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Ernfroi Walter de Tchirnhaus, seigneur de Kissingswald et de Stoltzenberg naquit le 10 avril 1651, à Lislingswald, dans la Lusace supérieure, de Christophle de Tschirnhaus et de N... de Sterling, tous deux d’une ancienne noblesse. Il y avait plus de 400 ans que la maison de Tschirnhaus, qui était venue de Moravie et de Bohême possédait près de la ville de Gorlitz cette seigneurie de Lislingswald, où naquit celui dont nous parlons.
Il eut pour les sciences tous les maîtres que l’on donne aux gens de sa condition, mais il répondit à leurs soins autrement que les gens de sa condition n’ont coutume d’y répondre. Dès qu’il sut qu’il y avait au monde une géométrie, il la saisit avec ardeur, et de là il passa rapidement aux autres parties des mathématiques, qui en lui offrant mille nouveautés agréables se disputaient les unes aux autres sa curiosité.
A l’âge de 17 ans son père l’envoya achever ses éludes à Leyde, il y arriva dans le temps d’une maladie épidémique, qui le mit en grand danger de sa vie. Il eut bientôt, malgré sa jeunesse, beaucoup de réputation parmi les savants de Hollande. Mais la guerre ayant commencé en 1672 il devint homme de guerre, et montra qu’il savait aussi bien faire son devoir que suivre son inclination. Cette inclination dominante pour les lettres contribua même à lui faire prendre les armes, elle lui avait fait lier une étroite amitié avec M. le baron de Neuland, qui avait les mêmes goûts, et comme ce baron était au service des états, il engagea Tschirnhaus à [p. 115] y entrer aussi en qualité de volontaire, afin qu’ils ne se séparassent point l’un de l’autre. M. de Tschirnhaus servit 18 mois, après quoi il fut obligé de retourner en son pays. Il en repartit quelque temps après pour voyager, selon la coutume de sa nation, qui croit avoir besoin du commerce des autres pour se polir, et qui en doit parvenir d’autant plus aisément à se rendre plus polie qu’elles. Il vit l’Angleterre, la France, l’Italie, la Sicile , Malte. Dans tous les pays où il passa, il s’attacha à voir les savants et tout ce qui est un spectacle pour les savants, curiosités de l’histoire naturelle, ouvrages extraordinaires de l’art, manufactures singulières. Ce grand nombre de différents faits bien observés, ne sont pas dans un bon esprit de simples faits et d’inutiles ornements de la mémoire, ils deviennent les principes d’une infinité de vues, où la plus fine théorie dénuée d’expérience n’arriverait jamais. Plus les yeux ont vu, plus la raison voit elle-même.
M. de Tschirnhaus retourna en Allemagne, et alla passer quelque temps à la cour de l’empereur Léopold , car le philosophe peut aller jusque dans les cours, ne fût-ce que pour y observer des mœurs et des façons de penser qu’il n’aurait pas trop devinées.
Au milieu de cette vie agitée, ou du moins assez mêlée de mouvement, les sciences, et surtout les mathématiques, occupaient toujours M. de Tschirnhaus . Il avait acquis avec art l’habitude de n’être pas aisément troublé, et s’était endurci aux distractions. Il vint à Paris pour la troisième fois en 1682 ; il y apportait des découvertes qu’il voulait proposer à l’Académie des Sciences, c’étaient les fameuses caustiques qui ont retenu son nom, car on dit ordinairement les caustiques de M. de Tschirnhaus , comme la spirale d’ Archimède , la conchoïde de Nicomède, la cissoïde de Dioclès , les développements de M. Huyghens. Un géomètre ne doit pas moins être glorieux d’avoir donné son nom à une courbe, ou à une espèce entière de courbes, qu’un prince [p. 116] d’avoir donné le sien à une ville. M. de Tschirnhaus , quoiqu’il n’eût encore que 31 ans, fut mis par le roi au nombre de ces mêmes académiciens qu’il était venu consulter, et prendre en quelque sorte pour ses juges.
