[p. 143] Joseph Pitton de Tournefort naquit à Aix en Provence le 5 juin 1656, de Pierre Pitton, écuyer, seigneur de Tournefort, et d’Aimare de Fagoue, d’une famille noble de Paris.
On le mit au collège des Jésuites d’Aix, mais quoiqu’on l’appliquât uniquement, comme tous les autres écoliers, à l’étude du latin, dès qu’il vit des plantes, il se sentit botaniste 2 ; il voulait savoir leurs noms ; il remarquait soigneusement leurs différences ; et quelquefois il manquait à sa classe, pour aller herboriser à la campagne, et pour étudier la nature, au lieu de la langue des anciens Romains. La plupart de ceux qui ont excellé en quelque genre n’y ont point eu de maître. Il apprit de lui-même en peu de temps à connaitre les plantes des environs de sa ville 3 .
Quand il fut en philosophie, il prit peu de goût pour celle qu’on lui enseignait. Il n’y trouvait point de nature qu’il se plaisait tant à observer ; mais des idées vagues et abstraites, qui se jettent, pour ainsi dire, à côté des choses, et n’y touchent point. Il découvrit dans le cabinet de son père la philosophie de Descartes , peu fameuse alors en Provence, et la reconnut aussitôt pour celle qu’il cherchait. Il ne pouvait jouir de cette lecture que par surprise et à la dérobée, mais c’était avec d’autant plus d’ardeur ; et ce père, qui s’opposait à une étude si utile, lui donnait sans y penser une excellente éducation 4 .
Comme il le destinait à l’Église, il le fit étudier en théologie, et le mit même dans un séminaire. Mais la destination naturelle prévalut 5 ; il fallait qu’il vît des plantes : il allait faire ses études chéries, ou dans un jardin assez [p. 144] curieux qu’avait un apothicaire d’Aix, ou dans les campagnes voisines, ou sur la cime des rochers ; il pénétrait par adresse ou par présents dans tous les lieux fermés, où il pouvait croire qu’il y avait des plantes qui n’étaient pas ailleurs : si ces sortes de moyens ne réussissaient pas, il se résolvait plutôt à y entrer furtivement ; et un jour il pensa être accablé de pierres par des paysans qui le prenaient pour un voleur.
Il n’avait guère moins de passion 6 pour l’anatomie et pour la chimie que pour la botanique. Enfin la physique et la médecine le revendiquèrent avec tant de force sur la théologie, qui s’en était mise injustement en possession, qu’il fallut qu’elle le leur abandonnât. Il était encouragé par l’exemple d’un oncle paternel qu’il avait, médecin fort habile et fort estimé ; et la mort de son père, arrivée en 1677, le laissa entièrement mettre de suivre son inclination.
Il profita aussitôt de sa liberté, et parcourut en 1678 les montagnes de Dauphiné et de Savoie, d’où il rapporta quantité de belles plantes sèches, qui commencèrent son herbier.
La botanique n’est pas une science sédentaire et paresseuse, qui se puisse acquérir dans le repos et dans l’ombre d’un cabinet, comme la géométrie et l’histoire, ou qui tout au plus, comme la chimie, l’anatomie et l’astronomie, ne demande que des opérations d’assez peu de mouvement 7 . Elle veut que l’on coure les montagnes et les forêts, que l’on gravisse contre des rochers escarpés, que l’on s’expose au bord des précipices. Les seuls livres qui peuvent nous instruire à fond de cette matière, ont été jetés au hasard sur toute la surface de la Terre ; et il faut se résoudre à la fatigue et au péril de les chercher et de les ramasser. De là vient aussi qu’il est si rare d’exceller dans cette science : le degré de passion qui suffit pour faire un savant d’une autre espèce, ne suffit pas pour faire un grand botaniste ; et avec cette passion même, il faut encore une santé qui puisse la suivre, une [p. 145] force de corps qui y réponde 8 . M. de Tournefort était d’un tempérament vif, laborieux, robuste ; un grand fonds de gaieté naturelle le soutenait dans le travail, et son corps, aussi-bien que son esprit, avait été fait pour la botanique.
En 1679, il partit d’Aix pour Montpellier, où il se perfectionna beaucoup dans l’anatomie et dans la médecine. Un jardin des plantes établi en cette ville par Henri IV 9 , ne pouvait pas, quelque riche qu’il fût, satisfaire sa curiosité ; il courut tous les environs de Montpellier à plus de dix lieues, et en rapporta des plantes inconnues aux gens même du pays. Mais ces courses étaient encore trop bornées : il partit de Montpellier pour Barcelone au mois d’avril 1681 ; il passa jusqu’à la Saint-Jean dans les montagnes de Catalogne, où il était suivi par les médecins du pays, et par les jeunes étudiants en médecine, à qui il démontrait les plantes. On eût dit presque qu’il imitait les anciens gymnosophistes, qui menaient leurs disciples dans les déserts où ils tenaient leur école.
Les hautes montagnes des Pyrénées étaient trop proches pour ne le pas tenter 10 . Cependant il savait qu’il ne trouverait dans ces vastes solitudes qu’une subsistance pareille à celle des plus austères anachorètes, et que les malheureux habitants qui la lui pouvaient fournir n’étaient pas en plus grand nombre que les voleurs qu’il avait à craindre. Aussi fut-il plusieurs fois dépouillé par les miquelets espagnols 11 . Il avait imaginé un stratagème pour leur dérober un peu d’argent dans ces sortes d’occasions. Il enfermait des réaux 12 dans du pain qu’il portait sur lui, et qui était si noir et si dur, que quoiqu’ils le volassent fort exactement, et ne fussent pas gens à rien dédaigner, ils le lui laissaient avec mépris. Son inclination dominante lui faisait tout surmonter ; ces rochers affreux et presque inaccessibles qui l’environnaient de toutes parts, s’étaient changés pour lui en une magnifique bibliothèque, où il avait le plaisir de trouver tout ce que sa curiosité demandait, et où il passait des journées déli [p. 146] cieuses 13 . Un jour une méchante cabane où il couchait tomba tout-à-coup ; il fut deux heures enseveli sous les ruines, et y aurait péri, si l’on eût tardé encore quelque temps à le retirer.
Il revint à Montpellier à la fin de 1681, et de là alla chez lui à Aix, où il rangea dans son herbier toutes les plantes qu’il avait ramassées de Provence, de Languedoc, de Dauphiné, de Catalogne, des Alpes et des Pyrénées. Il n’appartient pas à tout le monde de comprendre que le plaisir de les voir en grand nombre, bien entières, bien conservées, disposées selon un bel ordre dans de grands livres de papier blanc, le payait suffisamment de tout ce qu’elles lui avaient coûté.
