 68 et suiv.

2 V. l’Hist. de 1716, p. 47 et suiv.

3 V. les M., p. 238.

4 V. les M., p. 191.

5 V. l’Hist. de 1720, p. 106 et suiv.