La traduction latine de Pierre le
Vénérable et Robert de Ketton (1143),
telle qu’éditée par Bibliander
(1543-1550)
La traduction latine que l’on présente ici joue un rôle particulièrement important dans la connaissance de la religion musulmane en Occident entre le XIIe et le XVIIe siècle au moins. C’est la première version intégrale du Coran jamais composée dans une langue européenne occidentale. Elle est l’œuvre de Robert de Ketton et prend place dans le corpus de Cluny, collection de textes relatifs à l’islam commanditée et supervisée par l’abbé de Cluny Pierre le Vénérable. Cette collection, achevée en 1143, circule sous forme manuscrite pendant tout le Moyen Âge. En 1543, exactement quatre siècles après avoir vu le jour, elle paraît sous la forme d’un livre imprimé, à l’initiative de l’humaniste protestant Theodor Buchmann, dit Bibliander. Le même Bibliander publie en 1550 une version révisée de l’ouvrage. On procure ici le texte de cette seconde et dernière édition.
Pierre le Vénérable et le corpus de Cluny
L’ordre bénédictin de Cluny est fondé au début du Xe siècle. Il traverse une période de crise en 1122, lorsque Pierre, qui sera surnommé le Vénérable à la fin du XIIe siècle, accède à l’abbatiat. Les clunisiens sont concurrencés par une autre branche du monachisme bénédictin, nouvellement fondée : les cisterciens, dont la figure la plus marquante est Bernard de Clairvaux. La tâche revient à Pierre le Vénérable de réformer Cluny, mais aussi les différents monastères qui en dépendent et dont certains se trouvent en Espagne. Cette réforme est sans doute ce qui le pousse à se rendre dans la péninsule ibérique entre 1142 et 1143. Il y est aussi invité par Alphonse VII de León et de Castille, puissant soutien de son ordre. Or, malgré une Reconquête largement entamée, la question musulmane se pose avec plus d’acuité encore en Espagne que dans le reste de l’Europe. Pierre le Vénérable semble avoir été sensible à ce contexte. Dans les mêmes années, il construit en outre une œuvre polémique contre les hérétiques et contre les juifs, à laquelle ses travaux sur l’islam s’articulent parfaitement.
Son constat initial est que les chrétiens ne disposent pas des connaissances adéquates pour réfuter les musulmans. Il confie par conséquent à une équipe de traducteurs installés en Espagne le soin de traduire en latin le Coran, ainsi que trois opuscules supposés faire autorité dans le monde islamique : deux histoires remontant à la Création, et un dialogue entre Mahomet et le juif « Abdias », ou ʿAbdallāh ibn Salām, menant à la conversion de ce dernier. Ces opuscules seront eux-mêmes accompagnés d’une réfutation chrétienne : la Risāla du pseudo-Al-Kindī, traduite sous le titre d’Apologia. Le tout forme le corpus de Cluny, dont l’original nous est conservé à la Bibliothèque de l’Arsenal : c’est le manuscrit latin 1162 de cette bibliothèque. Pierre le Vénérable le fait précéder de deux courts textes : un « résumé général de l’hérésie et de la secte diabolique des Sarrasins ou Ismaélites » (Summa totius hæresis Saracenorum), dans lequel il présente brièvement l’islam, de façon polémique ; une lettre à Bernard de Clairvaux, dans laquelle il l’exhorte à se servir du matériau fourni et à prendre la plume contre les musulmans. Sans doute parce que Bernard de Clairvaux ne répondit jamais à son exhortation, Pierre le Vénérable compose encore un traité Contre la secte des Sarrasins (Contra sectam Saracenorum). Les deux livres de ce traité, peut-être inachevés, semblent avoir été rédigés peu avant sa mort en 1156 et ne relèvent pas du corpus de Cluny à proprement parler, quoiqu’ils en constituent une suite évidente.
Il est intéressant que l’auteur s’y assigne deux objectifs différents : convertir les musulmans, par la voie pacifique de la discussion, mais aussi protéger les chrétiens, qui pourraient être séduits par l’islam. Sur lequel de ces objectifs met-il l’accent ? Le premier n’est-il pas qu’un prétexte ? Le commentateur moderne peut hésiter. Du reste, la pensée de Pierre le Vénérable sur la croisade, telle qu’elle s’exprime dans ses différents écrits, est assez nuancée pour permettre le doute. D’un côté, il n’en condamne jamais le principe, et mieux : il en appelle de ses vœux le succès, par exemple dans une lettre au roi de France Louis VII. De l’autre, il redoute que le sang ne soit versé inutilement, estime que la guerre n’est pas l’affaire de moines tels que lui et prend, de ce fait, une position très différente de Bernard de Clairvaux. Il entend mener l’attaque « non par les armes […] mais par les paroles, non par la force mais par la raison, non par haine mais par amour ».
