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Éloge de Monsieur Sébastien Truchet

Éloge du P. Sébastien Truchet, carme

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Sébastien Truchet naquit à Lyon en 1657 d’un marchand fort homme de bien, dont la mort le laissa encore très jeune entre les mains d’une mère pieuse aussi, qui le chérissait tendrement, et ne négligea rien pour son éducation. Dès l’âge de 17 ans il entra dans l’ordre des Carmes et prit le nom de Sébastien car cet ordre est de ceux où l’on porte le renoncement au monde, jusqu’à changer son nom de baptême. Il n’a été connu que sous celui de frère ou de père Sébastien et il le choisit par affection pour sa mère, qui se nommait Sébastiane.

Ceux qui ont quelque talent singulier, peuvent l’ignorer quelque temps, et ils en sont d’ordinaire avertis par quelque petit événement, par quelque hasard favorable. Un homme destiné à être un grand mécanicien, ne pouvait être placé par le hasard de la naissance dans un lieu où il en fût ni plus promptement, ni mieux averti qu’à Lyon. Là était le fameux cabinet de M. de Servière , gentilhomme d’une ancienne noblesse, qui, après avoir longtemps servi, mais peu utilement pour sa fortune, parce qu’il n’avait songé qu’à bien servir, s’était retiré couvert de blessures, et avait employé son loisir à imaginer et à exécuter lui-même un grand nombre d’ouvrages de tours nouveaux, de différentes horloges de modèles d’inventions propres pour la guerre ou pour les arts. Il n’y avait rien de plus célèbre en France que ce cabinet, rien que les voyageurs et les étrangers eussent été plus honteux de n’avoir pas vu. Ce fut là que le P. Sébastien s’aperçut de son génie pour la mécanique. La plupart des pièces de M. de Servière étaient des énigmes dont il s’était réservé le secret : le jeune homme devinait la construction, le jeu, l’artifice ; et sans doute l’au [p. 94] teur était mieux loué par celui qui devinait, et dès là sentait le prix de l’invention, que par une foule d’admirateurs qui, ne devinant rien, ne sentaient que leur ignorance, ou tout au plus la surprise d’une nouveauté.

Les supérieurs du P. Sébastien l’envoyèrent à Paris au Collège royal des Carmes de la place Maubert, pour y faire ses études en philosophie et en théologie. Il n’y eut guère que la physique qui fut de son goût, toute scolastique qu’elle était, toute inutile, toute dénuée de pratique mais enfin elle avait quelque rapport éloigné aux machines. Il leur donnait tout le temps que ses devoirs laissaient en sa disposition, et peut-être, sans s’en apercevoir, leur en abandonnait-il quelque petite partie que les autres études eussent pu réclamer. Le moyen que le devoir et le plaisir fassent entre eux des partages si justes ?

Charles II, roi d’Angleterre , avait envoyé au feu roi deux montres à répétition, les premières qu’on ait vues en France. Elles ne pouvaient s’ouvrir que par un secret ; précaution des ouvriers anglais pour cacher la nouvelle construction, et s’en assurer d’autant plus la gloire et le profit. Les montres se dérangèrent, et furent remises entre les mains de Martineau [Martinot] , horloger du roi, qui n’y put travailler faute de les savoir ouvrir. Il dit à M. Colbert , et c’est un trait de courage digne d’être remarqué, qu’il ne connaissait qu’un jeune carme capable d’ouvrir les montres ; que s’il n’y réussissait pas, il fallait se résoudre à les renvoyer en Angleterre. M. Colbert consentit qu’il les donnât au P. Sébastien , qui les ouvrit assez promptement, et de plus les raccommoda sans savoir qu’elles étaient au roi, ni combien était important par ces circonstances l’ouvrage dont on l’avait chargé. Il était déjà habile en horlogerie et ne demandait que des occasions de s’y exercer. Quelques temps après il vient de la part de M. Colbert un ordre au P. Sébastien de le venir trouver à sept heures du matin d’un jour marqué nulle explication sur le motif de cet ordre  ; un silence qui pouvait causer quelque terreur. Le P. Sébastien ne manqua pas à l’heure ; il se présente interdit et tremblant, le ministre accompagné de deux membres de [p. 95] cette Académie, dont M. Mariotte était l’un, le loue sur les montres, et lui apprend pour qui il a travaillé ; l’exhorte à suivre son grand talent pour les mécaniques, surtout à étudier les hydrauliques, qui devenaient nécessaires à la magnificence du roi, lui recommande de travailler sous les yeux de ces deux académiciens qui le dirigeront et pour l’animer davantage, et parler plus dignement en ministre, il lui donne 600 livres de pension dont la première année selon la coutume de ce temps là, lui est payée le même jour. Il n’avait alors que 19 ans ; et de quel désir de bien faire dut-il être enflammé. Les princes ou les ministres qui ne trouvent pas des hommes en tout genre, ou ne savent pas qu’il faut des hommes, ou n’ont pas l’art d’en trouver.