Heureusement pour les plantes, M. Fagon 14 , alors premier médecin de la feue reine, s’y était toujours attaché, comme à une partie des plus curieuses de la physique et des plus essentielles de la médecine ; et il favorisait la botanique de tout le pouvoir que lui donnaient sa place et son mérite. Le nom de M. de Tournefort vint à lui de tant d’endroits différents, et toujours avec tant d’uniformité, qu’il eut envie de l’attirer à Paris, rendez-vous général de presque tous les grands talents répandus dans les Provinces. Il s’adressa pour cela à Madame de Venelle, sous-gouvernante des enfants de France, qui connaissait beaucoup toute la famille de M. de Tournefort . Elle lui persuada donc de venir à Paris ; et en 1683, elle le présenta à M. Fagon , qui dès la même année lui procura la place de professeur en botanique au Jardin royal des plantes, établi à Paris par Louis xiii , pour l’instruction des jeunes étudiants en médecine 15 .
Cet emploi ne l’empêcha pas de faire différents voyages. Il retourna en Espagne, et alla jusqu’en Portugal. Il vit des plantes, mais presque sans aucun botaniste. En Andalousie, qui est un pays fécond en palmiers, il voulut vérifier ce que l’on dit depuis si longtemps des amours du mâle et de la femelle de cette espèce ; mais il n’en put rien apprendre de certain : et ces amours si anciennes, en [p. 147] cas qu’elles soient, sont encore mystérieuses. Il alla aussi en Hollande et en Angleterre, où il vit et des plantes, et plusieurs grands botanistes, dont il gagna facilement l’estime et l’amitié. Il n’en faut point d’autre preuve que l’envie qu’eut M. Herman 16 , célèbre professeur en botanique à Leyde, de lui résigner sa place, parce qu’il était déjà fort âgé. Il lui en écrivit au commencement de la dernière guerre avec beaucoup d’instance ; et le zèle qu’il avait pour la science qu’il professait, lui faisait choisir un successeur non seulement étranger, mais d’une nation ennemie. Il promettait à M. de Tournefort une pension de 4 000 liv. de Messieurs les États-Généraux, et lui faisait espérer une augmentation quand il serait encore mieux connu. La pension attachée à la place du Jardin royal était fort modique ; cependant l’amour de son pays lui fit refuser des offres si utiles et si flatteuses. Il s’y joignit encore une autre raison qu’il disait à ses anis, c’est qu’il trouvait que les sciences étaient ici pour le moins à un aussi haut degré de perfection qu’en aucun autre pays. La patrie d’un savant ne serait pas sa véritable patrie, si les sciences n’y étaient florissantes 17 .
La sienne ne fut pas ingrate. L’Académie des Sciences ayant été mise en 1692 sous l’inspection de M. l’Abbé Bignon , un des premiers usages qu’il fit de son autorité, deux mois après qu’il en fut revêtu, fut de faire entrer dans cette Compagnie M. de Tournefort et M. Homberg 18 , qu’il ne connaissait ni l’un ni l’autre que par le nom qu’ils s’étaient fait. Après qu’ils eurent été agréés par le roi sur son témoignage, il les présenta tous deux ensemble à l’Académie, deux premiers nés, pour ainsi dire, dignes de l’être d’un tel père 19 , et d’annoncer toute la famille spirituelle qui les a suivis.
En 1694 parut le premier ouvrage de M. de Tournefort intitulé Éléments de botanique, ou Méthode pour connaître les plantes , imprimé au Louvre en trois volumes 20 . Il est fait pour mettre de l’ordre dans ce nombre prodigieux de plantes semées si confusément sur la terre, et même [p. 148] sous les eaux de la mer, et pour les distribuer en genres et en espèces, qui en facilitent la connaissance, et empêchent que la mémoire des botanistes ne sait accablée sous le poids d’une infinité de noms différents 21 . Cet ordre si nécessaire n’a point été établi par la nature, qui a préféré une confusion magnifique à la commodité des physiciens ; et c’est à eux à mettre presque malgré elle de l’arrangement et un système dans les plantes 22 . Puisque ce ne peut être qu’un ouvrage de leur esprit, il est aisé de prévoir qu’ils se partageront, et que même quelques-uns ne voudront point de système. Celui que M. Tournefort a préféré, après une longue et savante discussion, consiste à régler les genres des plantes par les fleurs et par les fruits pris ensemble ; c’est-à-dire, que toutes les plantes semblables par ces deux parties seront du même genre ; après quoi les différences ou de la racine, ou de la tige, ou des feuilles, feront leurs différentes espèces 23 . M. de Tournefort a été même plus loin ; au-dessus des genres il a mis des classes qui ne se règlent que par les fleurs, et il est le premier qui ait eu cette pensée beaucoup plus utile à la botanique qu’on ne se l’imaginerait d’abord ; car il ne trouve jusqu’ici que 14 figures différentes de fleurs qu’il faille s’imprimer dans la mémoire. Ainsi quand on a entre les mains une plante en fleur dont on ignore le nom, on voit aussitôt à quelle classe elle appartient dans le livre des Eléments de Botanique. Quelques jours après, la fleur paraît, le fruit qui détermine le genre dans ce même livre, et les autres parties donnent l’espèce de sorte que l’on trouve en ce moment, et le nom que M. de Tournefort lui donne par rapport à son système, et ceux que d’autres botanistes des plus fameux lui ont donnés, ou par rapport à leur système particulier, ou sans aucun système 24 . Par-là on est en état d’étudier cette plante dans les auteurs qui en ont parlé, sans craindre de lui attribuer ce qu’ils auront dit d’une autre, ou d’attribuer à une autre ce qu’ils auront dit de celle-là. C’est un prodigieux soulagement pour la mémoire, que tout se réduise à re [p. 149] tenir 14 figures de fleurs, par le moyen desquelles on descend à 673, genres qui comprennent sous eux 8846 espèces de plantes, sait de terre, sait de mer, connues jusqu’au temps de ce livre. Que serait-ce s’il fallait connaître immédiatement ces 8846 espèces, et cela sous tous les noms différents qu’il a plu aux botanistes de leur imposer ? Ce que nous venons de dire ici demanderait encore quelques restrictions ou quelques éclaircissements ; mais nous les avons donnés dans l’Histoire de 1700 p. 70 et suivantes, où le système de M. de Tournefort a été traité plus à fond et avec plus d’étendue 25 .