La version de Robert de Ketton
Il n’existe pas, au début du XIIe siècle, de traducteur spécialiste de la théologie musulmane. Et pour cause : dans ces années, la littérature polémique et apologétique sur le sujet est encore embryonnaire. Volontiers décrit comme une hérésie depuis Jean Damascène – le premier controversiste à s’en saisir, au VIIIe siècle – l’islam n’est pas envisagé par les chrétiens comme une religion à part entière et ne fait pas l’objet d’un intérêt propre. En Occident la réfutation la plus influente se trouve d’ailleurs à l’intérieur d’un ouvrage de Pierre Alphonse, ou Petrus Alfonsi, significativement intitulé Dialogues contre les juifs (vers 1110). On comprend mieux ainsi pourquoi Pierre le Vénérable fait traduire par Robert de Ketton et Hermann le Dalmate des écrits religieux, alors qu’ils n’ont travaillé jusqu’ici que sur des textes arabes relevant du domaine scientifique.
Sur la biographie de ces deux traducteurs, collègues et amis, les données sont maigres. Elles éclairent peu les choix qu’ils opèrent : on ne s’y attardera pas. Il suffira de noter ici que Robert de Ketton ajoute une courte préface à sa version. Dans cette préface, il dit tout le mal qu’il pense du Coran, comme le fait déjà Pierre le Vénérable dans son résumé général, conformément aux attentes des lecteurs chrétiens de l’époque. Il indique quels sujets l’intéressent vraiment : la géométrie et l’astronomie. Il stipule surtout n’avoir rien retranché ni altéré de notable dans le texte original, sinon pour se faire comprendre. Cette restriction est d’importance car en réalité, la version de Robert de Ketton ressemble plus à une paraphrase qu’à une traduction proprement dite. Il est vrai qu’en latin, traduction peut se dire interpretatio, ce qui laisse plus de latitude à la subjectivité du traducteur. Mais il existe d’autres versions latines du Coran : elles sont données par Marc de Tolède vers 1210, par Jean de Ségovie en 1455-1456, par Raimondo Moncada dans les années 1480, par Juan Gabriel de Teruel en 1516, puis par Ludovico Marracci en 1698. Or, à l’exception de la dernière, qui marque en outre un premier pas vers l’édition critique du Coran, leur diffusion reste confidentielle : celle de Jean de Ségovie ne nous est même connue que par son prologue. Toutes procèdent pourtant d’une certaine fidélité au sens littéral du texte arabe, dont on peut juger de façon assez sûre, puisque les différents systèmes de lecture commencent alors à être fixés et que le corpus coranique, en tout état de cause, est plutôt homogène : voir, sur ce point, la notice introductive de Hassan Chahdi à l’édition du Caire. Cette fidélité paraît bien moindre chez Robert de Ketton.
On est frappé, chez ce dernier, par d’importantes modifications apportées au contenu même des sourates. Ces modifications, que la présentation parallèle des différentes versions sur notre site permet de visualiser très facilement, se réduisent à trois phénomènes principaux : interversions, conglomérations et suppressions de versets. On se reportera à la « Fātiḥa », ou sourate d’ouverture, pour trouver un premier exemple de chacun de ces phénomènes. Dans l’original, la structure générale de cette sourate est concentrique : versets 1 à 4, l’adoration ; versets 6 à 7, la prière ; verset 5, charnière centrale renvoyant d’abord à l’adoration, puis à la prière. À un niveau inférieur, les rythmes sont binaires : les versets 1 et 3 se font écho, par la répétition des noms divins « le Très-Miséricordieux, le Miséricordieux » ; les versets 2 et 4, par l’idée commune de suzeraineté (« Seigneur » et « Souverain ») ; le verset 6 et le début du verset 7 s’opposent à la fin du verset 7, par l’antithèse entre « voie droite » et « voie des Égarés ». Chez Robert de Ketton, les sept versets en question sont fondus dans une seule et longue phrase, qui ne permet plus de deviner cette architecture ni ces parallélismes. Sans doute a-t-il voulu plier le texte-source à cette forme, à la fois syntaxique et rythmique, qu’est la période cicéronienne. Son goût pour les paronomases, les dérivations, les homéotéleutes et autres figures de style témoigne également de ces tendances au cicéronianisme.