Le P. Sébastien s’appliqua à la géométrie absolument nécessaire pour la théorie de la mécanique. Que le génie le plus heureux pour une certaine adresse d’exécution, pour l’invention même, ne se flatte pas d’être en droit d’ignorer et de mépriser les principes de théorie, qui ne sauraient que trop bien s’en venger. Mais après cela, le géomètre a encore beaucoup à apprendre pour être un vrai mécanicien ; il faut que la connaissance des différentes pratiques des arts, et cela est presque immense, lui fournisse dans les occasions des idées et des expédients ; il faut qu’il soit instruit des qualités des métaux, des bois, des cordes, des ressorts, enfin de toute la matière machinale si l’on peut inventer cette expression à l’exemple de matière médicinale ; il faut que de tout ce qu’il emploiera dans ses ouvrages, il en connaisse assez la nature, pour n’être pas trompé par des accidents physiques imprévus qui déconcerteraient les entreprises. Le P. Sébastien , loin de rien négliger de ce qui pouvait lui être utile par rapport aux machines, allait jusqu’au superflu, s’il y en peut avoir ; il étudiait l’anatomie, il travaillait assidûment en chimie dans le laboratoire de M. Homberg ou plutôt dans celui de feu M. le duc d’Orléans , dont le commerce était si flatteur par sa bonté naturelle, et l’approbation si précieuse par ses grandes lumières.

Selon l’ordre que le P. Sébastien avait reçu d’abord de [p. 96] M. Colbert de s’attacher aux hydrauliques, il posséda à fond la construction des pompes et la conduite des eaux. Il a eu part a quelques aqueducs de Versailles, et il ne s’est guère fait ou projeté en France pendant sa vie de grands canaux de communication de rivières pour lesquels on n’ait du moins pris ses conseils ; et l’on ne doit pas seulement lui tenir compte de ce qui a été exécuté sur ses vues, mais encore de ce qu’il a empêché qui ne le fût sur des vues fausses, quoiqu’il ne reste aucune trace de cette sorte de mérite. En général, le travail d’esprit que demandent ces entreprises, est assez ingrat, c’est un bonheur rare que le projet le mieux pensé vienne à son entier accomplissement ; une infinité d’inconvénients et d’obstacles étrangers se jettent à la traverse. Nous commençons à sentir depuis un temps combien sont avantageuses les communications des rivières ; et cependant nous aurons bien de la peine à faire dans l’étendue de la France ce que les Chinois, moins instruits que nous en mécanique, et qui ne connaissent pas l’usage des écluses, ont fait dans l’étendue de leur état presque cinq fois plus grande.

La pratique des arts, quoique formée par une longue expérience, n’est pas toujours aussi parfaite à beaucoup près qu’on le pense communément. Le P. Sébastien a travaillé à un grand nombre de modèles pour différentes manufactures par exemple pour les proportions des filières des tireurs d’or de Lyon, pour le blanchissage des toiles à Senlis, pour les machines des monnaies de France ; travaux peu brillants, et qui laissent périr en moins de rien le nom des inventeurs, mais par cet endroit là même réservés aux bons citoyens.

Sur la réputation du P. Sébastien , Gunterfield, gentilhomme suédois, vint à Paris lui redemander, pour ainsi dire, ses deux mains, qu’un coup de canon lui avait emportées il ne lui restait que deux moignons au-dessus du coude. Il s’agissait de faire deux mains artificielles, qui n’auraient pour principe de leur mouvement que celui de ces moignons, distribué par des fils à des doigts qui seraient [p. 97] flexibles. On assure que l’officier suédois fut renvoyé au P. Sébastien par les plus habiles anglais, peu accoutumés cependant à reconnaître aucune supériorité dans notre nation. Une entreprise si difficile, et dont le succès ne pouvait être qu’une espèce de miracle, n’effraya pas tout à fait le P. Sébastien . Il alla même si loin, qu’il osa exposer ici aux yeux de l’Académie et du public ses études, c’est à dire, ses essais, ses tentatives, et différents morceaux déjà exécutés, qui devaient entrer dans le dessein général. Mais feu Monsieur eut alors besoin de lui pour le canal d’Orléans, et l’interrompit dans un travail qu’il abandonna peut-être sans beaucoup de regret. En partant, il remit le tout entre les mains d’un mécanicien, dont il estimait le génie, et qu’il connaissait propre à suivre ou à rectifier ses vues. C’est M. Duquet, dont l’Académie a approuvé différentes inventions. Celui-ci mit la main artificielle en état de se porter au chapeau de l’officier suédois, de l’ôter de dessus sa tête, et de l’y remettre. Mais cet étranger ne put faire un assez long séjour à Paris et se résolut à une privation dont il avait pris peu à peu l’habitude. Après tout cependant on avait trouvé de nouveaux artifices, et passé les bornes où l’on se croyait renfermé. Peut-être se trompera-t-on plutôt en se défiant trop de l’industrie humaine qu’en s’y fiant trop.