Il parut être fort approuvé des physiciens, c’est-à-dire (et cela ne doit jamais s’entendre autrement), du plus grand nombre des physiciens. Il fut attaqué sur quelques points par M. Ray 26 , célèbre botaniste et physicien anglais, auquel M. de Tournefort répondit en 1697 par une dissertation latine adressée à M. Sherard 27 , autre anglais habile dans la même science. La dispute fut sans aigreur, et même assez polie de part et d’autre, ce qui est assez à remarquer. On dira peut-être que le sujet ne valait guère la peine qu’on s’échauffât : car de quoi s’agissait-il ? De savoir si les fleurs et les fruits suffisaient pour établir les genres ; si une certaine plante était d’un genre ou d’un autre. Mais on doit tenir compte aux hommes, et plus particulièrement aux savants, de ne s’échauffer pas beaucoup sur de légers sujets. M. de Tournefort , dans un ouvrage postérieur à la dispute, a donné de grands éloges à M. Ray , et même sur son système des plantes.
Il se fit recevoir docteur en médecine de la faculté de Paris ; et en 1698, il publia un livre intitulé, Histoire des plantes qui naissent aux environs de Paris, avec leur usage dans la médecine 28 . Il est facile de juger que celui qui avait été chercher des plantes sur les sommets des Alpes et des Pyrénées, avait diligemment herborisé dans tous les environs de Paris, depuis qu’il y faisait son séjour. La botanique ne serait qu’une simple curiosité, si elle ne se rapportait à la médecine ; et quand on veut qu’elle soit [p. 150] utile, c’est la botanique de son pays qu’on doit le plus étudier, non que la nature ait été aussi soigneuse qu’on le dit quelquefois, de mettre dans chaque pays les plantes qui devaient convenir aux maladies des habitants ; mais parce qu’il est plus commode d’employer ce qu’on a sous la main, et que souvent ce qui vient de loin n’en vaut pas mieux. Dans cette Histoire des plantes des environs de Paris, M. de Tournefort rassemble, outre leurs différents noms et leurs descriptions, les analyses chimiques que l’Académie en avait faites 29 , et leurs vertus les mieux prouvées. Ce livre seul répondrait suffisamment aux reproches que l’on fait quelquefois aux médecins de n’aimer pas les remèdes tirés des simples, parce qu’ils sont trop faciles et d’un effet trop prompt 30 . Certainement M. de Tournefort en produit ici un grand nombre cependant ils sont la plupart assez négligés, et il semble qu’une certaine fatalité ordonne qu’on les désirera beaucoup, et qu’on s’en servira peu.
On peut compter parmi les ouvrages de M. de Tournefort un livre, ou du moins une partie d’un livre, qu’il n’a pourtant pas fait imprimer. Il porte pour titre Schola Botanica, sive Catologus Plantarum, quas ab aliquot annis in Horto Regio Parisiensi studiosis indigitavit Vir Clarissimus Josephus Pitton de Tournefort, Doctor Medicus, ut et Pauli Hermanni Paradisi Batavi Prodromus, etc. Amstelaedami , 1699. Un Anglais nommé M. Simon Warton , qui avait étudié trois ans en botanique au Jardin du roi, sous M. de Tournefort , fit ce Catalogue des plantes qu’il y avait vues 31 .
Comme les Éléments de Botanique avaient eu tout le succès que l’auteur même pouvait désirer, il en donna en 1700 une traduction latine en faveur des étrangers, et plus ample, sous le titre d' Institutiones Rei Herbariae , en trois volumes in-4°, dont le premier contient les noms des plantes distribuées selon le système de l’auteur, et les deux autres leurs figures très bien gravées. À la tête de cette traduction est une grande préface ou Introduction [p. 151] à la botanique, qui convient avec les principes du système de M. de Tournefort ingénieusement et solidement établis, une histoire de la botanique et des botanistes recueillie avec beaucoup de soin et agréablement écrite. On n’aura pas de peine à s’imaginer qu’il s’occupait avec plaisir de tout ce qui avait rapport à l’objet de son amour.
Cet amour cependant n’était pas si fidèle aux plantes, qu’il ne se portât presque avec la même ardeur à toutes les autres curiosités de la physique, pierres figurées, marcassites rares, pétrifications et cristallisations extraordinaires, coquillages de toutes les espèces. Il est vrai que du nombre de ces sortes d’infidélités on en pourrait excepter son goût pour les pierres ; car il croyait que c’étaient des plantes qui végétaient, et qui avaient des graines : il était même assez disposé à étendre ce système jusqu’aux métaux, et il semble qu’autant qu’il pouvait, il transformait tout en ce qu’il aimait le mieux 32 . Il ramassait aussi des habillements, des armes, des instruments de nations éloignées, autres sortes de curiosités qui, quoiqu’elles ne soient pas sorties immédiatement des mains de la nature, ne laissent pas de devenir philosophiques pour qui sait philosopher. De tout cela ensemble il s’était fait un cabinet superbe pour un particulier, et fameux dans Paris ; les curieux l’estimaient 45 ou 50 000 livres. Ce serait une tache dans la vie d’un philosophe qu’une si grande dépense, si elle avait eu tout autre objet. Elle prouve que M. de Tournefort , dans une fortune aussi bornée que la sienne, n’avait pu guère donner à des plaisirs plus frivoles, et cependant beaucoup plus recherchés.
Avec toutes les qualités qu’il avait, on peut juger aisément combien il était propre à être un excellent voyageur ; car j’entends ici par ce terme, non ceux qui voyagent simplement, mais ceux en qui se trouvent et une curiosité fort étendue, qui est assez rare, et un certain don de bien voir, plus rare encore. Les philosophes ne courent guère le monde, et ceux qui le courent ne sont ordi [p. 152] nairement guère philosophes ; et par-là un voyage de philosophe est extrêmement précieux. Aussi nous comptons que ce fut un bonheur pour les sciences, que l’ordre que M. de Tournefort reçut du roi en 1700 d’aller en Grèce, en Asie et en Afrique, non seulement pour y reconnaître les plantes des Anciens, et peut-être aussi celles qui leur auront échappé ; mais encore pour y faire des observations sur toute l’histoire naturelle, sur la géographie ancienne et moderne, et même sur les mœurs, la religion et le commerce des peuples. Nous ne répéterons point ici ce que nous avons dit sur ce sujet dans l’Histoire de 1700 (p. 79 et suivantes) 33 . Il eut ordre d’écrire le plus souvent qu’il pourrait à M. le comte de Pontchartrain , qui lui procurait tous les agréments possibles dans son voyage, et de l’informer en détail de ses découvertes et de ses aventures.