Il est très probable qu’elles aient contribué au succès de sa traduction : Jean de Ségovie, pourtant critique envers les infidélités de son prédécesseur, le considère comme un rhéteur et un poète. Il se peut même qu’il faille lire cette latinisation, à nos yeux, outrée comme un hommage rendu à la qualité esthétique de l’original. Dans tous les cas, on se gardera de conclure trop vite que Robert de Ketton cherche à dénaturer son objet. Non seulement un but de cette espèce est toujours difficile à prouver, puisqu’on ne saurait l’atteindre qu’en évitant de trop se déclarer, mais de surcroît les éléments de paraphrase constatables ressortissent moins à une déformation polémique de la source qu’à la lecture de textes d’exégèse coranique ou qu’à la consultation de tiers informés de tels textes. On sait d’ailleurs, par Pierre le Vénérable, que Robert de Ketton fut secondé d’un certain Mohamed, autrement inconnu, qui fut peut-être celui par qui il accéda aux tafsīr-s.
Les nombreuses approximations que comporte cette traduction latine du Coran ne doivent donc pas faire oublier les préoccupations de type philologique dont elle procède aussi. Ces préoccupations sont encore perceptibles dans les annotations en marge du manuscrit original, où des observations dégradantes sur l’islam et le Coran coexistent avec des remarques à visée informative sur la signification de telle sourate, sur le contexte supposé de sa révélation, sur l’importance d’un verset, ou sur le terme translittéré correspondant au mot traduit.
L’édition de Bibliander
Du corpus de Cluny nous sont restés vingt-quatre manuscrits, ce qui est loin d’être négligeable, pour un texte dont la lecture n’était sans doute pas anodine. Malgré l’appel lancé en 1311 par le pape Clément V à ouvrir des chaires d’arabe dans les universités, rares sont les clercs du Moyen Âge qui connaissent cette langue. Quand ils ne citent pas le Coran d’après les extraits qu’en présentent les ouvrages chrétiens de controverse, c’est en général à la version latine de Robert de Ketton qu’ils se reportent. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que cette version soit choisie par Bibliander lorsqu’il donne la première traduction intégrale du Coran jamais imprimée.
Bibliander est la forme hellénisée du patronyme allemand Buchmann, que l’on pourrait traduire par « l’homme aux livres » : hellénisation caractéristique d’une démarche humaniste. De fait, l’humanisme et son goût pour les langues imprègnent largement l’œuvre de cet éminent théologien protestant. En 1531, quand meurt Ulrich Zwingli, principal artisan de la réforme zurichoise, Bibliander est choisi pour lui succéder et pour donner, dans la cité alémanique, des leçons publiques sur l’Ancien Testament. Il professe dans ces leçons ses convictions réformées, tout en exploitant sa grande connaissance de l’hébreu, acquise auprès de ses maîtres Conrad Pellican et Johannes Œcolampade : dans un traité De ratione communi omnium linguarum et literarum paru en 1548, il montre d’ailleurs que toutes les langues et tous les alphabets procèdent d’une structure commune, remontant à la source hébraïque.
Sa connaissance de l’arabe découle de ce savoir d’hébraïsant, mais elle est plus superficielle. Bibliander prendrait peut-être trop de risques en traduisant sous son nom le Coran, mais il n’est pas sûr qu’il en soit vraiment capable et c’est sans doute la vraie raison pour laquelle il se contente de présenter, de façon très fidèle, la version de Robert de Ketton. Ses principales interventions consistent en effet à relever, dans la première édition, des variantes textuelles fondées sur deux manuscrits du corpus de Cluny, en plus de celui qu’il consulte, ainsi que sur un ou deux manuscrits du Coran en arabe. Dans la réédition de 1550, cet apparat critique n’apparaît plus et les corrections proposées sont directement intégrées au texte, par ailleurs légèrement émendé.