Feu M. le duc de Lorraine étant Paris incognito, fit l’honneur au P. Sébastien de l’aller trouver dans son couvent, et il vit avec beaucoup de plaisir le cabinet curieux qu’il s’était fait. Dès qu’il fut de retour dans ses états, où il voulait entreprendre différents ouvrages, il le demanda à M. le duc d’Orléans , régent du royaume, qui accorda avec joie au prince son beau-frère un homme qu’il aimait, et dont il était bien aise de favoriser la gloire. Son voyage en Lorraine, la réception et l’accueil qu’on lui fit renouvelèrent presque ce que l’histoire grecque raconte sur quelques poètes ou philosophes célèbres qui allèrent dans les cours. Les savants doivent d’autant plus s’intéresser à ces [p. 98] sortes d’honneurs rendus à leurs pareils, qu’ils en sont aujourd’hui plus désaccoutumés.

Le feu tsar Pierre le Grand honora aussi le P. Sébastien d’une visite qui dura trois heures. Ce monarque né dans une barbarie si épaisse, et avec tant de génie, créateur d’un peuple nouveau, ne pouvait se rassasier de voir dans le cabinet de cet habile homme tant de modèles de machines, ou inventées ou perfectionnées par lui ; tant d’ouvrages, dont ceux qui n’étaient pas recommandables par une grande utilité, l’étaient au moins par une extrême industrie. Après la longue application que ce prince donna à cette espèce d’étude, il voulut boire, et ordonna au P. Sébastien qui s’en défendit le plus qu’il put, de boire après lui dans le même verre, où il versa lui-même le vin, lui a qui le despotisme le plus absolu aurait pu persuader que le commun des hommes n’était pas de la même nature qu’un empereur de Russie. On peut même penser qu’il fit naître exprès une occasion de mettre le P. Sébastien de niveau avec lui.

Ceux d’entre les seigneurs français qui ont eu du goût et de l’intelligence pour les mécaniques, ont voulu être en liaison particulière avec un homme qui les possédait si bien. Il a imaginé pour M. le duc de Noailles , lorsqu’il faisait la guerre en Catalogne, de nouveaux canons qui se portaient plus aisément sur les montagnes, et se chargeaient avec moins de poudre ; il a fait des mémoires pour le duc de Chaulnes, sur un canal de Picardie. Il a été appelé pour cette partie aux études des trois enfants de France, petits-fils du feu roi, et il a souvent travaillé pour le roi même. C’est lui qui a inventé la machine à transporter de gros arbres tout entiers sans les endommager ; de sorte que du jour au lendemain Marly changeait de face, et était orné de longues allées arrivées de la veille.

Ses tableaux mouvants ont été encore un des ornements de Marly, il les fit sur ce qu’on en avait exposé de cette espèce au public, et que le feu roi lui demanda s’il en ferait [p. 99] bien de pareils. Il s’y engagea, et enchérit beaucoup sur cette merveille dans deux tableaux qu’il présenta à S[a] M[ajesté].