M. de Tournefort , accompagné de M. de Gundelsheimer, allemand, excellent médecin, et de M. Aubriet , habile peintre, alla jusqu’à la frontière de Perse, toujours herborisant et observant. Les autres voyageurs vont par mer le plus qu’ils peuvent, parce que la mer est plus commode, et sur terre ils prennent les chemins les plus battus. Ceux-ci n’allaient par mer que le moins qu’il était possible ; ils étaient toujours hors des chemins, et s’en faisaient de nouveaux dans des lieux impraticables. On lira bientôt avec un plaisir mêlé d’horreur le récit de leur descente dans la grotte d’Antiparos 34 , c’est-à-dire dans trois ou quatre abymes affreux qui se succèdent les uns aux autres. M. de Tournefort eut la sensible joie d’y voir une nouvelle espèce de jardin, dont toutes les plantes étaient différentes pièces de marbre encore naissantes ou jeunes, et qui, selon toutes les circonstances dont leur formation était accompagnée, n’avaient pu que végéter. En vain la nature s’était cachée dans des lieux si profonds et si inaccessibles pour travailler à la végétation des pierres ; elle fut, pour ainsi dire, prise sur le fait par des curieux si hardis 35 .
L’Afrique était comprise dans le dessein du voyage de [p. 153] M. de Tournefort ; mais la peste, qui était en Égypte, le fit revenir de Smyrne en France en 1702. Ce fut là le premier obstacle qui l’eût arrêté. Il arriva, comme l’a dit un grand poète, pour une occasion plus brillante et plus utile, chargé des dépouilles de l’Orient 36 . Il rapportait, outre une infinité d’observations différentes, 1356 nouvelles espèces de plantes, dont une grande partie venaient se ranger d’elles-mêmes sous quelqu’un des 673 genres qu’il avait établis. Il ne fut obligé de créer pour tout le reste que 25 nouveaux genres, sans aucune augmentation des classes ; ce qui prouve la commodité d’un système, où tant de plantes étrangères, et que l’on n’attendait point, entraient si facilement. Il en fit son Corollarium Institutionum Rei Herbariae , imprimé en 1703 37 .
Quand il fut revenu à Paris, il songea à reprendre la pratique de la médecine, qu’il avait sacrifiée à son voyage du Levant, dans le temps qu’elle commençait à lui réussir beaucoup. L’expérience fait voir qu’en tout ce qui dépend d’un certain goût du public, et surtout en ce genre-là, les interruptions sont dangereuses ; l’approbation des hommes est quelque chose de forcé, et qui ne demande qu’à finir. M. de Tournefort eut donc quelque peine à renouer le fil de ce qu’il avait quitté : d’ailleurs il fallait qu’il s’acquittât de ses anciens exercices du Jardin royal ; il y joignit encore ceux du Collège royal, où il eut une place de professeur en médecine : les fonctions de l’Académie lui demandaient aussi du temps. Enfin il voulut travailler à la relation de son grand voyage, dont il n’avait rapporté que de simples mémoires informes et intelligibles pour lui seul. Les courbes et les travaux du jour, qui lui rendaient le repos de la nuit plus nécessaire, l’obligeaient au contraire à passer la nuit dans d’autres travaux ; et malheureusement il était d’une forte constitution, qui lui permettait de prendre beaucoup sur lui pendant un assez long temps, sans en être sensiblement incommodé. Mais à la fin sa santé vint à s’altérer, et cependant il ne la ménagea pas davantage. Lorsqu’il était dans [p. 154] cette mauvaise disposition, il reçut par hasard un coup fort violent dans la poitrine, dont il jugea bientôt qu’il mourrait. Il ne fit plus que languir pendant quelques mois, et il mourut le 28 décembre 1708.
Il avait fait un testament, par lequel il a laissé son cabinet de curiosités au roi pour l’usage des savants, et ses livres de botanique à M. l’Abbé Bignon 38 . Ce second article ne marque pas moins que le premier son amour pour les sciences ; c’est leur faire un présent, que d’en faire un à celui qui veille pour elles dans ce royaume avec tant d’application, et les favorise avec tant de tendresse 39 .
Des deux volumes in-4° que doit avoir la relation du voyage de M. de Tournefort , le premier était déjà imprimé au Louvre quand il mourut, et l’on achève présentement le second sur le manuscrit de l’auteur, qui a été trouvé dans un état où il n’y avait rien à désirer 40 . Cet ouvrage, qui a conservé sa première forme de lettres adressées à M. de Pontchartrain , aura 200 planches en taille-douce très bien gravées, de plantes, d’antiquités, etc. On y trouvera, outre tout le savoir que nous avons représenté jusqu’ici dans M. de Tournefort , une grande connaissance de l’histoire ancienne et moderne, et une vaste érudition dont nous n’avons point parlé, tant nos éloges sont éloignés d’être flatteurs. Souvent une qualité dominante nous en fait négliger d’autres, qui mériteraient cependant d’être relevées.
Sa place de botaniste pensionnaire a été remplie par M. Magnol de Montpellier 41 .
1 Texte tiré de l’ Histoire de l’Académie royale des sciences , Paris, année 1708, p. 143-154. Il a été établi d’après la réédition de l’Histoire, conforme à l’original, par la Compagnie des libraires, Paris, 1730.
2 Fontenelle déploie, comme il le fera souvent dans les éloges ultérieurs, une présentation de la découverte de la voie axée sur le modèle de la reconnaissance. Le savant ne choisit pas, il reconnait ce qui lui convient, est comme appelé par une vocation qui s’impose à lui. Si Fontenelle joue avec la thématique religieuse de la révélation, il l’associe, comme le montre la suite de l’éloge, à un registre plus « mondain » et à une conception fort peu chrétienne du plaisir du savoir. Il ne faut pas oublier, en outre, l’importance de la pratique concrète, et même laborieuse, qu’appelle la botanique. Pour Tournefort, découvrir les plantes, c’est reconnaitre sa voie, mais c’est aussi découvrir un plaisir sensible qui mêle la contemplation et le travail de collecte.
3 L’absence de maître ou la déception à l’égard de leur enseignement est un motif récurrent des éloges, en particulier concernant les sciences expérimentales, qui permet de faire valoir d’autres types de formation, plus pratiques et opérationnels. Voir par exemple l’ Éloge de Lémery .