Ces modifications suffiraient à justifier que l’on présente ici le texte de cette réédition, plutôt que celui de 1543. Mais on ajoutera que l’édition originale pose des problèmes redoutables, puisqu’il n’en existe pas moins de sept états différents. Cela tient en grande partie à l’histoire complexe de sa genèse. À l’été 1542, Bibliander confie à son ami Johannes Oporin le soin d’imprimer le Coran latin, sans qu’en soit averti le Conseil de la ville de Bâle, où cet imprimeur exerce. Mais l’impression réalisée clandestinement parvient à la connaissance de cet organe de censure. Le Conseil interdit la diffusion des feuilles imprimées, puis jette brièvement Oporin en prison, cette interdiction ayant probablement été contournée. Diverses autorités protestantes sont alors consultées quant à l’opportunité d’une publication. Bucer, à Strasbourg, et surtout Luther, le père de la Réforme, s’y montrent favorables. Aux yeux de ce dernier, la publication du Coran n’est dangereuse que pour les musulmans, qui préféreraient d’ailleurs le cacher, et l’on ne peut réfuter l’islam sans le connaître. Convaincu par ces arguments, le Conseil lève la confiscation du livre en janvier 1543. Il sera publié aux conditions suivantes : la page de titre ne fera pas mention de Bâle et Bibliander signera de son nom la préface, ou « apologie pour une édition du Coran », dans laquelle il défend son entreprise. En réalité, Bibliander va plus loin, puisqu’il demande deux avertissements liminaires à Luther et Melanchthon, figures les plus respectées du monde protestant. Les états différents de l’édition parue en 1543 tiennent à des variantes à l’intérieur du texte proprement dit, mais aussi dans la disposition des pièces constitutives du recueil, et enfin dans la présentation de ces deux avertissements : celui de Melanchthon, qui arrive le premier, est d’abord confondu avec celui de Luther, qui tarde davantage, en sorte que leurs intitulés et leurs positions dans le volume sont plusieurs fois modifiés.
De ces péripéties, on retiendra que la publication du Coran ne va pas sans danger et qu’elle exige de prendre bien des précautions : plus d’un siècle plus tard, la traduction française d’André Du Ryer puis la version anglaise de cette dernière donneront lieu à des mésaventures assez proches. Bibliander veille d’ailleurs à inclure le texte litigieux dans un ensemble tripartite, ainsi intitulé : Vies et doctrine de Mahomet, prince des Sarrasins, ainsi que de ses successeurs ; avec le Coran proprement dit (Machumetis Saracenorum principis, ejusque successorum vitæ, ac doctrina, ipseque Alcoran). La mise en évidence, en position initiale, du nom de Mahomet pourrait bien suggérer qu’il est, aux yeux de l’humaniste, l’auteur du message coranique et, par conséquent, que ce message ne lui a pas été révélé par Dieu.
La traduction latine se trouve dans le premier tome : elle est précédée par la préface de Bibliander, par la lettre de Pierre le Vénérable à Bernard de Clairvaux et par son résumé général sur l’islam ; elle est suivie par les opuscules musulmans déjà traduits à la demande de Pierre le Vénérable, puis par des remarques sur le Coran, attribuées par erreur à un commentateur moderne, mais qui correspondent en réalité aux annotations portées en marge du corpus de Cluny dès le XIIe siècle. Le deuxième tome contient des réfutations chrétiennes de la religion musulmane. Le troisième tome réunit divers écrits, de teneur plus historique, sur les Sarrasins et les Turcs. Tous ces encadrements, où les accents de la controverse se font souvent entendre avec vigueur, déterminent une lecture chrétienne du volume et, plus encore, affichent l’orthodoxie de Bibliander.
Cette démonstration d’orthodoxie est d’autant plus importante que son rapport au monde musulman est, à certains égards, original. Certes, le projet qui l’anime résulte d’une peur commune à toute son époque. Après la prise de la Hongrie par les Ottomans, en 1541, le péril turc est plus imminent que jamais. Il renforce une crainte des temps derniers déjà vive, dans une chrétienté divisée de toutes parts. Le volume de Bibliander représente cette encyclopédie de l’islam à laquelle il faudra peut-être se reporter, de gré ou de force, quand l’Europe sera passée sous la coupe du sultan et que les chrétiens devront combattre les musulmans sur un plan spirituel : en 1542, l’humaniste publie un Avis à ceux qui ont en commun le nom du Christ sur la manière dont la funeste puissance des Turcs peut et doit être repoussée par le peuple chrétien (Ad nominis Christiani socios consultatio, qua nam ratione Turcarum dira potentia repelli possit ac debeat a populo Christiano). Mais d’un autre côté, Bibliander expose assez tôt des vues apocalyptiques et pousse assez loin dans le sens d’un universalisme religieux, d’ailleurs relié à son universalisme linguistique. Dès 1533, il annonce l’arrivée d’un messie qui réconciliera les religions en étendant le christianisme au monde entier, notamment par la conversion des juifs et des musulmans, à laquelle il faut par conséquent œuvrer. Le traité qui contient cette prédiction s’intitule Sur la monarchie suprême, légitime et éternelle de l’univers (De monarchia totius orbis suprema, legitima et sempiterna). Il reste à l’état manuscrit et ce n’est probablement pas le fait du hasard. Sans parler de son mysticisme, ce texte témoigne d’une forme d’irénisme inaudible du plus grand nombre. C’est dire si les lieux communs polémiques auxquels sacrifie Bibliander sont des passages obligés. Les avertissements et réfutations dont il entoure la traduction latine du Coran, tout comme sa préface à cette dernière, dégradent l’islam ; mais ils autorisent malgré tout une forme d’ouverture qui est bien loin d’aller de soi. À ne pas les situer dans leur contexte, on risquerait de se méprendre sur leur signification ou du moins de ne pas en saisir la dimension stratégique.