Tout le monde sait que les caustiques sont les courbes formées par le concours des rayons de lumière qu’une autre courbe quelconque a réfléchis ou rompus. Elles ont une propriété remarquable, c’est qu’elles sont égales à des lignes droites connues, quand les courbes qui les produisent sont géométriques. Ainsi M. de Tschirnhaus trouvait que la caustique formée dans un quart de cercle par des rayons réfléchis qui étaient venus d’abord parallèles à un diamètre, était égale aux 3/4 du diamètre. Les rectifications des courbes qui ne sont pas encore aujourd’hui fort communes, l’étaient alors beaucoup moins, et de plus, c’est un grand mérite à cette découverte d’avoir précédé l’invention du calcul de l’infini, qui l’aurait rendu plus facile. L’Académie la jugea digne d’être examinée en particulier par des commissaires qui furent Mrs Cassini , Mariotte et de la Hire . Ce dernier contesta à M. de Tschirnhaus une génération ou description qu’il donnait de la caustique par réflexion du quart de cercle. M. de Tschirnhaus , qui ne montrait pas le fond de sa méthode, ne se rendit pas à M. de la Hire , qui de son côté persista à tenir la génération dont il s’agissait pour fort suspecte. L’auteur s’en tenait si sûr qu’il l’envoya au journal de Leipzig, mais sans démonstration.
Il retourna en Hollande, où il acheva et laissa entre les mains de ses amis un traité intitulé De Medicina mentis et corporis . Il avait commencé à composer dès l’âge de 18 ans, et même avec l’intention d’imprimer, presque inséparable du travail de la composition, dont elle est la première récompense. Il avait fait en différents temps des ouvrages dont ses amis et lui avaient été fort contents, mais par bonheur l’impression n’en ayant pu être assez prompte, ils lui avaient tellement [p. 117] déplu quand il était venu à les revoir, qu’il avait pris une ferme résolution de ne rien imprimer qu’il n’eût 30 ans, et de sacrifier tous les en fans de sa jeunesse, sacrifice d’autant plus rare, qu’ils sont nés dans un temps où l’on aime avec avec plus d’ardeur et moins de connaissance. L’âge qu’il s’était prescrit était passé quand son premier ouvrage, qui a été aussi le seul, parut à Amsterdam, en 1687, dédié au roi, à qui il marquait par là sa reconnaissance d’être entré dans l’Académie. Le titre du livre est, pour ainsi dire, double de celui de la Recherche de la Vérité , car celui-ci ne veut que rectifier ou guérir l’esprit, et l’autre entreprend aussi le corps. Avec une bonne logique et une bonne médecine, les hommes n’auraient plus besoin de rien.
Pour donner un exemple de la manière de conduire son esprit dans les sciences en allant toujours du plus simple au plus composé, et en combinant ensemble les vérités à mesures qu’elles naissent, M. de Tschirnhaus propose une génération universelle de courbes par des centres ou foyers, dont le nombre croît toujours, et fait croître en même temps le degré dont est la courbe. Il prétend tirer de là une méthode générale pour les tangentes qu’il vante fort, et quantité d’autres théorèmes ou problèmes importants, et à cette occasion il insinue qu’il ne croit pas s’être trompé sur la caustique du quart de cercle. M. de la Hire a démontré depuis en 1694, dans son traité des épicycloïdes, que cette caustique en était une, qu’à la vérité elle était de la longueur déterminée par M. de Tschirnhaus , mais qu’elle ne pouvait pas être décrite de la manière qu’il avait proposée. Il n’est pas étonnant que l’on fasse quelque faux pas dans des routes nouvelles, et que l’on s’ouvre soi- même. L’esprit original qui est ardent, vif et hardi, peut n’être pas toujours assez mesuré ni assez circonspect. On sent dans le livre de M. de Tschirnhaus cette chaleur et cette audace, qui appartiennent au génie de l’invention. Si l’auteur n’avait beaucoup fait, on croirait vo [p. 118] lontiers qu’il promet trop, et qu’il élève trop haut nos espérances.