4 À La découverte de la philosophie par Descartes, qu’on reconnait pour sienne, est un thème récurent des éloges. Voir par exemple l’ Éloge de Malebranche (HARS, 1715, p. 94-95), qui développe davantage ce motif. Il prend ici une tournure un peu différente. Accompagnant l’opposition entre les choses observées et les généralités vagues, ainsi que l’amour des plantes, la lecture de Descartes ne saurait être celle de la physique générale, ni même, comme plus tard pour Malebranche, celle du Traité de l’homme , construit, certes sur des observations, mais aussi sur un ensemble systématique d’hypothèses mécanistes. Cela dit, il n’est pas sûr que l’on puisse assigner un texte précis, Fontenelle construisant plutôt une double thématique générale : la libération, par la lecture de Descartes, des mots vides de sens de la scolastique, qui accompagne la reconnaissance, par un savant, de la saine philosophie et/ou de la science à laquelle il consacrera sa vie. Que la pratique scientifique de Tournefort soit, sous plusieurs aspects, fort peu cartésienne, perd alors de son importance.
5 L’opposition entre la destination naturelle, celle de science qu’on a reconnue pour sienne, et un métier que les circonstances semblaient imposer est récurrente dans les éloges. Elle permet de montrer la force de la première, qui triomphe toujours, et, ici, de glisser quelques piques à l’encontre de la théologie. Pour Tournefort, les plantes ont plus d’attrait que Dieu…
6 Le registre de la passion est omniprésent dans les éloges. Comme on le voit ici, la passion n’est pas ce qu’il faut contrôler ou combattre, elle est à la fois ce qui exprime l’attrait pour tel savoir, c’est-à-dire une destination, et ce qui donne la force de l’étudier avec assiduité et (pour Tournefort) courage, c’est-à-dire une énergie. Il faut entendre, non que la chimie soit une science moins opérationnelle que la botanique, ce qui serait difficile à soutenir, mais que ses opérations demandent moins de déplacement. Cette valorisation du mouvement est bien plus baconienne que cartésienne : ce n’est pas l’explication mécanique qui importe à Tournefort, c’est la découverte incessante de choses nouvelles par le monde.
7 Il faut entendre, non que la chimie soit une science moins opérationnelle que la botanique, ce qui serait difficile à soutenir, mais que ses opérations demandent moins de déplacement. Cette valorisation du mouvement est bien plus baconienne que cartésienne : ce n’est pas l’explication mécanique qui importe à Tournefort, c’est la découverte incessante de choses nouvelles par le monde.
8 Cette analyse du degré de passion nécessaire pour cultiver une science exigeante est originale en ce qu’elle va au-delà de la thématique générale du moteur de la science. La botanique demande une énergie plus puissante car elle exige plus de mouvement et de sacrifices. Cette approche peut être comparée aux remarques de Diderot sur les effets de mode en sciences qui créent des passions authentiques favorisant le progrès de certaines sciences ( Pensées sur l’interprétation de la nature , IV-V).
9 Effectivement fondé par Henri IV, en 1593, le jardin botanique de Montpellier est le plus ancien de France.
10 Tournefort, amoureux des plantes, l’est aussi des montagnes et, comme on le voit plus loin, des pierres qui végètent dans les gouffres. L’éloge joue à plusieurs reprises sur cette connexion. Fontenelle relativise l’analogie établie par Tournefort entre la croissance des plantes et la végétation, mais il la déplace vers une liaison plus contextuelle (la roche comme écosystème de la plante) et poétique.
11 « Espèce de fantassins ou de brigands qui habitent les Pyrénées. Ils sont armés de pistolets de ceinture, d’une carabine à rouet, et d’une dague au côté. Les miquelets sont fort à craindre pour les voyageurs. » (Encyclopédie, Miquelets , t. x, p. 560)
12 Le réal est une monnaie espagnole de l’époque.
13 Cette belle image pourrait jouer avec une thèse de Tournefort, qui voit dans les pierres des êtres végétant à la manière des plantes. Fontenelle la relativisera plus loin, mais la déplace ici : si les pierres ne sont pas comme les plantes, elles sont comme des livres. Cette comparaison avec la bibliothèque prépare aussi l’un des remaniements opérés ensuite par Fontenelle, qui souligne bien davantage que Tournefort la dimension classificatrice et non naturelle du système botanique. Comme dans une bibliothèque, il s’agit de ranger les plantes dans un ordre commode et plaisant, non de saisir un ordre naturel.
14 Guy-Crescent Fagon, premier médecin du Roi depuis 1693 et par là-même surintendant du Jardin du Roi. Fagon est le dernier médecin à occuper cette dernière charge, ensuite donnée à Du Fay puis à Buffon.
15 Créé dans les années 1620-1630, et reconnu par un édit royal en 1635, le Jardin du Roi avait pour mission de cultiver et d’étudier les plantes, notamment dans un but médicinal. Il devint aussi un lieu d’enseignement des sciences non présentes à l’université.
16 Paul Hermann, botaniste et médecin d’origine allemande ayant fait carrière à Leyde après avoir voyagé en Inde. Ses collections furent étudiées par Linné. Autre forme de reconnaissance : si le savant reconnait le savoir qui lui convient, les savants d’un certain mérite se reconnaissent entre eux.
17 Le rapport entre l’amour de la patrie et des sciences est un thème récurrent des éloges. Il apparaît d’une manière un peu différente dans l’Éloge de Lémery. On voit ici que cet amour, par nature asymétrique, a malgré tout sa réciprocité : Tournefort aime sa patrie aussi parce qu’elle favorise les sciences et, en retour, il est récompensé par elle. Fontenelle aborde ainsi une thématique importante mais délicate : la carrière des savants. L’Académie occupe une place centrale dans cette question en ce qu’elle sait reconnaitre et promouvoir les siens, comme le souligne le paragraphe qui suit.
18 Wilhelm Homberg, médecin et chimiste important de l’Académie jusqu’à sa mort en 1715. Fontenelle l’estimait et s’intéressait de près à ses travaux.
19 Cet éloge conjoint des deux académiciens et de l’abbé Bignon fixe le cadre de la réciprocité académique : le mérite d’un académicien est d’abord déterminé par l’estime que lui portent ses pairs et le directeur de l’Académie, ce dernier étant en retour valorisé par ses choix. L’abbé Bignon, tout en incarnant le lien avec l’autorité politique de tutelle, apparaît comme une figure d’autorité interne à l’Académie qui devient un corps spécifique sinon indépendant, analogue à une famille de haut rang.