De manière plus générale, les choix de Bibliander nuancent, sinon infirment, l’impression selon laquelle il se laisserait emporter par ses préventions négatives contre le texte qu’il édite. S’il reporte à la fin du premier tome les annotations marginales du corpus de Cluny, c’est qu’il leur substitue des manchettes de son cru. Or ces manchettes, dans notre présentation électronique, prennent deux formes : soit résumé d’un verset ou d’une sourate ; soit commentaire sur ce verset ou cette sourate. La distinction est nôtre, mais elle permet de constater que l’humaniste sait se tenir à distance du texte qu’il annote. En effet, même s’ils servent à mettre en avant un passage plutôt qu’un autre, parfois pour dégager une sentence intéressante, les résumés participent d’une certaine neutralité. Ils ont quelque chose de factuel.
Mais le point notable est que les commentaires eux-mêmes ne sont pas forcément de teneur polémique. Certains le sont évidemment, et l’on se rappellera de nouveau que Bibliander donne peut-être des gages de piété à ses lecteurs. Mais d’autres suggèrent au contraire des rapprochements avec la Bible, ce qui n’était pas le cas dans le corpus de Cluny. Comme il ne semble pas que l’exégèse coranique ait été consultée, on pourrait dire que les préoccupations philologiques de ce corpus trouvent ici leur prolongement, mais sur un mode différent. Et c’est encore le philologue qui, en Bibliander, restitue scrupuleusement le texte de Robert de Ketton : en témoigne, par exemple, la reprise des pieds de mouche pour signaler les hizb, division liturgique correspondant à un soixantième du texte.
On sera peut-être surpris, dès lors, que le Coran imprimé comporte cent vingt-quatre sourates, et non pas cent quatorze, comme attendu. Mais dans le corpus de Cluny, on en trouve déjà cent vingt-trois : les premières sont jugées trop longues pour n’être pas morcelées, en prenant du reste appui sur ces jalons que constituent les hizb. Bibliander ne s’écarte en fait de la traduction originale que sur trois points. Il inclut dans sa numérotation la « Fātiḥa », ce que Robert de Ketton ne fait pas : ce dernier se fonde probablement sur un exemplaire maghrébin du Coran ; dans les exemplaires circulant au Maghreb, la « Fātiḥa » a généralement valeur d’introduction. Bibliander supprime encore l’une des subdivisions de ce que nous considérerions comme la sourate ii. Enfin, il distingue ce qui représente pour nous les sourates vii et viii, distinction absente de sa source et qui explique le décalage final. Pour le reste, sa seule intervention notable consiste à présenter, pour la « Fātiḥa », trois versions différentes : celle de Robert de Ketton ; une traduction plus fidèle, mais qui apparaît déjà en marge de cette sourate, dans les manuscrits du corpus de Cluny ; enfin, une proposition empruntée à la grammaire arabe (Grammatica arabica) publiée vers 1540 par l’humaniste français Guillaume Postel.
En conclusion : l’importance de l’édition Bibliander
Le matériau accumulé par Bibliander dans son volume tripartite est si vaste qu’il fait de ce volume l’ouvrage de référence sur les Turcs et sur leur religion, en ce milieu de XVIe siècle. Pour la première fois, le lecteur européen peut accéder assez facilement et de façon complète au Coran. L’impression de ce texte en caractères arabes par le Vénitien Paganino Paganini, en 1537, ne semble pas avoir été diffusée et n’aurait de toute façon atteint, parmi les populations chrétiennes, qu’un public minuscule. En 1543, une autre édition latine est publiée par le théologien et kabbaliste catholique Johann Albrecht Widmanstetter, mais c’est un simple abrégé, d’après une table des matières tardivement ajoutée au corpus de Cluny.