Les préceptes de théorie qu’il donne ne sont pas si singuliers, que certains préceptes de pratique qu’il y ajoute, ou plutôt certains usages dont il s’était bien trouvé. Nous les rapporterons ici, parce que rien ne saurait mieux représenter le détail de sa vie particulière par rapport à l’étude. Il faisait ses expériences en été, et les mettait en ordre, ou en tirait ses conséquences, ou enfin faisait ses grandes recherches de théorie pendant l’hiver, qu’il trouvait plus propre à la méditation. Sur la fin de l’automne, il donnait quelques soins particuliers à sa santé, et faisait une espèce de revue de ses forces corporelles, pour entrer dans cette saison destinée aux plus grands travaux de l’esprit. Il relisait les compositions de l’hiver précédent, s’en rappelait des idées, se faisait renaître l’envie de les continuer, et alors il commençait à se retrancher le repas du soir, et à diminuer même un peu du dîner de jour en jour. Au lieu de souper, ou il lisait sur les matières qu’il avait dessein de traiter, ou il s’en entretenait avec quelque ami savant. Il se couchait à 9 heures, et se faisait éveiller à 2 heures après minuit. Il se tenait exactement pendant quelques temps dans la même situation, où le réveil l’avait trouvé, ce qui l’empêchait d’oublier le songe qu’il faisait en ce moment, et si, comme il pouvait assez naturellement arriver, ce songe roulait sur la matière dont il était rempli, il en avait plus de facilité à la continuer. Il travaillait dans le silence et le repos de la nuit. Il se rendormait à 6 heures, mais seulement jusqu’à 7, et reprenait son travail. Il dit qu’il n’a jamais fait de plus grands progrès dans les sciences, qu’il n’a jamais senti son allure plus vigoureuse et plus rapide, que quand il a observé toutes ces pratiques avec le plus de régularité. On y pourra trouver un soin excessif de se ménager tous les avantages possibles, mais toutes les grandes passions vont à l’égard de leur objet jusqu’à une espèce de superstition.
[p. 119] Il lui arrivait souvent pendant la nuit de voir une grande quantité d’étincelles très brillantes, qui voltigeaient et jouaient en l’air. Quand il voulait les regarder fixement, elles disparaissaient ; mais quand il les négligeait, non seulement elles duraient presque autant que son application au travail, mais elles redoublaient d’éclat et de vivacité. Ensuite il parvint à les voir en plein jour, lorsqu’il eut acquis un certain degré de facilité dans la méditation. Il les voyait sur une muraille blanche, ou sur un papier qu’il avait placé à côté de lui. Ces étincelles visibles pour lui seul, étaient en même temps, et un effet, et une représentation des esprits de son cerveau violemment agités.
Cette passion ardente pour l’étude doit assez naturellement donner l’idée d’un homme extrêmement avide de gloire, car enfin il n’y a point de grands travaux sans de grands motifs, et les savants sont des ambitieux de cabinet. Cependant M. de Tschirnhaus ne l’était point, il n’aspirait point par toutes ses veilles à cette immortalité qui nous touche tant, et nous appartient si peu, et il a dit à ses amis, que dès l’âge de 24 ans il croyait s’être affranchi de l’amour des plaisirs, des richesses et même de la gloire. Il y a des hommes qui ont droit de rendre témoignage d’eux-mêmes. Il aimait donc les sciences de cet amour pur et désintéressé qui fait tant d’honneur, et à l’objet qui l’inspire, et au cœur qui le ressent. La manière dont il s’exprime en quelques endroits sur les ravissements que cause la jouissance de la vérité, est si vive et si animée, qu’il aurait été inexcusable de se proposer une autre récompense.
Le traité De Medicina mentis et corporis , contient aussi ses principes sur la santé. Il n’était pas si séquestré du monde par son goût pour les sciences, qu’il ne fût quelquefois obligé de vivre avec les autres, et à leur manière, et par conséquent de manger et de boire trop. Il propose plutôt des précautions pour prévenir les maux de ce genre de vie, que des remèdes pour les guérir, si [p. 120] ce n’est que la sueur, dont il fait grand cas, et à laquelle il a toujours recours, est en même temps une précaution et un remède. Du reste, il traite de poison tout ce qui ne peut pas être aliment. Il veut que l’on écoute et que l’on suive ce goût simple et exempt de toute réflexion, qui nous porte à certaines viandes, ou un dégoût pareil qui nous en éloigna : ce sont des avis secrets de la nature, si cependant la nature a un soin de nous si exact, et auquel on puisse tant se fier. Il dit qu’étant dans l’obligation de manger beaucoup, il mangeait du moins alternativement des choses fort opposées, chaudes et froides, salées et douces, acides et amères, et que ce mélange, qui paraissait bizarre aux autres convives, et qu’ils prenaient même pour un effet d’intempérance, servait à corriger les excès des qualités les uns par les autres. On doit dire à son honneur, que ces sortes de singularités où le jetait le soin de sa santé, n’étaient pas si grandes que celles où l’amour de l’étude l’avait conduit.