20 D’abord publié en français, ce livre fut ensuite traduit en latin, avec des ajouts, sous le titre Institutiones Rei herbariae. Le choix de publier en français la première version pourrait s’inspirer du Discours de la méthode de Descartes. Il a en tout cas popularisé le terme français de « botanique », le terme usuel étant jusqu’alors le latin « res herbaria ».
21 Reprise, avec réaménagements, de formules de l’Histoire de 1700 (p. 76).
22 Par cette phrase, Fontenelle amorce la relativisation des classifications botaniques, réduites à un arrangement commode sans portée ontologique. Il s’appuie en partie sur Tournefort, qui produit une classification qui se passe de tout ordre transcendant et ne repose sur aucun finalisme. Le botaniste souligne aussi, dans son « Avertissement », l’utilité de la classification en vue de connaitre les plantes. L’usage des noms lui paraissant important, il a aussi accompagné sa méthode d’un dictionnaire des termes de botaniques et des principaux termes empruntés aux autres sciences. Mais le Secrétaire perpétuel va plus loin et relativise même le genre qui est, pour le botaniste, un signe de l’ordre naturel. Le genre correspond en effet à deux critères visibles et corrélatifs dans les plantes elles-mêmes : la fleur et le fruit. Pour Fontenelle, la classification de Tournefort, fondée sur le genre, a un mérite pragmatique : comme la bibliothèque évoquée plus haut à propos des pierres, elle ordonne arbitrairement mais commodément et peut accueillir toutes les plantes, y compris celles qu’on sera amené à découvrir. Dépassant Tournefort, Fontenelle semble aussi subvertir ici davantage l’ordre naturel que dans les Entretiens sur la pluralité des mondes . Il ne se contente pas de le pluraliser et de jouer avec l’infinité de ses expressions, mais le ramène à une systématique doublement utile : pour l’ordonnancement des connaissances, donc leur apprentissage, et pour leur usage (en particulier médical). Au principe d’économie des hypothèses d’un système explicatif, correspond ici un principe de simplicité pour un ordre utile. On voit alors que, si la mémoire est centrale dans cette conception, elle n’est pas le seul critère de cette utilité contrairement à ce que soutient Charles B. Paul (Science and Immortality : The Eloges of the Paris Academys of Sciences (1699-1791), University of California Press, Berkeley, Los Angeles, Londres, 1980, p. 49-50).
23 La méthode décrite par Fontenelle constitue effectivement le principe et l’originalité de la classification établie par Tournefort. Mais comme le dit le reconnait Tournefort dans son Avertissement, et comme Fontenelle le dit à sa suite dans son compte rendu (HARS, p. 73-74), il a parfois dû recourir à quelques critères complémentaires (Elémens de botanique ou Méthode pour connoître les plantes, Imprimerie Royale, 1694, p. ij).
24 Les deux dernières phrases reprennent, avec quelques réaménagements, les formulations de l’Histoire de 1700 (p. 75).
25 Dans l’Histoire de 1700, Fontenelle rend compte de la parution des Institutiones Rei herbariae sur sept pages. Sa présentation met déjà en avant la dimension pratique et conventionnelle de la classification : il s’agit de soulager la mémoire face à une « immense quantité de plantes toutes différentes les unes des autres » qui commence « à accabler les botanistes » (HARS, 1700, p. 71). Néanmoins, commentant le choix par Tournefort d’axer la classification des genres sur la fleur et le fruit, Fontenelle tempère alors l’arbitraire conventionnel qui préside à l’entreprise : cette décision méthodique correspond à « l’intention de la nature », qui, sans renvoyer à un finalisme ni à un ordre transcendant, se voit au mécanisme de production de la semence (ibid., p. 73). Il est possible que cette remarque vienne de la volonté de ne pas trop se montrer trop infidèle à Tournefort. Quoi qu’il en soit, la dimension conventionnelle et pratique prédomine : « il n’est pas précisément question dans tout ceci d’imiter la Nature, qui ne paroît pas trop s’être mise en peine d’un Systême, mais seulement d’établir un ordre arbitraire qui facilite la connoissance des Plantes » (ibid., p. 73). On le voit encore à la présentation des classes, axées exclusivement sur la fleur, comme moyens « d’adoucir [le] travail » de la mémoire (ibid., p. 75). Fontenelle souligne que Tournefort fut le premier à y penser. Ce compte rendu relativise ainsi déjà la portée ontologique du système de Tournefort, qui ne saurait prétendre imiter la nature, en en faisant un « ordre arbitraire qui facilite la connaissance des plantes » (ibid., p. 74). Puisqu’il n’existe pas ici de « système naturel » sans exception, il faut se contenter d’un « système artificiel, le moins défectueux qu’il soit possible » (ibid., p. 74). On a pu considérer que Fontenelle se méprenait sur le sens du système de Tournefort (J.-F. Leroy, « Tournefort (1656-1708) », article cité, p. 351). C’est fort peu probable. Il y a là certainement une volonté consciente de l’historien qui, derrière la revendication de neutralité liée à sa position, n’hésite pas à infléchir l’orientation épistémologique des travaux qu’il commente.
26 John Ray, naturaliste membre de la Royal Society, auteur d’une classification des plantes, présentée notamment dans sa Methodus plantarum nova parue en 1682. Sa classification aborde les genres à partir de plusieurs critères et n’a pas la simplicité de celle de Tournefort. Sur cette différence, voir C. Salomon-Bayet, L’Institution de la science et l’expérience du vivant, Paris, Flammarion, 1978, p. 152.
27 William Sherard, botaniste anglais, fut l’élève de Tournefort et étudia avec Hermann. Il deviendra membre de la Royal Society en 1718. Il était en relation avec Ray à qui il envoya des descriptions de plantes.
28 Ouvrage dédié à Fagon. Dans sa présentation, Fontenelle valorise l’Académie à travers ses analyses de plantes, alors que ce livre rappelle aussi le rattachement institutionnel au Jardin du Roi, comme le souligne cette dédicace adressée à son surintendant. Dans une « Approbation » publiée à la suite de la Préface de Tournefort, Fagon se flatte d’ailleurs d’avoir nommé un si grand savant démonstrateur des plantes au Jardin du Roi (non paginé). Mais comme le remarque C. Salmon-Bayet (op. cit., p. 157), les deux institutions sont complémentaires, le Jardin du Roi étant en quelque sorte l’un des « laboratoires » de l’Académie. De son côté, Tournefort reconnait sa dette à l’Académie, en particulier au chimiste Bourdelin, ainsi qu’aux Marchant père et fils, académiciens et responsables de la culture des plantes du Jardin royal qui ont donné à l’Académie ses échantillons (Préface, p. 61, selon la pagination assez particulière de cette préface, qui compte une page sur deux et ne les numérote pas toutes).