Le premier, que le roi appela son petit opéra, changeait cinq fois de décoration à un coup de sifflet ; car ces tableaux avaient aussi la propriété d’être résonnants ou sonores. Une petite boule qui était au bas de la bordure, et que l’on tirait un peu, donnait le coup de sifflet, et mettait tout en mouvement, parce que tout était réduit à un seul principe. Les cinq actes du petit opéra étaient représentés par des figures qu’on pouvait regarder comme les vraies pantomimes des anciens elles ne jouaient que par leurs mouvements ou leurs gestes, qui exprimaient les sujets dont il s’agissait. Cet opéra recommençait quatre fois de suite sans qu’il fût besoin de remonter les ressorts ; et si l’on voulait arrêter le cours d’une représentation à quelque instant que ce fût, on le pouvait par le moyen d’une petite détente cachée dans la bordure on avait aussitôt un tableau ordinaire et fixe et si on retouchait la petite boule tout reprenait où il avait fini. Ce tableau long de 16 pouces 6 lignes sans la bordure, et haut de 13 pouces 4 lignes n’avait qu’un pouce trois lignes d’épaisseur pour renfermer toutes les machines. Quand on les voyait désassemblées on était effrayé de leur nombre prodigieux, et de leur extrême délicatesse. Quelle avait dû être la difficulté de les travailler toutes dans la précision nécessaire et de lier ensemble une longue suite de mouvements, tous dépendants d’instruments si minces et si fragiles ? N’était-ce pas imiter d’assez près le mécanisme de la nature dans les animaux, dont une des plus surprenantes merveilles est le peu d’espace qu’occupent un grand nombre de machines ou d’organes qui produisent de grands effets ?

Le second tableau, plus grand et encore plus ingénieux, représentait un paysage où tout était animé. Une rivière y coulait ; des tritons, des sirènes, des dauphins nageaient de temps en temps dans une mer qui bornait l’horizon on chassait, on péchait, des soldats allaient monter la garde dans une citadelle élevée sur une montagne ; des vaisseaux [p. 100] arrivaient dans un port, et saluaient de leur canon la ville le P. Sébastien lui-même était là qui sortait d’une église pour aller remercier le roi d’une grâce nouvellement obtenue, car le roi y passait en chassant avec sa suite. Cette grâce était 40 pièces de marbre qu’il donnait aux Carmes de la place Maubert pour leur grand autel. On dirait que le P. Sébastien eut voulu rendre vraisemblable le fameux bouclier d’ Achille pris à la lettre ou ces statues à qui Vulcain savait donner du mouvement, et même de l’intelligence.

En même temps que le roi donna à l’Académie le règlement de 1699, il nomma le P. Sébastien pour un des honoraires. Son titre ne l’obligeait à aucun travail réglé, et d’ailleurs il était fort occupé au dehors cependant outre quelques ouvrages qu’il nous a donnés, comme son élégante machine du système de Galilée pour les corps pesants, ses combinaisons des carreaux mi-parties, qui ont excité d’autres savants à cette recherche, il a été souvent employé par l’Académie pour l’examen des machines, qu’on ne lui apportait qu’en trop grand nombre. Il en faisait très promptement l’analyse et le calcul, et même sans analyse et sans calcul il aurait pu s’en fier au coup d’œil, qui en tout genre n’appartient qu’aux maitres et non pas même à tous. Ses critiques n’étaient pas seulement accompagnées de toute la douceur nécessaire, mais encore d’instructions et de vues qu’il donnait volontiers il n’était point jaloux de garder pour lui seul ce qui faisait sa supériorité.

Les dernières années de sa vie se sont passées dans des infirmités continuelles, et enfin il mourut le 5 février 1729.

Il arrive quelquefois que des talents médiocres, de faibles connaissances, que l’on ne compterait pour rien dans des personnes obligées par leur état à en avoir du moins de cette espèce, brillent beaucoup dans ceux que leur état n’y oblige pas. Ces talents, ces connaissances font fortune par n’être pas à leur place ordinaire. Mais le P. Sébastien n’en a pas été plus estimé comme mécanicien ou comme ingénieur, parce qu’il était religieux ; quand il ne l’eût pas été, [p. 101] sa réputation n’y aurait rien perdu. Son mérite personnel en a même paru davantage ; car, quoique fort répandu au dehors, presque incessamment dissipé, il a toujours été un très bon religieux, très fidèle à ses devoirs, extrêmement désintéressé, doux, modeste, et, selon l’expression dont se servit feu M. le prince, en parlant de lui au roi aussi simple que ses machines. Il conserva toujours dans la dernière rigueur tout l’extérieur convenable à son habit, il ne prit rien de cet air que donne le grand commerce du monde, et que le monde ne manque pas de désapprouver, et de railler dans ceux mêmes à qui il l’a donné, quand ils ne se sont pas faits pour l’avoir. Et comment eût-il manqué aux bienséances d’un habit qu’il n’a jamais voulu quitter, quoique des personnes puissantes lui offrissent de l’en défaire par leur crédit, en se servant de ces moyens que l’on a su rendre légitimes ? Il ne prêta point l’oreille à des propositions qui en auraient apparemment tenté beaucoup d’autres, et il préféra la contrainte et la pauvreté où il vivait, à une liberté et à des commodités qui eussent inquiété sa délicatesse de conscience.

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