Après la publication de son ouvrage, étant chez lui en Saxe, il commença à songer à l’exécution d’un grand dessein qu’il méditait depuis longtemps. Il croyait qu’à moins que l’on ne rendit l’optique plus parfaite, nos progrès dans la physique étaient arrêtés à peu près au point où nous sommes, et que pour mieux connaître la nature, il la fallait mieux voir. D’ailleurs, lui qui était l’inventeur des caustiques, il prévoyait bien que de plus grands et de meilleurs verres convexes exposés au soleil, seraient de nouveaux fourneaux qui donneraient une chimie nouvelle. Mais dans toute la Saxe il n’y avait point de verrerie propre à l’exécution de ces grandes idées. Il obtint de l’électeur, son maître, roi de Pologne, la permission d’y en établir, et comme on s’aperçut bientôt de l’utilité que le pays en recevait, il y en établit jusqu’à trois. De là sortirent des nouveautés et de dioptrique et de physique presque miraculeuses. Nous les annonçâmes sur la parole de M. de Tschirnhaus dans les [p. 121] Hist. de 1699 1 , et de 1700 2 Quelques unes étaient de nature à pouvoir trouver des incrédules, car en perfectionnant la dioptrique, elles la renversaient, mais enfin, le miroir ardent que S. A. R. Mgr le duc d’Orléans a acheté de M. de Tschirnhaus , est du moins un témoin irréprochable d’une grande partie de ce qu’il avait avancé.
Ce miroir est convexe des deux côtés, et est portion de deux sphères, dont chacune a douze pieds de rayons. Il a trois pieds rhinlandiques de diamètre, et pèse 160 liv., ce qui est une grandeur énorme par rapport aux plus grands verres convexes qui aient jamais été faits. Les bords en sont aussi parfaitement travaillés que le milieu, et ce qui le marque bien, c’est que son foyer est exactement rond. Ce verre est une énigme pour les habiles gens. A-t-il été travaillé dans des bassins, comme les verres ordinaires de lunettes ? A-t-il été jeté en moule ? On peut se partager sur celte question, les deux manières ont de grandes difficultés, et rien ne fait mieux l’éloge de la mécanique dont M. de Tschirnhaus doit s’être servi. Il a dit, mais peut-être n’a-t-il pas voulu révéler son secret, qu’il l’avait taillé dans des bassins, et que la masse de verre dont il l’avait tiré pesait 700 liv.; ce qui serait encore une merveille dans la verrerie. Il en avait fait un autre de quatre pieds de diamètre, mais il fut endommagé par quelque accident.
Il présenta un miroir de cette espèce à l’empereur Léopold, qui, pour reconnaître son présent, et encore plus son mérite, lui voulut donner le titre et les prérogatives de libre baron, mais il les refusa avec tout le respect qui doit accompagner un semblable refus, et des grâces de l’empereur, il n’accepta que le portrait de Sa Majesté impériale, avec une chaîne d’or. Pour rendre ce trait moins fabuleux, il est bon d’y en joindre un pareil qui le soutiendra. Il refusa de même les fonctions de conseiller d’état, dont le roi Auguste le voulait honorer. On peut soupçonner que qui ne recherche pas les honneurs, veut [p. 122] s’épargner ou beaucoup de peine, ou la honte de ne pas réussir, mais à qui les renvoie quand ils viennent s’offrir d’eux-mêmes, la malignité la plus ingénieuse n’a rien à dire.
Il revint à Paris pour la quatrième fois en 1701, et fut assez assidu à l’Académie. Il y annonça plusieurs méthodes qu’il avait trouvées pour la géométrie la plus sublime, mais il n’en donna pas les démonstrations, et il se contenta d’exciter une certaine curiosité inquiète, et peut-être des doutes honorables à ses découvertes, en cas qu’elles fussent bien sûres. Nous avons donné dans l’Hist. de 1701 3 , une liste de ses propositions. Il prétendait pouvoir se passer de la méthode des infiniment petits, et donna à l’Académie, sur les rayons des développés, un échantillon de celle qu’il mettait en la place. Rien ne prouve mieux la grande utilité des infiniment petits, que l’honneur qu’on se fait de n’en avoir pas besoin en certaines occasions. En général, M. de Tschirnhaus voulait rendre la géométrie plus aisée, persuadé que les véritables méthodes sont faciles, que les plus ingénieuses ne sont point les vraies dès qu’elles sont trop composées, et que la nature doit fournir quelque chose de plus simple. Tout cela est vrai, reste à déterminer le degré de simplicité, on croit présentement y être parvenu.