29 L’analyse chimique des plantes fut l’un des programmes collectifs de l’Académie, dès sa première formation en 1666. Fontenelle en rend compte à plusieurs reprises dans l’Histoire de l’Académie royale des sciences.
30 Fontenelle semble faire référence à la réhabilitation par Tournefort des « remèdes les plus naturels et les plus simples » (Histoire des plantes qui naissent aux environs de Paris, avec leur usage dans la médecine, Préface, p. v), c’est-à-dire ceux qui sont directement tirés des « simples » (les plantes servant de base aux préparations médicinales). Tournefort cite l’exemple du « kinkina » (quinquina) qui, certes n’est pas une plante locale, mais illustre bien l’action des parties grossières du simple. Prudent comme à son habitude, il n’exclut pas pour autant les remèdes plus composés.
31 Cet ouvrage a en fait été publié en 1689, probablement par Shepard sous le pseudonyme de Warton. Il semble que Fontenelle n’ait connu qu’une édition plus tardive sans savoir qui était le véritable éditeur.
32 Manière spirituelle de marquer une distance à l’égard de ces idées douteuses sans contredire directement l’académicien dont Fontenelle fait l’éloge. Ces analogies ont certaines racines dans la tradition alchimique et la magie naturelle de la Renaissance ; elles prirent de nouvelles formes à l’âge classique avec les découvertes relatives aux fossiles et autres « coquilles », selon la terminologie de l’époque. Leur nature et leur statut ont été beaucoup discuté, notamment à l’Académie, en rapport avec la question de l’histoire de la Terre. Voir « Sur les pierres de foudre, les yeux de serpent et les crapaudines » (HARS pour 1723, p. 15-17), et M. S. Seguin, Science et religion dans la pensée française du xviii e siècle : le mythe du Déluge universel, Paris, Champion, 2001. Concernant les métaux, l’analogie avec les plantes a été plus rapidement délaissée, Tournefort étant l’un des derniers savants à la soutenir sous cette forme audacieuse.
33 Le commentaire des Éléments de botanique (HARS, 1700, p. 76-78) se poursuivait en effet par une notice sur une demande faite par le Roi d’aller collecter des plantes en plusieurs lieux lointains. Le but officiel était de retrouver les plantes dont parlaient les Anciens pour en faire un usage médicinal. Cette mission semble contraire au principe, formulé par Fontenelle plus haut dans l’éloge, selon lequel les plantes les plus proches sont les plus utiles médicalement. Mais Fontenelle détourne le but officiel, sa notice parlant du progrès des sciences et se concluant sur le plaisir que prit le Roi à regarder les descriptions et les dessins de Tournefort. De même, l’éloge étend l’entreprise à « toute l’histoire naturelle » et à l’étude des sociétés humaines.
34
Antiparos est une ile grecque située au large de la ville de Paros. Cette grotte était déjà une curiosité au XVIIe siècle depuis qu’un ambassadeur de Louis XIV, le Marquis de Nointel, y avait fait célébrer une messe en 1673 (Tournefort l’évoque dans son récit, p. 192). Le visiteur d’aujourd’hui aura du mal à ressentir l’« horreur » dont parle Fontenelle, mais sans les aménagements modernes, l’impression était toute différente. Fontenelle annonce et s’inspire de la description donnée par Tournefort dans une lettre à Pontchartrain, publiée dans le premier tome de la Relation d'un voyage du Levant fait par ordre du Roy (1708 puis 1717) – c’est l’ouvrage dont parle Fontenelle à la fin de l’éloge. Tournefort exprime lui-même le plaisir de découvrir un lieu décisif pour la théorie de la croissance des pierres et l’horreur que l’on ressent en y descendant (t. I, p. 187-191). Comme Fontenelle nous y invite, lisons quelques passages : « Cette isle, quelque méprisable qu’elle paroisse, renferme une des plus belles choses, qu’il y ait peut-être dans la Physique, sçavoir la vegetation des pierres. » (p. 187) « On avance ensuite jusques au fond de la caverne par une pente plus rude, d’environ 20 pas de longueur : c’est le passage pour aller à la grotte, et ce passage n’est qu’un trou fort obscur, par lequel on ne sçauroit entrer qu’en se baissant et au secours des flambeaux. On descend d’abord dans un précipice horrible à l’aide d’un cable que l’on prend la précaution d’attacher tout à l’entrée. Du fond de ce précipice on se coule, pour ainsi dire, dans un autre bien plus effroyable, dont les bords sont fort glissants, et qui répondent sur la gauche à des abîmes profonds : on place sur les bords de ces gouffres une échelle, au moyen de laquelle on franchit en tremblant un rocher tout à fait taillé plomb. » (p. 189-190) « Après tant de fatigues, on entre enfin dans cette admirable grotte que Mr de Nointel ne pouvait se lasser d’admirer avec raison. » (p. 190)
Le comte de Choiseul-Gouffier, dans son
Voyage pittoresque de la Grèce
, a reproché à Tournefort d’avoir exagéré le danger de la grotte, tout en considérant que la description frappante du botaniste avait pu lui faire ensuite trouver le danger moindre (voir l’article « Tournefort » de l’Encyclopédie méthodique, Histoire, t. V, 1791, p. 328).
35 Ce passage, apparemment favorable à la thèse de l’analogie entre la croissance des pierres et celle des végétaux, a une portée plus épistémologique et poétique que scientifique. La belle formule consistant à prendre la nature sur le fait résume une démarche importante de l’épistémologie promue par Fontenelle. Pour autant, comme le révèle le reste de l’éloge, contrairement à ce que déclare l’article « Tournefort » de l’ Encyclopédie méthodique (Histoire, t. V, p. 328), Fontenelle ne valide la « végétation des pierres ». L’expression est en fait de Tournefort lui-même (Relation d'un voyage du Levant fait par ordre du Roy, 1717, Imprimerie Royale, t. I, p. 187, 191). Mais, en la reprenant, Fontenelle délaisse les analogies détaillées opérées par le botaniste, qui par exemple évoque la ressemblance entre les colonnes et des troncs d’arbre, entre certaines pierres et des choux fleurs (p. 191), et qualifie une roche pyramidale de « plus belle plante de marbre qui soit dans le monde » (p. 192). Fontenelle oublie aussi les arguments de Tournefort, qui tendaient à montrer que la production des roches d’Antiparos ne pouvait s’expliquer par la chute de gouttes d’eau (par concrétion). C’est donc une image que retient Fontenelle, non un principe explicatif. C’est pourquoi Fontenelle pourrait souscrire à l’idée que son « joli mot » (« Tournefort », EM, p. 328), selon lequel la nature aurait été prise sur le fait, aurait mérité « d’avoir été appliqué à une découverte réelle ». Mais, précisément, c’est un joli mot et un vrai principe épistémologique relativement indépendant, en l’occurrence, de la question scientifique sous-jacente.