Dans ces conditions, on ne s’étonnera pas que Giovanni Battista Castrodardo s’appuie sur l’ouvrage de Bibliander pour sa propre traduction du Coran vers l’italien. Cette traduction est publiée en 1547 et constitue la première version imprimée du texte vers une langue vernaculaire européenne. Son éditeur Andrea Arrivabene la prétend fondée sur l’arabe, mais ce n’est pas le cas. À son tour, elle est traduite en allemand par Salomon Schweigger, en 1616, et cette version allemande donne elle-même lieu à une version hollandaise, en 1641. Il faut attendre les traductions française d’André du Ryer, en 1647, latine de Ludovico Marracci, en 1698, et anglaise de George Sale, en 1734, pour que l’ouvrage de Bibliander perde peu à peu de sa valeur documentaire et que son influence décroisse.
Pendant plus de cinq siècles, c’est bien dans le corpus de Cluny que l’Europe chrétienne occidentale, directement ou indirectement, aura lu le Coran.
Pour en savoir plus
Le texte que nous vous présentons a fait l’objet d’une saisie initiale par la société Datactivity. Puis il a été édité en 2010 par Tristan Vigliano, pour le site des Mondes humanistes. En 2019, il a été encodé par Paul Gaillardon en XML-TEI. Le même, ainsi que Smaranda Marculescu, ont parallélisé le texte. Pour de premières orientations bibliographiques, on consultera :
Alchoran Latinus, vol. 3, Editiones Theodori Bibliandri (1543 et 1550), éd. par Anthony J. Lappin, Rome, ARACNE, 2011 [on notera que ce volume met à profit l’édition présentée sur le site des Mondes humanistes et mentionnée ci-dessus].
Bibliander (Theodor Buchmann, dit), Le Coran à la Renaissance. Plaidoyer pour une traduction, introd., trad. et notes d’Henri Lamarque, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2007 [édition et traduction de la préface de Bibliander à son Coran].
Alverny (Marie-Thérèse d’), « Deux traductions latines du Coran au Moyen Âge », Archives d’histoire littéraire et doctrinale du Moyen Âge, vol. 16 (1948), p. 69-131.
Bobzin (Harmut), Der Koran im Zeitalter der Reformation : Studien zur Frühgeschichte der Arabistik und Islamkunde in Europa, Beyrouth / Stuttgart, Steiner, 1995.
Burman (Thomas), Reading the Qur’ān in Latin Christendom, 1140-1560, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2009.
Cecini (Ulisse), Alcoranus latinus. Eine sprachliche und kulturwissenschaftliche Analyse der Koranübersetzungen von Robert von Ketton und Marcus von Toledo, Berlin, LIT, 2012.
De la Cruz Palma (Óscar) et Ferrero Hernández (Cándida), « Robert of Ketton », dans Christian-Muslim Relations. A Bibliographical History [CMR], vol. 3, 1050-1200, p. 508-519.
Gordon (Bruce), « Theodor Bibliander », dans CMR, vol. 6, Western Europe (1500-1600), p. 675-685.
Hanne (Olivier), L’Alcoran : Comment l’Europe a découvert le Coran, Paris, Belin, 2019.
Iogna-Prat (Dominique), Ordonner et exclure. Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaïsme et à l’islam, Paris, GF Flammarion, 2003.
Iogna-Prat (Dominique) et Tolan (John), « Peter of Cluny », dans CMR, vol. 3, 1050-1200, p. 604-610.
Enfin, on consultera le très précieux site islamolatina, animé par le professeur José Martínez Gázquez : http://grupsderecerca.uab.cat/islamolatina. Il est consacré aux traductions latines du Coran et à leur encadrements, depuis le Moyen Âge jusqu’au XVIIe siècle environ. Et l’on trouvera sur le site de la Biblioteca Ibérica Digital les références de tous les manuscrits encore existants de la traduction Robert de Ketton : https://bibliotequesbh.uab.cat/bicore/publiques/obra.php?bicoreid=120.
On se reportera aussi, sur notre site, au catalogue préparé par Aurélie Pignon, Florian Barles, Lorenzo Citraro, Ornella Costa, Rémy Emmenecker et Agathe Vezine