Pendant ce séjour de Paris, M. de Tschirnhaus fit part à M. Homberg d’un secret qu’il avait trouvé, aussi surprenant que celui de tailler ses grands verres, c’est de faire de la porcelaine toute pareille à celle de la Chine, et qui par conséquent épargnerait beaucoup d’argent a l’Europe. On a cru jusqu’ici que la porcelaine était un don particulier dont la nature avait favorisé les Chinois, et que la terre dont elle est faite n’était qu’en leur pays. Cela n’est point ainsi, c’est un mélange de quelques terres qui se trouvent communément partout ailleurs, mais qu’il faut s’aviser de mettre ensemble. Un premier inventeur trouve ordinairement un secret par hasard, [p. 123] et sans le chercher, mais un second, qui cherche ce que le premier a trouvé, ne le peut guère trouver que par raisonnement. M. de Tschirnhaus avait donné à M. Homberg sa porcelaine en échange de quelques autres secrets de chimie qu’il en avait reçus, et il lui fit promettre que de son vivant il n’en ferait nul usage.
Quand il fut retourné chez lui, il se trouva perpétuellement environné de chagrins domestiques, et sa vie ne fut plus qu’une suite de malheurs. Comme la santé de l’âme tient à celle de l’esprit, sur laquelle il avait tant médité, et qu’il y a moins de maux pour qui sait raisonner, ou des maux moins douloureux, il soutint les siens avec constance, et fit voir ce qu’on ne voit presque jamais en cette matière, l’usage de sa théorie et l’application de ses préceptes. Son humeur ne fut pas altérée, ni ses études seulement interrompues. Il se soumettait à une providence à laquelle il est inutile de résister, et infiniment avantageux de se soumettre. Enfin, après avoir passé cinq ans à combattre et à vaincre le chagrin, il tomba malade, peut-être parce qu’on ne peut le vaincre si longtemps sans en être fort affaibli. Il ne craignant point la fièvre, la phthisie, l’hydropisie, la goutte, parce qu’il se tenait sûr d’en avoir les remèdes, mais il avait beaucoup de peur de la pierre, qu’il ne s’assurait pas de pouvoir prévenir ou guérir si aisément. Il avait pourtant trouvé une préparation de petit-lait qu’il croyait très bonne, et qu’il a donnée dans une édition allemande de son livre. Mais elle n’empêcha pas qu’au mois de sept. 1708, il ne fût attaqué de grandes douleurs de gravelle, suivies d’une suppression d’urine. Les médecins, qui ne le trouvaient pas assez obéissant, parce qu’il s’était rendu médecin lui-même, l’abandonnèrent bientôt. Il se traita comme il l’entendit, il ne perdit jamais ni sa fermeté, ni sa résignation à la Providence, ni l’usage de sa raison, et enfin il mourut le 11 octobre suivant. Ses dernières paroles furent Triomphe, Victoire. Apparemment il se regardait comme vainqueur des maux de la vie hu [p. 124] maine. Son corps fut porté avec pompe à une de ses terres, et le roi Auguste en voulut faire les frais.
Il avait destiné cet hiver même où il allait entrer, à faire de grandes augmentations à son livre. Il avait donné une partie considérable de son patrimoine à son plaisir, c’est-à-dire aux lettres. Il propose dans son ouvrage le plan d’une société de gens de condition et amateurs des sciences, qui fourniraient à des savants plus appliqués tout ce qui leur serait nécessaire, et pour les sciences et pour eux, et l’on sent bien avec quel plaisir il aurait porté les charges de cette communauté. Il les portait déjà sans l’avoir formée. Il cherchait des gens qui eussent des talents, soit pour les sciences utiles, soit pour les arts, il les tirait des ténèbres où ils habitent ordinairement, et était en même temps leur compagnon, leur directeur et leur bienfaiteur. Il s’est assez souvent chargé du soin et de la dépense de faire imprimer des livres d’autrui dont il espérait de l’utilité pour le public, entre autres, le cours de chimie de M. Leméry , qu’il avait fait traduire en allemand, et cela sans se faire rendre, ou sans se rendre à lui-même dans des préfaces l’honneur qui lui était dû, et qu’un autre n’aurait pas négligé. Dans des occasions plus importantes, si cependant elles ne le sont pas toutes également pour la vanité, il n’était pas moins éloigné de l’ostentation. Il faisait du bien à ses ennemis avec chaleur, et sans qu’ils les eussent, ce qu’à peine le christianisme ose exiger. Il n’était point philosophe par des connaissances rares, et homme vulgaire par ses passions et par ses faiblesses, la vraie philosophie avait pénétré jusqu’à son cœur, et y avait établi cette délicieuse tranquillité, qui est le plus grand et le moins recherché de tous les biens.
Sa place d’académicien associé étranger a été remplie par M. Sloane, secrétaire de la Société Royale d’Angleterre.