36 Virgile, Énéide, livre I, vers 289. Il s’agit de César, dont Jupiter annonce à Vénus qu’elle l’accueillera « chargé des dépouilles de l’Orient » (« spoliis Orientis onustum »). Les termes de la comparaison (« occasion plus brillante et moins utile ») manifestent le primat accordé par Fontenelle aux savants sur les grands conquérants, à l’utilité générale des connaissances sur l’éclat des victoires militaires. Avec Tournefort, Fontenelle valorise un nouveau mode de découverte du monde, qui vise son étude plutôt que sa conquête. Voir aussi l’ Éloge de Lémery qui compare le vieux Condé, devenu protecteur des sciences, à un « César oisif ».
37 Une nouvelle édition des Institutiones Rei Herbariae parut en 1703, avec des ajouts et augmentée de ce Corollarium.
38
Ce legs ne comprenait pas seulement les ouvrages que possédait Tournefort, mais aussi ses travaux en cours. Dans l’Histoire de l’année suivant celle de l’éloge de Tournefort, l’Académie Royale des Sciences communiqua un extrait du projet qui visait à exploiter ce fond. Cet abrégé est tiré du discours que Terrasson, envoyé de l’Académie Royale des sciences, fit devant celle des Inscriptions, conformément au principe d’une députation réciproque biannuelle posé par le règlement de cette dernière. Dans son discours, Terrasson revient rapidement sur les mérites de Tournefort puis sur son dessein de poursuivre ses travaux en publiant un ouvrage botanique de plus grande ampleur. C’est à cette fin qu’il « remplissoit et augmentoit tous les jours » « douze volumes in folio de Recueils et de Memoires » (HARS, 1709, Mémoire, p. 316). Terrasson poursuit en expliquant que l’abbé Bignon chargea Reneaume (aussi orthographié Reneaulme) de les mettre en forme en vue d’une publication et en détaillant le projet. L’une des publications envisagées, la plus ambitieuse, aurait repris et complété plusieurs livres de Tournefort pour constituer une sorte de botanique universelle. Pour ce faire, Reneaume envisageait notamment de solliciter l’appui de ses confrères et de puiser dans les mémoires académiques. D’où la conclusion de Terrasson, qui dans ce livre voit l’alliance remarquable du projet d’un homme et de l’Académie toute entière : « Un Corps de Botanique si entier et si achevé, et qui soûtiendroit le titre de Summa Botanica, n’appartiendroit plus, à proprement parler, ni à M. Tournefort ni à M. Reneaume, mais il serait dû à l’Academie entiere : De telle sorte neanmoins, que sur le Plan et les Memoires de M. de Tournefort, M. Reneaume guidé par les conseils des Messeieurs nos Academiciens auroit donné un Ouvrage, dans lequel on trouveroit tout l’ordre, toute l’uniformité, toute la perfection qu’on en peut attendre que d’un seul esprit et d’une seule main, toute la discussion : Toute l’etenduë, toute l’infaillibilité qui peur résulter des Conferences d’une sçavante Compagnie. » (HARS, 1709, Mémoire, p. 319-320)
Ce projet n’aboutira finalement pas et la plupart des manuscrits de Tournefort ne furent pas publiés ou exploités. Ils sont conservés au Muséum National d’Histoire Naturelle. Les deux ouvrages posthumes publiés en 1717 à partir des manuscrits de Tournefort, le
Traité de matière médicale
et la
Relation d’un voyage au Levant
, ne doivent rien à l’Académie. Besnier mit en œuvre le premier – et le second selon C. Salomon-Bayet, op. cit., V-3, mais on n’en trouve pas l’indication dans l’ouvrage.
39 Ce nouvel éloge de l’abbé Bignon, neveu du comte de Pontchartrain chargé du renouvellement de l’Académie royale des sciences, dont il fut plusieurs fois président, rappelle la nécessité de susciter l’intérêt des puissants pour les sciences. Il semble réducteur d’y voir une pure flatterie de celui qui choisit Fontenelle pour le rôle de secrétaire perpétuel : c’est plutôt l’occasion de souligner la gloire que les puissants peuvent retirer de la protection des sciences.
40 La première partie de l’ouvrage parut effectivement en 1708, sous le titre suivant : Relation d'un Voyage du Levant fait par ordre du Roy. Le second tome (avec reprise du premier) parut en 1717, à l’Imprimerie Royale, avec en guise de préface le présent éloge de Fontenelle, Tournefort n’ayant pu en rédiger une avant de mourir. L’ouvrage parut aussi à Lyon en 1717 et fut réédité en 1718 (Amsterdam) puis 1727 (Lyon). Notons que, dans l’éloge qui sert désormais de Préface à l’ouvrage de Tournefort, on retrouve, sous la plume de Fontenelle, des formules qu’il avait empruntées à l’académicien – pensons à la « végétation des pierres ». Le jeu entre les deux textes ne s’arrête pas là car, dans ce nouveau contexte, la fin de l’éloge n’annonce plus l’ouvrage mais le présente. Fontenelle, qui manifestement suivait de près le travail de Tournefort, a ainsi pu conclure son éloge par un passage qui ouvre fort bien la lecture du récit du botaniste.
41 Outre les éditions d’œuvres de Fontenelle, l’éloge de Tournefort fut repris dans divers ouvrages. Nous avons déjà mentionné son insertion, comme préface, à l’édition posthume du Voyage au levant de Tournefort. Il sert aussi de base à l’article « Tournefort » du Dictionnaire historique de la médecine ancienne et moderne d’Eloy (Mons, 1778, p. 415-423), qui le recopie ou le paraphrase en large part, tout en le complétant sur quelques points de biographie, les discussions scientifiques et les publications posthumes. L’article de l’Encyclopédie Méthodique consacré à Tournefort cite et commente souvent l’éloge de Fontenelle et, en dehors de ces références explicites, s’en inspire tout au long.